TANGRAM 49

Racisme et dignité : le crime contre les Yéniches

Isabella Huser

Un combat bien inégal a lieu actuelle- ment en Suisse – il oppose le Conseil fédéral et les Yéniches. Il s’agit de notre histoire commune. Et d’un crime contre l’humanité à l’encontre des Yéniches suisses selon les critères du droit inter- national public. Dans cette situation diffi- cile, le gouvernement fédéral, très atta- ché à la réputation de notre pays, clame haut et fort : « Circulez, il n’y a rien à voir, tout a été réglé il y a bien longtemps déjà ! Nous nous sommes déjà excusés, il y a des années! »

De quoi s’est-il excusé ? Et de quoi ne s’est-il pas excusé ?
Qu’est-ce qui doit rester sous le tapis ? Et quel rapport avec notre dignité ?

Explications.
Je me bats depuis des années – et d’autres Yéniches depuis des décen- nies – pour faire reconnaître une histoire documentée par les historiens. Nous amenons des arguments raisonnables, factuels – évidemment puisque nous voulons convaincre de la portée de notre histoire nos autorités, toujours les mêmes, et leurs représentants, toujours d’autres. Cette histoire, personne ne la met en doute, ce n’est pas la ques- tion. Tous hochent la tête, apaisants. Ils hochent encore et toujours la tête, pour peu, ils nous caresseraient la tête. Ce sont des gens éclairés ; les coups de bâton, c’était avant. Ils hochent la tête avant de refuser la reconnaissance que nous demandons. Pour finir par dire : D’accord, si c’est tellement important pour vous.

Ils nous invitent à la cérémonie. Nous sommes assis dans le public, au premier rang. L’histoire est aussi là, dans cet endroit solennel. Sur la scène, bien au milieu. Eux entourent l’histoire. Et ensuite ils commencent leur travail. Sans une once de violence. Car l’histoire n’est pas un être vivant. Pas besoin de commencer par la tuer, on peut directe- ment sectionner. Ils amputent certains membres.

Ensuite, ils ôtent quelque chose du corps tout sanglant, qui gît par terre comme un vrai corps humain. Les organes. Dégoûtés, ils jettent le tout sur deux tas. Ils se rassemblent autour d’un. On distingue des morceaux, entremêlés. Ensuite, toujours en hochant la tête, ils forment un demi-cercle, afin que nous – de ce premier rang où ils nous ont instal- lés sur nos chaises de spectateurs –, et le public derrière nous aussi, voyons ce qu’il va se passer. Nous comprenons que c’est maintenant le grand moment. Ils baissent encore plus la tête. Regardent leurs chaussures bien cirées. Ce sont les grands de ce pays, entourés de leurs hauts fonctionnaires. L’un – ou peut-être l’une – d’entre eux, dont on sait qu’il est mieux placé, même s’il n’est pas différent des autres – en fait, on dirait qu’il est fait de tous les autres –, murmure: Cela n’aurait jamais dû arriver. Et ajoute : Nous vous présentons une nouvelle fois nos excuses pour ces souffrances. Avant de s’arrêter net. Qu’est-ce qu’il a? Le grand dignitaire jette un regard perplexe à la haute fonctionnaire à ses côtés. Celle- ci hésite – un moment volé, imprévu –, avant de hocher la tête d’une manière décidée. La haut fonctionnaire hoche la tête. Prise de conscience au premier rang. On se pousse du coude, quelqu’un dit : Et tout le reste ?

Éliminé. Loin. Dispa- ru. Balayé par une main invisible. Dernier mouvement décidé du balai, puis seau d’eau bouillante sur les planches pour éliminer les dernières traces. Nous avons sauté sur nos pieds, presque tous. Que faire ? Le reste de l’histoire n’est plus là. Certains crient. Moi aussi : Attendez !, je crie. D’autres se détournent en secouant la tête. Une chaise tombe. Devant, la cérémonie se poursuit. Et du haut de la scène, certains nous adressent un air de reproche. Vous n’avez donc aucune éducation? Aucun savoir-vivre ? On entend un chut, chut ! Un haut fonction- naire, ou peut-être un conseiller, difficile de savoir qui est qui, précise sur un ton conciliant, avec une voix douce : Vous n’avez peut-être pas compris ; ça y est, c’est fait.


