TANGRAM 44

Le racisme « sans race »

Auteure

Noémi Michel est maître-assistante en théorie politique au Département de science politique de l’Université de Genève et membre de la European Race and Imagery Foundation (ERIF). noemi.michel@unige.ch

Comment la race, bien qu’elle soit devenue une thématique taboue, continue-t-elle de produire aujourd’hui des significations et des hiérarchisations entre humains ? Comment fonctionne ce que la théorie critique de la race nomme, plus précisément, la « racelessness » ?

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-nations européens se sont dotés d’un arsenal juridique et de politiques de lutte contre le racisme. Pourtant, le racisme persiste sous toutes ses formes. Selon plusieurs travaux récents du courant de la théorie critique de la race, cela s’explique en partie par le tabou de la race, le désir collectivement partagé en Europe de laisser l’histoire de la race « derrière soi ». Un tel désir se renouvelle sans cesse dans les sphères institutionnelles, le débat public, les relations interpersonnelles et en vient à former un cadre qui norme nos manières d’évoquer la race, un cadre que la littérature nomme la racelessness.

La racelessness, expression difficilement traduisible, renvoie à une ambivalence, à une présence-absence de la race. La théorie critique de la race utilise cette expression pour rendre compte du cadre de référence à la race qui domine dans les contextes européens occidentaux. Ce cadre norme la manière dont on peut évoquer la race sur les plans verbal/textuel, visuel et affectif. Autrement dit, ce cadre dicte ce que les individus, les groupes et les institutions peuvent s’autoriser, ou au contraire s’interdire, lorsqu’il s’agit de signifier la race, de la dire, de l’écrire, de la montrer et de la ressentir. Parce que la racelessness rend difficile la lutte effective contre le racisme, elle participe de la production d’un racisme « sans race ».

En m’appuyant sur les principaux travaux consacrés à la racelessness et au racisme sans race en Europe et en Suisse (1), j’examine tout d’abord ce que la racelessness interdit/permet de dire pour ensuite discuter de ce qu’elle interdit/permet de montrer et de ressentir. Il s’agit ainsi de démontrer que c’est du fait de l’interaction entre ce qui ne se dit pas, mais se voit et se ressent que le racisme « sans race » persiste.

La race ne se dit pas

La répression de la race se manifeste, partout en Europe continentale, par un très fort tabou verbal, un sentiment partagé de ne pas recourir à un vocabulaire racial. Ce tabou concerne les insultes racistes et les discours et symboles de haine raciale qui sont légalement réprimés depuis quelques décennies (Grigolo, Hermanin & Möschel, 2011 ; Naguib, 2016). Cependant, le périmètre de ce tabou verbal ne se restreint pas uniquement au discours violent : il interdit également le recours à un vocabulaire explicitement racial que des acteurs ou institutions voudraient utiliser à des fins descriptives ou à des fins de résistance au racisme. La racelessness marque d’embarras le fait de se caractériser - soi-même ou d’autres - en tant que « noir » ou « blanc ». Ce tabou peut même aller jusqu’à pénaliser celles et ceux qui utilisent du vocabulaire racial pour lutter contre le racisme.

En rendant moralement peu souhaitable le recours verbal et textuel à des catégories raciales, la racelessness pousse les individus et les institutions à privilégier un vocabulaire vague ou codé pour évoquer des réalités impactées par des rapports de pouvoir racialisés. On préférera dire « personnes étrangères », « issues de la migration », ou « diversité », plutôt que de faire appel à des expressions plus explicites telles que « people of color », « personne racisée » ou encore « minorité noire ». Ce tabou a aussi pour effet de rendre l’expression verbale du racisme moins explicite et directe. La différenciation et la hiérarchisation des humains en fonction d’attributs soi-disant endogènes s’opèrent aujourd’hui par le biais de formules métonymiques, telles que « différence culturelle » ou « mode de vie différent ». De telles formules fonctionnent par association d’idées pour venir signifier la différence raciale sans mobiliser de catégorisation explicitement biologisantes (2).

