TANGRAM 44

« Le racisme structurel demeure une réalité en Suisse »

Auteure

Pamela Ohene-Nyako est assistante-doctorante au département d’histoire de l’Université de Genève où elle prépare une thèse sur l’internationalisme des femmes noires-européennes de la fin des années 1960 à 2001. Elle est également la fondatrice d’Afrolitt’, une plateforme littéraire bilingue dont le but est la promotion et la réflexion critique autour de la littérature produite par les personnes d’ascendance africaine. Pamela.Ohene-Nyako@unige.ch

Entretien réalisé par Samuel Jordan

Pour Pamela Ohene-Nyako, l’antiracisme doit avant tout se considérer dans sa construction historique. L’universitaire estime indispensable d’associer lutte contre le sexisme et lutte contre le racisme, deux formes indissociables de domination. La jeune femme engagée évoque également le racisme structurel en Suisse ou encore son vécu personnel.

Qu’est-ce qu’être antiraciste aujourd’hui ?

L’antiracisme est une confluence d’actions menées par divers acteurs : les militants, les associations, les collectifs, les chercheurs, les scientifiques, les artistes, les pédagogues, les intervenants culturels, ou encore les institutions. L’antiracisme prend en compte le fait que le racisme s’inscrit dans une dimension et une construction historiques. Il considère que le racisme est à la fois institutionnel et ordinaire. Dans l’antiracisme d’aujourd’hui, on part du principe suivant : quelles que soient les diverses manifestations et expressions du racisme – conscient, inconscient, intentionnel ou non intentionnel – cela reste du racisme. Estimer ainsi qu’une personne qui a des amis noirs ne peut pas être raciste, n’est plus tolérable. Pendant trop longtemps, le racisme a été analysé dans ses manifestations les plus inacceptables – comme l’holocauste ou l’esclavage. On a tardé à saisir toute la palette de ses enjeux dans les sociétés actuelles. On l’a réduit à l’expression d’une frange politique. Le racisme est un phénomène beaucoup plus large et répandu. Il n’est pas l’apanage des extrêmes. Ajoutons encore que l’historicité du racisme est un postulat de l’antiracisme qui ne date pas d’hier. Il a cependant regagné de la vigueur avec les mobilisations citoyennes de 2020, faisant suite au meurtre de Georges Floyd.

Le féminisme s’invite de plus en plus dans les manifestations antiracistes et vice-versa. Pourquoi cette convergence des luttes ?

Cette convergence des combats n’est pas nouvelle. Les femmes noires prônent depuis longtemps cette double lutte contre les discriminations liées au genre et à l’origine. En Suisse, cela fait plus de trente ans que des collectifs féministes et antiracistes sont actifs. Les afro-féministes ont participé tant à la marche des femmes de 2019 qu’aux mobilisations antiracistes de 2020. Il me parait indispensable d’ajouter la dimension du genre dans la lutte antiraciste. Et inversement. C’est ce que l’on appelle l’intersectionnalité : le fait de subir simultanément plusieurs formes de dominations ou discriminations.

Est-il concrètement plus discriminant d’être une femme noire qu’un homme noir dans une société occidentale comme la Suisse ?

Nous ne disposons pas de statistiques qui permettent d’analyser scientifiquement ce questionnement. Selon notre observation participative, la réalité est mouvante. Les hommes noirs auront davantage tendance à être brutalisés physiquement et à être victimes de profilage racial. Contrairement à l’homme noir, la femme noire n’a pas été racialisée comme pouvant être dangereuse ou menaçante. La femme noire a été racialisée comme objet corvéable dont on se fiche ou comme la mule de tout le monde. Les hommes et femmes noirs subissent tous deux une sexualisation et une fantasmatisation de leurs corps. Les premiers auraient des sexes démesurés alors que les secondes seraient des tigresses au lit. Par leur condition de femmes, ces dernières sont néanmoins plus susceptibles de vivre des agressions sexuelles racistes.

Le discours universitaire postcolonial, né principalement aux États-Unis, est-il transposable en Suisse et pertinent dans la lutte antiraciste ?

Oui, il est totalement pertinent dans notre pays. Si les études sur le postcolonialisme ont été développées dans un premier temps aux États-Unis et en Grande-Bretagne, n’oublions pas que le colonialisme a surtout été une réalité européenne. La Suisse n’a certes pas été une puissance coloniale. Mais de nombreux individus et entreprises ont pris part – par leurs actions et financements – à l’entreprise coloniale et esclavagiste. Et ils se sont enrichis. La Suisse – par certains scientifiques à l’instar de Carl Vogt ou Louis Agassiz, par sa production artistique ou son activité missionnaire – a également participé à la construction et à la circulation des savoirs et des imageries racistes en Europe. Dans cette optique, il est fondamental de promouvoir les recherches postcoloniales en Suisse. Pas dans un but de culpabilisation, mais avec l’objectif de mieux saisir –- grâce au passé – les enjeux et la réalité du racisme actuel.