Qu’est-ce qui doit rester sous le tapis ? Et quel rapport avec notre dignité d’êtres humains ?
Tout le monde nous regarde mainte- nant. Des gens à gauche et à droite, mais aussi derrière nous lancent Taisez-vous ! Vous perturbez la manifestation ! Mettez ces gens dehors ! Depuis la scène, on nous lance des regards noirs, indignés :

« Vous devriez faire preuve d’un peu de bonne volonté ! Quel peuple êtes-vous donc ! », disent les visages. Une voix plus forte s’élève depuis les coulisses – d’où vient-elle exactement? Qui est-ce? – et dit calmement, en détachant bien les mots : Nous – vous – présentons – nos –
excuses. Pour – ces – souffrances.
Et demande : Vous voulez quoi de plus ? Je dis : Le reste !
Nous disons : Et arrêtez de parler de nos souffrances !
« Quoi, le reste ? », demandent les visages.

Au moment où j’écris ces lignes, une deuxième cérémonie a eu lieu à la suite d’un avis de droit

commandé par le gouvernement lui-même. Sous la pres- sion des Yéniches, évidemment, comment pourrait-il en être autrement. Depuis que la persécution concertée de Pro Juven- tute a été mise au jour – c’était en 1972 –, chaque avancée a été obtenue de haute lutte par les communautés yéniches. Comme si cette partie de l’histoire suisse ne concernait que nous. Même chose cette fois-ci. Ce sont les Yéniches qui ont – une fois de plus – demandé l’avis de droit pour déterminer s’il y avait eu un génocide au regard du droit international. Le conseiller fédéral Berset, et sa succes- seure en 2024 au Département fédé- ral de l’intérieur, la conseillère fédérale Baume-Schneider, ont répondu positi- vement et confié l’examen de la question au professeur de droit international Oliver Diggelmann, de l’Université de Zurich.

Il est question de la persécution des Yéniches au XXe siècle. À l’initiative de la fondation Pro Juventute, des familles yéniches ont été méthodiquement persécutées et diffamées de 1926 aux années 70. Des pères et des mères yéniches ont été déchus de leurs droits et rabaissés, des enfants arrachés à leur famille, placés de force, des familles ont été détruites, des jeunes enfermés dans des établissements de travail forcé, gravement maltraités, abusés, exploités, tandis que de jeunes hommes et femmes yéniches se faisaient stériliser.
Par ces persécutions, les Yéniches ont été racialisés ; ils ont été stigmatisés, humiliés à tous les niveaux possibles et attaqués dans leur dignité. Car là où il y a du racisme, il y a toujours une attaque contre la dignité.

Pro Juventute, les autorités et d’autres organisations comme la Seraphische Liebeswerk ont mis en place des mesures génocidaires, comme le souligne d’ail- leurs l’avis de droit.

La Confédération a tenu secrets les résultats de cet avis de droit, pendant cinq mois, et évalué dans le cadre d’une consultation des offices interdéparte- mentale la position que devait adopter la Suisse, en l’occurrence le Conseil fédéral. En février 2025, 24 heures avant sa publication, les conclusions de l’avis de droit ont été portées à la connaissance des Yéniches. Nous avons alors appris que notre histoire était qualifiée de crime contre l’humanité. Et que le Conseil fédé- ral reconnaissait ce verdict.


Mais il aurait été naïf de croire, comme moi, que la Suisse allait se confronter à son passé.
Le Conseil fédéral a joué l’apaisement, il a fait savoir au grand public et aux Yéniches que s’il y avait bien crime contre l’humanité, tout était réglé depuis long- temps! Que la Suisse s’était déjà excu- sée, en 2013, auprès des victimes d’inter- nements par décision administrative, et même une deuxième fois en 2014, cette fois auprès des victimes de « mesures de coercition à des fins d’assistance et de placements extrafamiliaux ». Sans aucune honte, le Conseil fédéral nous a alors écrit que même si nous n’étions pas explicitement nommés, ces excuses s’adressaient aussi à nous.

« Mesures de coercition »? Un terme juridique. Concrètement, des hommes et des femmes ont été, totalement arbitrai- rement, enfermés, contraints au travail forcé ou placés dans leur enfance, ici en Suisse, victimes de l’infamie de la poli- tique sociale helvétique jusqu’en 1981.
Dans ce « crime contre l’humanité » à l’encontre des Yéniches, le Conseil fédéral ne considère que les « mesures» mises en œuvre avec succès : depuis 2017, les retraits d’enfants, les internements, les stérilisations peuvent juridiquement être qualifiés de mesures de coercition au sens de la loi fédérale qui leur est consa- crée. Aucune raison de s’excuser – et donc de se confronter à son passé – pour la persécution méthodique de la communauté yéniche.
Les fondements du vivre ensemble en Suisse ont été sapés ; et les conséquences simplement déniées.