Le désir d’évacuer la race de la sphère du dicible se manifeste également par de nombreux mécanismes de minimisation et de relativisation. Parmi ces mécanismes, l’un des plus utilisés renvoie à ce que j’appelle l’externalisation spatio-temporelle : la race et le racisme sont renvoyés à d’autres espaces. En Suisse par exemple, nous entendons souvent des commentaires tels que « le racisme, cela concerne les États-Unis et les banlieues en France ». Parallèlement, la race et le racisme sont souvent renvoyés au passé. Lorsqu’en 2011, le célèbre parfumeur Jean-Paul Guerlain a fait un commentaire sur la paresse des « N* », beaucoup de commentateurs ont condamné son propos en l’associant à une parole venue d’un « autre temps » (Michel, 2013).

La privatisation constitue une autre variante des mécanismes de relativisation de la race : lorsqu’un événement raciste survient, il est reconnu en tant que tel, mais aussitôt rabattu à la seule action de l’individu ou du groupe d’individus – taxés d’« ignorants ou de « stupides » – qui l’a causée. La privatisation concerne également la réception des expériences de racisme : lorsqu’une personne se dit affectée par le racisme, l’origine de sa souffrance se voit aussitôt associée à son ressenti subjectif (et donc d’ordre privé) par le biais de formules telles que « Tu es trop sensible », « Ne sois pas paranoïaque », « Mon ami noir, ça ne lui pose pas de problème ». Par le biais de la répétition incessante de tels mécanismes de relativisation, la race et le racisme sont localisés en dehors de la vie sociale et démocratique « normale » et « civilisée » ; ils sont rattachés à l’exception qui est le fait d’agents eux-mêmes considérés comme exceptionnels tels que les néonazis ou les fous. Il faut noter, en suivant une perspective intersectionnelle, que cette logique qui stipule que seuls sont racistes les moins éduqués ou les marginaux s’appuie sur des stéréotypes de classe (3).

La race se montre

La racelessness réprime les références explicites à la race sur le plan du dicible, mais pas sur le plan du montrable. Les codes visuels racialisés, c’est-à-dire ceux qui associent la non-blanchité à la non-européanité, n’ont jamais cessé d’être produits et de circuler sur l’ensemble du continent (El-Tayeb, 2011). Les espaces publics sont saturés d’images qui tracent une frontière raciale entre les corps, dont les attributs renverraient à une « européanité » naturelle, ou « de souche », et les « autres », dont les corps sont lus comme différents en raison d’un ensemble d’attributs relatifs à la couleur de peau, au faciès, à la musculature, mais aussi à des supposés comportements et modes de vie (Hall, 1995). Lorsque des campagnes publicitaires humanitaires montrent des enfants noirs pauvres sur fond de paysage aride dans le cadre de leurs récoltes de fond, elles reproduisent une frontière et une hiérarchie entre l’espace européen et les espaces « autres ». Il en va de même dans les livres pour enfants qui reproduisent des images stéréotypées des « Africains » et des « Européens » (Chetty, 2014 ; Purtschert, 2012). Lorsque des personnes blanches pratiquent le blackface, à savoir lorsqu’elles se griment le visage en brun et portent des perruques afro dans le cadre de festivités, elles s’approprient les attributs corporels racialisés pour transgresser leur blanchité. Une telle transgression est lisible et compréhensible même par les enfants, qui sont, dès leur naissance, socialisés à comprendre quels attributs sont marqueurs de différenciation et de hiérarchisation raciale. Depuis son invention, la race informe notre « œil ». Notre œil regroupe, classifie et hiérarchise des « types » d’humains (Fanon, 1952 ; Hall, 2013).

