Auteure
Marine Merenda est juriste. Elle a travaillé à la CFR en 2019 et 2020 en tant que stagiaire juridique. marine.merenda@bluewin.ch
Cette contribution présente les définitions de la notion de « race » retenues par les autorités judiciaires suisses dans l’application de l'article 261bis du code pénal. Elle s’attache à analyser l’utilisation du terme dans les décisions judiciaires et les clarifications apportées par la jurisprudence quant à son contenu.
Au XIXe siècle, l’idée d’une classification biologique des êtres humains en catégories hiérarchisées émerge et postule de l’existence de races humaines distinctes. Environ deux siècles plus tard, le terme « race » est inscrit dans le code pénal pour sanctionner la discrimination raciale. Une évolution importante s’est opérée entre ces deux époques.
Dans le code pénal, le terme « race » (1) ne renvoie pas à l’origine biologique erronée du mot mais est compris dans un sens sociologique et historique. Lors de l’adoption de l’article 261bis CP, le Conseil fédéral a défini la notion de « race » de la façon suivante : « un groupe de personnes qui se considère lui-même comme différent des autres groupes ou qui est considéré comme tel par ceux-ci, sur la base de caractères distinctifs innés et immuables » (message du 2 mars 1992, FF 1992 III). Il est intéressant d’analyser les définitions développées par les autorités judiciaires postérieurement à ce message du Conseil fédéral.
Définition du Tribunal fédéral
En 1997, le Tribunal fédéral a affirmé que les concepts de « race, ethnie et religion » font référence à différents contextes et ne peuvent pas être appréhendés juridiquement dans une formule claire. Il va plus loin en prévoyant que des définitions pénales de la race et de l’ethnie sont inutiles et qu’il n'y a pas lieu d'examiner si de telles qualités existent vraiment, si ce cercle de personnes se les est lui-même attribuées ou si elles lui ont été attribuées à tort ou à raison. Il postule que seule la motivation est déterminante (ATF 123 IV 202, JdT 1999 IV p. 34, 38 s).
Cette clarification du Tribunal fédéral permet de préciser le rôle des autorités judiciaires suisses dans les cas de discrimination raciale. Il ressort premièrement de cette affirmation qu’il appartient aux tribunaux uniquement de reconnaître que des distinctions – inadmissibles – sont faites sur la base de la notion de « race » en vertu d’idéologies racistes. Leur rôle n’est pas de juger si une distinction est opérable entre êtres humains en vertu de cette notion ou d’effectuer eux-mêmes cette distinction en qualifiant certains groupes de race. Le Tribunal fédéral ne se prononce pas sur l’existence de races et précise qu’il n’appartient pas aux autorités judiciaires suisses de le faire. Toutefois, le terme « race » se réfère à un ensemble de critères auxquels les auteurs se rattachent pour effectuer une différenciation entre les êtres humains, par exemple la couleur de peau. Dans le but d’appliquer efficacement l’article 261bis CP et de lutter contre la discrimination raciale, il incombe aux autorités judiciaires de clarifier la disposition en définissant les critères sur lesquels reposent cette distinction. Les autorités judiciaires sont finalement tenues de sanctionner les comportements qui opèrent une différenciation sur la base de ces critères.
Définitions des autorités judiciaires cantonales
Les définitions retenues par les autorités judiciaires diffèrent légèrement. Il est possible de distinguer trois approches : la race comme perception externe, la race comme perception propre au groupe et la race comme ensemble de caractéristiques communes. Il est important de rappeler que les autorités établissent expressément que d’un point de vue scientifique, une division de l’humanité en différentes races est impossible et qu’une telle division ne peut être reconnue que comme une abstraction arbitraire, qui découle de phénomènes sociaux et historiques (CFR 1998-004N ).
La race comme perception externe
L’autorité de poursuites pénales du canton de Lucerne se réfère à la définition suivante de race : un groupe de personnes perçu comme sensiblement différent des autres en raison de leurs caractéristiques physiques et/ou culturelles plus ou moins immuables (CFR 1996-002N).
La race comme perception propre au groupe
Le Tribunal de deuxième instance du canton de Vaud prévoit que la race est un groupe humain qui se définit ou est défini par d’autres groupes comme étant différent en vertu d’un ensemble de caractéristiques – physiques ou culturelles – qui lui sont propres et plus ou moins immuables (CFR 2004-004N. Une définition similaire est retenue dans le jugement CFR 2003-049N).
La race comme ensemble de caractéristiques communes
Le Tribunal de première instance du canton de Zurich s’écarte légèrement de cette définition en prévoyant que la notion de « race » correspond à un groupe de personnes qui présentent des caractéristiques biologiques communes ou à qui sont attribuées des caractéristiques biologiques communes (CFR 1998-004N). Il précise expressément qu’il faut garder à l’esprit que, d’un point de vue scientifique, une division de l’humanité en différentes races doit être considérée comme impossible. C’est pourquoi une telle division ne peut être reconnue que comme une abstraction arbitraire, qui découle de phénomènes sociaux et historiques, mais qui n’est pas scientifiquement justifiée.