Le Conseil fédéral ne veut pas voir le caractère raciste de cette persé- cution. Ni l’avilissement institutionnel et la cruauté mentale à l’encontre des familles concernées, ni le pendant de la persé- cution : leur destruction, mais aussi la destruction de leur culture.
La persécution raciste qui constitue le crime contre l’humanité dont il est ques- tion a duré près de 50 ans. Un demi-siècle pendant lequel il a été trop dangereux de vivre leur culture pour des dizaines de milliers de familles. La plupart, dont ma famille d’origine, ont renoncé à des notions culturelles fondamentales. Car seul cet abandon leur a permis de sauver leur peau et leurs enfants, et de protéger leur dignité d’autres atteintes.

Beaucoup de la culture yéniche y est resté. Les fondements du vivre ensemble en Suisse ont été sapés; et les consé- quences simplement déniées. Il faudrait en parler.

« Yéniche» n’est pas une catégorie sociale. Nous sommes une ethnie, une communauté de langue et de culture – la langue et la culture yéniches. Les Yéniches suisses, présents de longue date dans notre pays, sont reconnus comme minorité nationale.
Notre représentation comme cas so- ciaux ne date pas d’hier non plus. Tout au long de l’histoire, on nous a placés – tout en bas de l’échelle sociale, nous refusant ainsi une identité culturelle. Le programme de persécution de Pro Juventute visait à construire des scénarios de terreur et de misère afin de rendre la criminalisation de la population yéniche crédible aux yeux de la société et de justifier les humiliations institution- nelles. Objectif : éliminer notre ethnie.
Mais il s’agissait aussi de détruire notre estime de nous; il fallait nous briser, nous rendre dociles…
Malgré toutes ces tentatives pour nous éliminer, nous sommes toujours là. Quelques milliers de Yéniches suisses continuent à se déplacer en semi- nomades, selon leurs traditions, parlent la langue yéniche, pratiquent la culture de leur communauté telle qu’elle leur a été transmise ou telle qu’ils l’ont réin- ventée, transmettant à leurs enfants les précieux souvenirs et connaissances de leur communauté.

En 1926, Pro Juventute a utilisé le prétexte habituel de la misère sociale. Au XIXe siècle, alors que les structures du nouvel État fédéral se mettent en place, les Yéniches sont marginalisés et confrontés à des barrières considé- rables. Au vu des obstacles juridiques rencontrés, il n’y a rien de surprenant à ce qu’ils tombent dans la pauvreté, même si comme beaucoup d’autres aspects de notre histoire, celui-ci n’a pas été étudié.
Créée en 1912 avec des personnalités du monde politique et des milieux écono- miques dans son conseil de fondation, Pro Juventute alimente les vieux clichés avec des théories d’hygiène raciale. La fondation renommée fait circuler des images dégradantes. À lui seul, le nom du programme « Les enfants de la grand- route » est éloquent. On voit tout de suite des enfants dans le caniveau, livrés à eux-mêmes, sales, les parents incapables de s’en occuper, indignes. Les repré- sentations deviennent celles de tous les Yéniches, sans s’attacher aux personnes, comme d’habitude avec le racisme.
C’est le point de départ de l’avis de droit : Pro Juventute a établi des listes et des arbres généalogiques, y compris de ma famille. Un parent yéniche suffisait, un nom de famille yéniche aussi.
La manière dont vivait vraiment chaque famille n’avait aucune importance. Pro Juventute lui collait une étiquette qui parlait en faveur du retrait du droit de garde. L’étiquette habituelle, c’était que les parents « vagabondaient» – le bon vieux cliché.

Alors que les historiens s’accordent sur le fait que la grande majorité des familles auxquelles on a enlevé les enfants étaient sédentaires.

Au XXe siècle déjà, les Yéniches vivaient comme tout le monde, dans un apparte- ment ou une maison. L’image des vaga- bonds n’avait – et n’a toujours – rien à voir avec la réalité. Aujourd’hui comme hier, personne ne voyage comme ça sans but à travers le pays. Traditionnel- lement, chaque famille avait ses routes « commerciales», avec ses clients et ses endroits où stationner.
Ceux qui voyageaient dans un large périmètre, comme mes ancêtres au XIXe siècle, partaient au printemps. Ceux qui voyageaient moins loin n’étaient en route que quelques jours ou semaines. Voire, comme ce couple de la famille de mes grands-parents auquel on a enlevé les enfants – de petits commerçants et cordiers –, on partait le matin et rentrait le soir.
Cet exemple reflète la réalité et elle est documentée: leurs enfants allaient à l’école, quelqu’un gardait les plus petits. Pendant deux ans, la famille a fui, se déplaçant sur de petites distances, traversant la frontière cantonale dans un sens puis dans l’autre. Jusqu’à ce que Pro Juventute la retrouve dans la commune de Hundwil. Le conseil communal a fait ce que disait la fondation: il a retiré le droit de garde aux parents au motif qu’ils changeaient constamment de domicile et que les enfants ne pouvaient pas rece- voir d’instruction.