Le spectacle de la race circule au sein des espaces publics et domestiques et constitue une dimension fondamentale de notre culture publique. Que ce soit par les films, les livres, les magazines, la musique, les fantasmes, les réseaux sociaux ou encore les biens de consommation et la publicité, la race se (re)montre et vient marquer certaines personnes du sceau de la différence raciale. Pour ces dernières, cette invasion visuelle a des effets pesants. Leurs corps sont lus selon des schémas d’interprétation préconçus et extrêmement figés qui les associent à des objets sans voix à consommer, à des images exotiques sexualisées à contempler ou encore à des menaces à contenir. Ainsi, la circulation incessante du spectacle de la race produit des profils prédéterminés avec lesquels les personnes marquées par la différence raciale se voient abordées et se voient ôter la possibilité de co-construire les différents scénarios sociaux et interpersonnels dans lesquels elles se retrouvent. Pour citer deux exemples bien documentés parmi de nombreux autres : un homme noir qui flâne dans un paysage urbain sera forcément un dealer tandis qu’une femme noire qui participe à une fête, avec son afro lâchée, sera forcément « disponible » pour que ses cheveux soient touchés.

La race se montre sans se dire

La race se montre sans se dire
Lorsqu’elle se montre, la race se fait sentir et comprendre. Or, les auteurs de représentations qui participent au spectacle invasif de la race n’assument pas explicitement la dimension racialisée de leurs objets ou performances visuels. Soumis à des accusations de racisme, ces derniers accompagnent leurs images d’un discours de désaveu ou d’innocence : « Cette affiche n’a rien à voir avec la race » dans le cas de publicités racistes ; « Il s’agit d’une pratique festive, je n’ai pas l’intention d’être raciste » ; « C’est pour rire, arrêtez de voir le racisme partout » dans le cas des rituels de blackface ; « Je ne vois pas les couleurs, il n’y a qu’une race humaine » dans le cas d’accusations de discrimination raciale.

La racelessness repose ainsi sur une articulation paradoxale entre le dicible et le montrable : la race se montre et se comprend bien sur le plan visuel, mais cette intelligibilité est aussitôt désavouée sur le plan du discours par des formules qui prétendent n’avoir jamais vu, ou n’avoir jamais montré la race. En somme, la racelessness fonctionne par le biais d’une conjugaison complexe de codes visuels et verbaux qui a pour effet de rendre tabou la dicibilité de la race tout en la faisant persister autant dans ce qu’elle signifie que dans ses effets racistes.

Bien qu’elle caractérise l’ensemble du continent européen, la racelessness varie selon les contextes. Dans le cadre d’anciens empires coloniaux tels que la France, la Belgique ou encore les Pays-Bas, la négation totale de la race n’est pas possible. De tels contextes donnent lieu à davantage de mécanismes d’externalisation spatio-temporelles du type « La race c’était avant, mais nous l’avons dépassée » ou « La race c’était surtout dans nos territoires coloniaux, ici ça a toujours été la démocratie ». Or, la Suisse, parce qu’elle n’a pas été un État formellement possesseur de colonies, se caractérise par une très forte amnésie coloniale. Elle se conçoit comme une entité exceptionnelle qui a su, par une politique de neutralité active, se protéger des politiques racistes et fascistes du reste des nations européennes (Purtschert, Lüthi &Falk, 2012, p. 52). Ainsi, la racelessness-à-la-suisse renvoie moins à un désir d’évaporation de la race qu’à une conviction de son absence en tout temps.

Le racisme persiste

Puisque sous le cadrage dominant de la racelessness, la « race » n’a pas ou plus d’histoire, il s’ensuit que les expériences et les récits des personnes directement touchées par le racisme deviennent difficilement audibles, intelligibles et sensibles. Sous un régime de racelessness, chercher à discuter des effets violents du racisme renvoie à vouloir rompre un tabou, à interrompre un désir collectif hégémonique entretenu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La racelessness produit une hiérarchisation des paroles. Un homme blanc de classe moyenne supérieure qui parle de racisme avec un vocabulaire distant et évasif sera davantage audible et crédible dans les espaces publics qu’une femme noire de classe populaire qui mobilisera un vocabulaire explicite pour parler de ses expériences et dont le corps tendra à être lu comme objet – et non sujet – de connaissances collectives.