Alors que l’autorité de poursuites pénales du canton de Lucerne prévoit que l’appartenance à une race est assignée par des individus externes, la définition du canton de Vaud ajoute une dimension supplémentaire à cette définition et prend en compte la conception du groupe concerné (CFR 2004-004N). Le Tribunal de première instance du canton de Zurich stipule finalement que le partage de certaines caractéristiques communes est suffisant pour qualifier un groupe d’êtres humains de race.
Il est possible de déduire de ces définitions deux conceptions différentes de la notion de « race » : la race comme critère de distinction entre groupes d’êtres humains attribué par des individus externes ou internes au groupe et la race comme réalité intrinsèque d’un groupe qui présente des caractéristiques communes. Dans le premier cas, la reconnaissance d’un groupe en tant que race passe par la perception et l’attribution alors que dans le deuxième cas, le fait qu’un groupe possède certaines caractéristiques communes suffit en soi à ce que ce groupe soit reconnu comme une race. Dans le premier cas, un groupe qui présente des caractéristiques communes n’est pas à qualifier de race tant que des individus ne l’ont pas perçu comme tel et attribué la qualité de race. Sans cette action d’attribution, le groupe ne constitue pas une race. On peut donc en déduire que selon cette conception, la notion de « race » n’existe pas intrinsèquement dans la réalité mais renvoie uniquement à l’attribution de cette qualité. Au contraire, le Tribunal de première instance de Zurich admet l’existence de races. La différence entre ces deux conceptions est subtile mais révèle des différences de vue importantes.
Les autorités judiciaires ne présentent pas une pratique uniforme d’utilisation de la notion de « race » dans les décisions et jugements portant sur l’article 261bis CP. Alors que certains tribunaux nuancent l’utilisation du terme « race » en l’accompagnant d’expressions destinées à prendre de la distance et souligner que cette notion découle d’une abstraction sociale, certaines autorités n’hésitent pas à qualifier elles-mêmes des groupes d’individus de race.
Le Tribunal de première instance du canton de Zurich utilise ainsi la formulation « Menschen mit dunkler Hautfarbe, die nach dieser Definition eine Rasse im Sinne von Art. 261bis StGB darstellen » (CFR 2003-049N). Le Tribunal fédéral utilise une formulation similaire « les Noirs constituent une race au sens de cette disposition » (ATF 124 IV 121, 124). Le Tribunal de première instance du canton de Zurich utilise les expressions « sogenannte Rasse der dunkelhäutigen Menschen » (CFR 2003-027N) et « sogenannte schwarze Rasse » (CFR 2000-058N). Ces formulations établissent clairement que la notion de « race » découle d’une abstraction sociale et d’une perception – externe ou interne – du groupe.
À l’inverse, l’autorité de poursuites pénales du canton de Neuchâtel décrit un personnage figurant sur un dessin comme « personne de race noire » (CFR 2003-050N). De la même manière, le Tribunal de première instance du canton de Vaud se prononce sur l’intention de l’auteur et prévoit que celui-ci avait à l’esprit de « s’en prendre à la race noire » (CFR 2007-010N). L’autorité de poursuites pénales du canton de Zurich parle également de « schwarze Rasse » (CFR 2013-014N ). Ces formulations illustrent que ces tribunaux identifient des races – au sens sociologique du terme – et ne se privent pas d’attribuer cette qualité à certains groupes d’individus.
Il est important de noter que toutes les autorités judiciaires, dans leur utilisation du terme « race », se rattachent à la conception sociologique proposée par le Conseil fédéral. Cependant, les différences d’utilisation de ce terme soulignent la complexité de se référer à une notion pouvant être perçue comme raciste. Il est possible d’inférer de la variété d’utilisations du terme « race » que la lourde origine historique du mot place les autorités dans un certain embarras.
Les arrêts du Tribunal fédéral cités plus haut laissent penser que le Tribunal fédéral penche en faveur de références au terme « race » accompagnées d’indicateurs de distance. En effet, cela rejoint son premier arrêt relatif à la discrimination raciale qui prévoit qu’il appartient uniquement aux autorités de reconnaître que la distinction a été effectuée sur la base de la race, et non pas de se prononcer sur l’existence de races ou d’attribuer cette qualité à un groupe (ATF 123 IV 202, JdT 1999 IV p. 34, 38 s.).
Référence explicite et sous-entendue à la race
Dans certains cas, la référence des expressions ou comportements litigieux à la race est explicite. C’est par exemple le cas d’affirmations telles que « Rassenvermischung ist Völkermord » (CFR 2006-014N ). Dans une telle situation, il est évident que la discrimination est opérée en raison de la race et ne requiert pas d’analyse plus poussée des autorités judiciaires.