Pro Juventute a mis les enfants sous tutelle, les a placés, a séparé la fratrie, effacé les traces, car il fallait – tel était le mot d’ordre – couper les enfants de leurs origines et de leur culture, à jamais. Conformément à l’objectif d’anéantir les Yéniches en tant qu’ethnie.
Quand on était yéniche, ou manouche marié à un Yéniche, on connaissait le danger. Pour se protéger, il fallait cacher son appartenance. Ou fuir, disparaître dans la nature, comme mes grands- parents, partir loin et essayer de gagner sa vie comme musiciens dans une région inconnue. Ne parlez plus yéniche !, inti- mait ma grand-mère à ses enfants, c’est dangereux. Notre famille, qui a réussi à échapper à Pro Juventute, y a laissé sa langue. Les Yéniches ont dû disparaître des radars, pendant 50 ans.

Il y a un droit à la vérité.
Si le Conseil fédéral reconnaissait l’en- tier de notre histoire, il ne pourrait plus faire passer cette persécution ciblée et ces atteintes racistes à la dignité comme une mesure de politique sociale. Il devrait reconnaître la spécificité de ce crime contre l’humanité. Se confronter à son passé. Voilà qui serait nouveau.

C’est une condition sine qua non pour que la société aussi se confronte au passé et reconnaisse enfin que chez nous aussi, en Suisse, on a porté atteinte aux fonde- ments de la communauté humaine.
Les médias en parleraient.
Le Conseil fédéral devrait octroyer des fonds à la recherche sur le sujet (pour combler les lacunes évoquées dans l’avis de droit), aborder la situation déso- lante des aires de stationnement pour les Yéniches nomades (qui ne date pas d’hier) et revoir la position qu’il défend sur notre histoire (et que les Yéniches remettent en cause depuis des années), que ce soit sur les sites Internet, dans ses rapports avec nous, dans sa poli- tique étrangère ou au sein du Conseil de l’Europe.
Si le Conseil fédéral laisse le crime contre l’humanité dans le tiroir « mesures de coercition à des fins d’assistance », une partie de l’histoire du pays restera un tissu de mensonges. On ne se penchera pas sur ce passé, et oui, cela fera moins de travail et coûtera moins d’argent.

Depuis 2017, la réparation des « mesures de coercition à des fins d’assistance » est réglée dans une loi. Les victimes peuvent demander une « contribution de solidari- té ». Jusqu’ici, quelque 11 000 demandes ont été approuvées; seuls 3-4 % concer- neraient les Yéniches – selon un docu- ment de la consultation des offices qui a précédé la publication de l’avis de droit. Rien de plus à réglementer ou à payer si le gouvernement continue à ignorer les spécificités de cette histoire.

Il y a pourtant un droit à la vérité. La Suisse, comme elle le clame fièrement sur son site Internet, s’engage en ce sens au sein de l’organe des Nations Unies pour les droits de l’homme depuis 2003. En 2016, elle y a même fait passer une résolution pour promouvoir le traitement du passé. Le DFAE, à l’époque représenté par le conseiller fédéral Didier Burkhal- ter, a alors précisé qu’il fallait combiner différentes mesures relatives au droit à la vérité, au droit à la justice, au droit à la réparation et à la garantie de non- répétition.

Mais « l’honneur de la nation », quelle que soit sa forme, même sali, semble encore compter plus que le droit à la vérité et la dignité de chacun. La « blanche colombe» helvétique a une longue histoire. Contrairement à la digni- té humaine, qui n’est entrée dans la Constitution fédérale qu’en 1999, l’hon- neur de la nation, lui, y figure en bonne place depuis 1848 et la création de l’État fédéral. À l’époque, la Confédération adopte la Constitution dans le but, tel que cela figure alors dans le préambule, de « maintenir et accroître l’unité, la force et l’honneur de la nation suisse ». L’hon- neur défend sa place lors de chaque modification du texte, y compris lors de la révision totale de 1874. Il ne doit la céder qu’en 1999, lors d’une autre révision totale, à l’orée du changement de millé- naire. La dignité, elle, y entre au même moment, non pas à la place de l’honneur, mais avec un article dédié, et en se réfé- rant à l’être humain et non à la nation. L’art. 7, intitulé « Dignité humaine», le dit sobrement: « La dignité humaine doit être respectée et protégée. »