Plutôt que d'évoquer le terme de personne d’origine étrangère, certains acteurs concernés privilégient aujourd’hui celui de « personne racisée ». Que pensez-vous de cet usage sémantique dans l’optique de la lutte antiraciste ?

Tout le monde souhaiterait idéalement être défini par son prénom plutôt que par son apparence. Mais il s’agit de poser des mots là où il y a des réalités. Le mot « racisé » a été créé pour nommer des personnes qui – du fait de leur apparence – sont potentiellement victimes de racisme. Leurs corps renvoient à une idée de différence dans des sociétés majoritairement blanches. Plutôt que d’évoquer des personnes non blanches ou personnes de couleur comme on le fait aux États-Unis, je privilégie moi aussi l’usage sémantique de personnes « racisées ».

N’y voyez-vous pas une incohérence dans le fait de se référer à un concept de race, alors que ce terme n’a aucune validité scientifique ?

La race n’existe pas dans sa dimension biologique. Mais elle existe et opère d’un point de vue sociétal. Le terme « racisé » renvoie à un processus de racialisation des corps et ne se réfère en aucun cas à la notion de race comme marqueur d’infériorité.

On parle aujourd’hui beaucoup de racisme structurel. Comment le définir ?

Il faut partir de l’idée que les sociétés se construisent sur le long terme en intégrant des manières de concevoir le monde. Le racisme structurel revient à dire que le racisme a été intégré durablement dans les structures privées et publiques, tout comme dans la vie quotidienne. Pour opérer un changement, il ne s’agit pas de se contenter d’analyses simplistes. Comme de dire que la mixité des origines dans les classes suffit à édifier une société antiraciste. Tant que l’on ne prend pas conscience que le racisme est ancré dans les structures, on privilégiera le statu quo et l’impasse. Nous ne sommes heureusement pas dans une logique de fatalisme qui n’autorise aucun changement. Tout ce qui a été construit peut être déconstruit. Il est possible d’enlever le racisme de la structure, pour autant que l’on soit déterminé à en identifier les enjeux et les privilèges qui s’y rattachent et à s’en donner les moyens. Cela passe dans un premier temps par l’éducation, mais pas seulement.

Le racisme structurel existe-t-il en Suisse ?

Oui, on le voit et on le vit au quotidien. On le voit au travers du profilage racial et des violences qui parfois en découlent. On le voit à l’école, à l’embauche, dans les rapports du Service de lutte contre le racisme et de la Commission fédérale contre le racisme. On le voit dans les récits personnels et les reportages. Oui, le racisme structurel demeure présent dans notre société. La question est de savoir si la majorité est prête à l’entendre.

Comme vous l’avez dit dans des interventions publiques, vous avez grandi comme petite fille noire dans un monde de Blancs. Pourtant, votre papa est ghanéen et votre maman suissesse. Vous êtes métisse. Qu’est-ce qui fait que l’on vous a relié davantage à l’Afrique qu’à l’Europe ?

Il serait intéressant de demander aux Blancs pourquoi ils n’arrivent pas à considérer les métisses comme Blancs. Je n’ai pour ma part pas eu la place pour m’identifier comme métisse, malgré mon héritage multiple et le fait que j’aie été majoritairement élevée par une femme blanche. Dans mon cas, c’est la norme dominante et le regard des autres qui ont façonné l’émergence de mon africanité. Les Noirs ont réussi à m’accepter et me voir comme l’une des leurs. Les Blancs m’ont davantage rejetée et identifiée comme étant différente, noire et inférieure. J’ai dans un premier temps choisi le groupe qui me permettait le meilleur épanouissement. C’est un fait : on peut être noir foncé, noir clair, on restera en l’état noir et pas blanc, car cette différence a été construite dans le temps, comme telle. Si l’histoire avait été différente, on serait peut-être discriminé en 2020 par la taille de ses oreilles. Je dois préciser qu’aujourd’hui, être noire est pour moi une affaire réglée. Ce n’est plus une source d’inquiétude ou de questionnements, comme cela a pu l’être dans le passé.

Une affaire réglée et des discriminations envolées ?

Non. Les discriminations structurelles et ordinaires demeurent. Pour moi, comme pour beaucoup d’autres, au quotidien. Elles s’expriment en ce qui me concerne et selon les circonstances en tant que femme, en tant que noire ou en tant que femme noire. Dans le monde professionnel, c’est par exemple davantage ma composante femme qui me pénalise. Dans la vie de tous les jours, c’est plutôt mon africanité qui est pointée du doigt. Un exemple qui peut paraître anodin, mais qui ne l’est pas : quand je fais du ski et de la randonnée, le regard des autres est souvent nappé de sous-entendus, du genre : « Ah tiens, une Noire à la montagne, elle doit être sacrément bien intégrée ». Je me rappelle également de la remarque sexiste et raciste d’un professeur lors d’un examen oral sur l’esclavagisme : « Attention jeune demoiselle, si vous répondez faux, je vous fouette ». Le racisme, même s’il ne tue pas toujours, peut arriver à n’importe quel moment et dans n’importe quel lieu. On n’est jamais vraiment à l’abri, sauf chez soi.