Les autorités judiciaires ne requièrent toutefois pas que l’auteur se réfère explicitement à la race dans la mesure où il opère une distinction en s’appuyant sur cette notion. C’est notamment le cas de l’affirmation selon laquelle « tous les Noirs ne sont pas des criminels mais qune Amérique sans Noirs serait plus sûre, plus propre et plus riche ». Le Tribunal fédéral a considéré dans ce cas que « le message s’en prend à tous les Noirs (…), exclusivement parce qu’ils sont Noirs (…). La race, au sens de l'article 261bis CP, se caractérise notamment par la couleur de la peau. Il n'est donc pas douteux que les Noirs constituent une race au sens de cette disposition. » (ATF 124 IV 121, 124). Suivant le même raisonnement, l’autorité de poursuites pénales du canton de Genève a statué que « le terme sale négro est en lien évident avec la race tel que l’entend la jurisprudence » (CFR 2017-028N ).
Ce deuxième cas de figure requiert d’identifier les critères auxquels la race se rapporte, pour juger dans un cas déterminé sans mention explicite à la race si la distinction opérée par l’auteur a été faite sur la base de cette caractéristique.
Critères dégagés par la jurisprudence
Dans un but de clarification de l’article 261bis CP, les autorités judiciaires cantonales ont dégagé plusieurs critères auxquels la race se rapporte. Les tribunaux identifient les critères suivants : un ensemble de caractéristiques physiques et/ou culturelles plus ou moins immuables qui sont propres au groupe (telles que la couleur de la peau, l’ascendance, la langue, les coutumes, les habitudes) (CFR 2004-004N ; 1996-002N ) et un ensemble de caractères héréditaires communs (CFR 2004-004N ; CFR 2003-049N). Ces critères se rapprochent et se recoupent partiellement.
Ces critères sont vagues et il est délicat de déterminer sur cette base les groupes concrets qui peuvent être reconnus comme race au sens de l’article 261bis CP. La pratique des autorités judiciaires permet d’apporter des précisions pratiques relatives à ces critères.
Les tribunaux reconnaissent que la race au sens de l’article 261bis CP se caractérise notamment par la couleur de la peau (ATF 124 IV 121). Les expressions, insultes et comportements opérant une distinction entre êtres humains sur la base de la couleur de peau sont donc retenus comme discrimination en raison de la race (par exemple : CFR 2018-038N ; CFR 2017-028N ; CFR 2007-010N ).
L’autorité de première instance du canton de Fribourg a reconnu que le fait de dénigrer des « Balkanesen » constitue une discrimination en raison de la race (CFR 2003-010). Le critère de rattachement n’est pas ici la couleur de la peau mais bien un ensemble de caractéristiques, physiques ou culturelles, propres au groupe et plus ou moins immuables.
Les autorités judiciaires suivent la pratique du Tribunal fédéral et prévoient qu’il importe peu de savoir si les membres du groupe présentent effectivement ou non les caractéristiques qu’ils revendiquent ou qu’on leur attribue (2016-007N ; 6B_715/2012). Seul compte que la distinction soit opérée sur la base d’un concept prohibé par l’article 261bis CP.
Les tribunaux suisses n’ont pas identifié d’autres groupes pouvant être considérés comme une race au sens de l’article 261bis CP. La distinction entre race et appartenance ethnique est subtile et parfois difficile à cibler. Il arrive régulièrement que dans des cas limites, les autorités judiciaires se bornent à constater que l’expression litigieuse opère une distinction sur la base d’un critère prohibé par l’article 261bis CP sans préciser si la distinction se rattache à la race ou à l’appartenance ethnique.
Il ressort de cette analyse que les autorités cantonales sont réticentes ou rencontrent des difficultés à établir une définition claire et précise du terme « race ». En cela, les autorités suivent le Tribunal fédéral dans son premier arrêt relatif à la discrimination raciale. Le rôle des tribunaux se limite à reconnaître qu’une distinction entre êtres humains a été opérée en vertu de la race. Il ne leur appartient pas de se déterminer sur l’existence de différentes races. Les autorités doivent se limiter à déterminer les critères compris dans la notion de « race ». Mais cet exercice est complexe et les autorités judiciaires ont clarifié ces critères dans une mesure très restreinte. Il est également possible que le manque de définition précise découle de l’embarras des autorités à utiliser cette notion dont le caractère raciste est encore fortement marqué. En effet, comment définir un terme créé par des idéologies racistes sans les valider ? Comme chacun le sait, ce ne sont pas les « races » qui créent le racisme mais bien le racisme qui créé les « races ». L’exercice est délicat et soulève de nombreuses questions philosophiques. Mais la priorité, du point de vue juridique, est de disposer d’une protection efficace contre la discrimination, sur la base de l’article 261bis CP. Bien que la clarification juridique du terme « race » souffre de ce manque de clarification et de la confusion entre race et appartenance ethnique, la protection contre la discrimination raciale n’en est pas diminuée et il s’agit ici du point le plus important.
(1) Selon la pratique généralement répandue, le terme « race » est écrit entre guillemets. La notion est toutefois utilisée ici dans un sens juridique et donc sans guillemets.