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Humor, Satireund Ironie
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L’humour, la satireet l’ironie
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Umorismo, satira e ironia
Rückeroberungdes Humors
La réappropriationde l’humour
La riappropriazionedell’umorismo
NellyQuemener | Des figures repoussoirs à l’autodérision, le racisme dans l’humour en France
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12/2014
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TANGRAM34
Quoique désignant des logiques réduc-
trices, de telles représentations présentent
par conséquent une dimension ambivalente.
Chez les trois humoristes, le raciste est cet
«autre», bien souvent issu d’une France po-
pulaire, dont les traits sont tellement grossis
qu’ils invitent à ne pas s’y reconnaître. Cette
prisededistancepar le rireprotège les specta-
teurs d’unemise à l’épreuve frontale de leurs
préjugés et de leur logique d’interprétation,
et le bouffon d’un exercice réflexif quant
à son point de vue situé et aux mécanismes
discursifs de son humour. Or, à l’époque, les
comiques dénonçant le racisme parlent pour
des groupes qui n’ont, dans l’arène média-
tique et de café-théâtre, pas la parole. Il en
ressort une définition englobante, non-ex-
périentielle et décontextualisée du racisme,
qui tend à apparaître comme un phénomène
déconnecté de toute ancrage historique, so-
cial, politique. A la façonde Coluche lançant:
«Bien sûrque je suis raciste. Tout lemondeest
raciste.Même lesArabes sont racistes, deman-
dez aux Juifs!», Desproges lui déclare: «J’ad-
hérerai à SOS-racismequand ilsmettront un S
à racisme. Il yades racistes noirs, arabes, juifs,
chinoisetmêmedesocre-crèmeetdesanthra-
cite-argenté». Loin de mettre en lumière les
rapports depouvoir qui produisent ce racisme
et les systèmesde significationauxquels il ren-
voie, de telspropos construisentune formede
racisme «universel», inhérent à l’espèce hu-
maine, qui ne saurait être combattu que par
laprisede conscienceà l’échelle individuelle.
Y’adesNoirs, des Blancs, desArabes…
des… ch’sais pas quoi!
C’est au milieu des années 1980 que la
scènede café-théâtre voit émerger des humo-
ristes issus des minorités. Parmi eux, Smaïn
est l’un des premiers à proposer un nouveau
regard sur le racisme: plutôt quede ledénon-
cer, il investit et détourne l’un des processus
par lequel ce racisme produit des effets de
On retrouve cediscours dénonciateur paré
debonnes intentions chezDesproges, dansun
sketch célèbre de 1986 «Les rues de Paris ne
sont plus sûres». Il y raconte le destin de son
épicier arabe, M. Cherquaoui, agressé alors
qu’il sortait de son épicerie un soir. L’agres-
sion, dont on comprend qu’elle est un acte
raciste, est surtout l’occasionde revenir sur les
négociations ayant précédé le rachat de l’épi-
cerie. Celle-ci appartenait à M. Lefranc dont
on nous dit qu’il arborait «une certaine idée
de la France faite à la fois de fierté munici-
pale, de foi régionale et de Front National»
et unehaine«des étrangers, des centres com-
merciaux et de l’eau minérale». Campant le
personnage, Desproges incarne le temps de
quelques instants ce Français raciste qui mul-
tiplie les expressions dégradantes et ouverte-
ment stéréotypées: «Mais qu’est-ce qui me
veutcemelon? […]Ohbahmerdealors!Came
ferait vraiment trop chier de voir un feignant
de bicot dans mon magasin… heee… Plutôt
crever!». Désignant le ridicule et l’inculture
deM. Lefranc,Desprogesproduit l’imaged’un
raciste ignorant, bête, répugnant de grossiè-
retémalveillante. Il s’en sert enoutrepour va-
loriser le personnage de Cherquaoui. Qualifié
de«petithomme»«moitiémusulman,moitié
diabétique», amoureuxdeBordeaux rougeet
travailleur, cedernierapparaîtencontre-point
de certains attendus du stéréotype (Macé,
2007), mais se voit également renvoyé à une
discrétionetunemodestie rappelant et instal-
lant saposition subalterne. Par sonapparente
solidarité et attention àM. Cherquaoui, Des-
proges se donne ainsi le beau rôle, celui de
«gentil», terme dont il use pour se qualifier.
Il n’apparaît plus seulement comme laparade
face à lamenace raciste, mais bien comme le
protecteur des non-blancs, ladénonciationdu
racisme réhabilitant dans ce cas une formede
paternalisme colonial.