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Humor, Satireund Ironie
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L’humour, la satire et l’ironie
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Umorismo, satirae ironia
Rückeroberungdes Humors
La réappropriationde l’humour
La riappropriazionedell’umorismo
TANGRAM 34
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12/2014
| NellyQuemener | Des figures repoussoirs à l’autodérision, le racisme dans l’humour en France
déplacement se situe du côté de la position
d’énonciation de l’humoriste. Plutôt que des
personnages fictifs, souvent propices à la cari-
cature, l’humourdes années 1990 s’appuie sur
la construction d’une parole «authentique»,
par le recoursaux«vrais»pré-
noms des humoristes et l’évo-
cation d’expériences vécues.
Les sketches font alors le récit
des dilemmes identitaires de
jeunes, qui, soumis au rappel
permanent du stéréotype, se
trouvent confrontés à la diffi-
culté d’agir sans le conforter.
Un sketchdu25mars1998dif-
fusédans l’émission
NullePart
Ailleurs
(Canal+) montre par exemple Jamel
Debbouze faceàunportefeuille rempli d’une
liassedebillets posédevant à lui. Seul faceau
portefeuille, il hésite entre le profit person-
nel et ledépôt aux objets trouvésmais se voit
enjoint par son ange comme par son démon,
qui apparaissent de chaque côté de l’écran,
à prendre l’argent. Le sketch, en s’attardant
sur l’hésitation et la honte de Jamel lorsqu’il
prend finalement l’argent, désamorce ainsi
le stéréotype de l’Arabe délinquant, «natu-
rellement» voleur et mauvais (Deltombe &
Rigouste, 2005). Au contraire, il rend compte
des attentes qui pèsent sur Jamel et ladualité
enfermante des choix de l’action: amener le
portefeuille aux objets trouvés conforterait
une imaged’intégrationmais viendraitdénier
la condition modeste dont l’humoriste se dit
issu; prendre l’argent raviverait l’imagenéga-
tive de l’Arabe. Le vol du portefeuille et les
remords de Jamel concluent à l’impossibilité
d’agir «bien» à l’intérieur de la structure bi-
nairedu stéréotype (Hall, 1997).
Cette mise au jour des processus de sté-
réotypisation et de leurs effets sur les subjec-
tivités trouve néanmoins son point culminant
avec la vague dite du stand-up qui s’amorce
réalité, à savoir lesmodes de stéréotypisation.
En 1986 avec le sketch «Le Beur Président»,
l’humoriste incarne un président de la Répu-
blique «beur», terme employé à l’époque
pour désigner les Arabes dits de «deuxième
génération». Pour cela, il
s’empare de l’image stéréoty-
péede l’Arabepouren révéler
la construction à travers une
série d’associations caricatu-
rales – le couscous, le goût du
marchandage, le côté beau
parleur, l’accent prononcé –
mais surtout il s’approprie
cette image pour créer une
utopie, alors inaccessible et
particulièrement osée pour l’époque, celle
d’une France gouvernée par un président
arabe. Le sketch est par conséquent lemoyen
d’un renversement de la situation dominée
des «beurs»: en revisitant unefiguredupou-
voir blanc, il propose d’imaginer une Répu-
blique dans laquelle les minorités seraient
des participantes à part entière et pourraient
accéder aux plus hauts échelons sans renier
leurs différences. Amorçant une politique des
représentations des minorités ethnoraciales,
ce type de sketches tend à montrer le mode
de production de la différence raciale, qui
consiste à associer à un groupe minorisé un
petit nombre des caractéristiques culturelles,
d’attitudes, de pratiques, pour en faire des
attributs essentiels (Dyer, 1984).
Poursuivant cette œuvre, la génération
des humoristes des années 1990 à l’instar
de Jamel Debouzze, des duos Eric et Ramzy
et Omar et Fred vont à leur tour s’attaquer
aux stéréotypes. Mais plus que la figure de
l’«immigré», c’est bien celle du «jeune de
banlieue», associée dans les imaginaires so-
ciaux de l’époque à la délinquance, au viol
et au vol qui se trouve cette fois-ci revisitée
(Guénif-Souilamas & Macé, 2006). L’autre
Il y aune
impossibilitéà agir
«bien»à l’intérieur
de la structure
binaire
du stéréotype.