La racelessness (re)produit également une asymétrie affective. Le racisme cause des émotions de colère, de peur, de tristesse et d’anxiété. Or l’expression de ces émotions par les personnes directement affectées par le racisme devient illégitime, car elle fait référence à une thématique, la race, dont il ne faut pas parler. Par contraste, la racelessness légitime que des personnes blanches expriment de l’irritation, de la gêne, ou de l’énervement face aux émotions des non-Blancs qui viennent troubler le désir de garder la question raciale à distance.

Pour un antiracisme « avec race »

Le racisme, pour être combattu, doit pouvoir être (re)connu. La racelessness participe à la persistance du racisme, car elle réprime sa véritable connaissance et reconnaissance. Or, depuis l’institutionnalisation du racisme durant l’esclavage et le colonialisme, les personnes constituées dans l’infériorité raciale ont développé des registres alternatifs d’évocation de la race afin de résister à ses effets violents et de formuler des principes de libération et de justice sociale. Au moment où j’écris ce texte, en été 2020, un de ces modes d’évocation alternative se fait entendre, se donne à voir, et se fait ressentir dans la plupart des villes européennes marquées par les mobilisations pour les vies noires. Lorsque les manifestants réaffirment verbalement dans leurs slogans et textuellement sur leurs banderoles que les vies noires comptent, ils rendent audible un vocabulaire racial explicite. Lorsqu’ils mettent en scène leurs propres corps noirs dans l’espace public pour exprimer leurs demandes politiques antiracistes, ils produisent un contre-spectacle et un contre-scénario de la race dans lequel les Noirs sont auteurs de leurs propres représentations visuelles et narratives. Lorsqu’ils proposent 8 minutes 46 de silence, agenouillés à terre, ils produisent et légitiment un espace collectif et public pour leurs émotions de deuil et de colère (4).

Le mouvement Black lives matter ainsi que la théorie critique de la race nous enseignent que les sociétés européennes, plutôt que de réprimer la question de la race, devraient davantage faciliter l’émergence d’espaces de connaissance et de reconnaissance de cette question qui soient centrés sur les personnes vivant le racisme au quotidien. L’antiracisme ne peut s’actualiser sans passer par une lutte contre la racelessness, à savoir contre la reproduction constante du spectacle de l’altérisation et de l’infériorisation raciale aussitôt désavoué. Une telle lutte se joue autant sur le terrain de ce qui peut se dire que sur le terrain de ce qui peut être montré et ressenti. Et c’est en puisant dans la longue histoire intellectuelle, politique et artistique des groupes minorisés racialement que l’on trouve les exemples les plus créatifs et efficaces d’antiracismes « avec race », à savoir de formes d’évocation critique de la race, qui, plutôt que de désavouer sa réalité historique et sociopolitique, cherchent à interrompre ses effets violents.

Références bibliographiques sur demande

(1) Ce texte reprend, en la modifiant, la section consacrée à la racelessness dans Michel (2019). Il se base principalement sur Goldberg (2009) ; El-Tayeb (2011) ; Michel (2015) ; Purtschert, Lüthi & Falk (2012) ; Lavanchy (2015) ; Boulila (2018).

(2) Au sujet de l’émergence de ce que les théoriciens de la race et du racisme désignent par les termes de « néo-racisme » ou de « racisme culturel », voir Balibar (2007 [1988]) ; Solomos & Back (1996) ; Michel & Honegger (2010).

(3) L’approche intersectionnelle prend en compte les effets interactifs des différents axes de pouvoir tels que la race, le genre, la sexualité, la classe, le validisme.

(4) Les 8 minutes 46 correspondent à la durée de l’asphyxie sous le genou d’un policier blanc de George Floyd, brutalement tué à Minneapolis le 25 mai 2020, un événement à la suite duquel les mobilisations pour les vies noires se sont intensifiées à l’échelle mondiale.