Auteur
Albert de Pury, exégète et bibliste réputé, a été professeur d’Ancien Testament aux facultés de théologie de l’Université de Neuchâtel puis de l’Université de Genève. Il est aussi auteur de dessins humoristiques.
albert.depury@unige.ch
Rire est pour les humains l’une des manifestations les plus tangibles du bonheur. Rire des gros, rire des maigres, rire des maladroits, rire des finauds, rire des puissants, rire des faibles, rire des autres et, finalement, rire de nous-mêmes. Si cette soupape d’allégresse ne nous était donnée, la vie ne serait, comme on dit, qu’une triste promenade dans une « vallée de larmes ».
Cette conviction, je l’ai acquise très tôt. C’était à Berne, pendant la guerre, je devais avoir trois ans, et mon père m’avait placé à côté de lui sur le canapé pour me lire un des albums de Rodolphe Töpffer (l’ancêtre genevois de la bande dessinée) : Histoire de Monsieur Cryptogame (1845). En feuilletant précautionneusement et en m’expliquant une à une les planches du bel album, il arriva à la fameuse scène où Elvire (dont le seul désir est de se faire épouser par Monsieur Cryptogame) se trouve à table chez l’élu de son cœur. Il me lut la légende griffonnée sous l’estampe suivante : « Sur la fin du repas, Elvire parle en rougissant de fixer un jour. Monsieur Cryptogame fixe jeudi et demande pour quoi faire » (ce qui provoque chez Elvire une crise épouvantable et contraint le héros à un départ précipité). A ce moment-là, je vis mon père saisi d’un rire irrépressible : il était là, secoué, muet, avait les larmes qui lui coulaient des yeux, en proie manifestement à la joie la plus totale. Je ne comprenais évidemment rien à cette scène ni à ce qui avait pu mettre mon père dans un tel état, mais j’en tirai la conclusion que le bonheur était dans les dessins, et lorsque le lendemain, j’entendis mon petit frère pleurer dans son berceau, je tentai de le consoler en déposant un album de Töpffer sur son duvet (… et j’entends encore ma mère accourir : « Mais Albert, que fais-tu ? Es-tu devenu complètement fou ? »).
Par la suite, j’ai été témoin d’autres moments de grande hilarité, pas si fréquents il est vrai, mais inoubliables. Une soirée, par exemple, dans le milieu sénégalais de Genève. Au dessert, le doyen de la Faculté de médecine de Dakar nous raconta la visite de la Reine d’Angleterre au Sénégal quelques années auparavant. Le maire de la capitale, à qui tout le monde avait dit de se taire ou en tout cas de se faire discret en raison de ses maigres connaissances d’anglais, réussit néanmoins à approcher la Reine et à lui déclarer : « I am the mother of Dakar ! », ce à quoi S.M. répondit, très gracieusement : « Oh, how delightful ! So you must have many children ! » Des dizaines d’autres histoires fusèrent. Les convives, toutes couleurs mêlées, étaient pliés de rire. Dans mon souvenir, un moment d’indicible bonheur.
Une autre soirée encore, qui se prolongea tard dans la nuit d’été sur une grande terrasse face aux Alpes valaisannes. S’y retrouvaient quelques participants – j’allais dire « rescapés » – d’un colloque interreligieux. Parmi eux, mon ami Marc, grand-rabbin de son état. Et tout à coup, nous voilà lancés dans un méli-mélo d’histoires juives, chrétiennes ou musulmanes, irrésistibles de drôlerie, d’absurdité et de « vérité ». Qui a raconté quelle histoire ? Je ne le sais plus, mais je vois encore poindre devant nos yeux Ben et Sam, deux amis juifs dans le New York du début du siècle. Tous les jours, ils passent devant une grande église où s’affiche une notice discrète : « Nous offrons 200 dollars à tout Juif qui se convertit à la foi chrétienne ! ». Indignés, scandalisés, mais tout de même un peu intrigués – car ils sont dans la dèche – les deux amis s’interrogent, et un jour Sam déclare à Ben : « Il faut vraiment que j’en aie le cœur net : je vais aller me renseigner ! ». Ben promet de l’attendre. L’attente dure une heure, deux heures, trois heures … Sam finalement réapparaît, et tout de suite, Ben l’interroge : « Alors, t’as pris les dollars ? ». Et Sam de lui répondre : « Le problème, avec vous Juifs, c’est que vous ne vous intéressez qu’à l’argent ! ». … … Je ne sais si de là-haut ils ont pu entendre nos éclats de rire ? Ils ont dû être rassurés : « Point encore ne s’est tarie la joie de vivre parmi les fils d’Adam ! »
Le rire est-il donc un écho du paradis ? Qui dit paradis, dit innocence. Mais le rire est-il jamais innocent ? Ce qui nous fait rire frôle presque toujours le tragique. Le destin d’Elvire, narré à travers l’Histoire de Monsieur Cryptogame, est tragique de bout en bout. Et tout à coup, le doute : Rodolphe Töpffer ne serait-il pas un peu sexiste ? Le doyen de la Faculté de Dakar est-il vraiment net de tout « blanchiment » ? Les innombrables histoires du grand-rabbin sont-elles bien casher ? Allez savoir !
Une chose est sûre : le rire, celui justement que l’on découvre « irrésistible », ne peut être que spontané. Il ressemble en cela à l’enchantement musical ou à l’euphorie amoureuse. Il ne peut être ni planifié, ni acheté, ni surtout instrumentalisé. Un journal danois lance-t-il un concours de blagues contre Mahomet et la religion musulmane ? Rien n’est moins drôle. Une instance iranienne réplique-t-elle par un concours de dessins sur l’Holocauste ? Rien n’est plus triste. Et pour qui souhaite se faire une idée de la caricature antisémite des années 1890 à 1945, qu’il consulte l’anthologie parue en 2005 aux éditions Berg International1: pas une seule fois il ne sera tenté de rire !
Le rire peut nous surprendre n’importe où, mais il ne peut être déconnecté du moment, du lieu, de la situation ou de la compagnie qui lui servent de cadre. Comme le dit le livre de l’Ecclésiaste (3,4) : « Il est un temps pour pleurer et un temps pour rire ! » Et celui qui aimerait faire partager son rire est obligé d’en tenir compte. Il y a bien des années, j’avais fait un dessin qui devait évoquer un univers féerique : une oasis minuscule perdue au milieu d’un désert qui s’étend à perte de vue. Le soleil est écrasant, quelques enfants jouent à l’ombre des figuiers de barbarie, un âne est assoupi à côté du puits. Au-dessus de quelques petites coupoles se dresse le minaret, et le muezzin lance l’appel à la prière : « Allah est petit ! ». Le dessin porte le titre « muezzin distrait ». Quand l’éditeur voulut savoir pourquoi je ne lui donnais pas ce dessin pour son journal, je lui répondis que, loin d’être une pointe contre la confession centrale de la foi musulmane, la saynète en question était pour moi une déclaration d’amour au monde des Mille et une Nuits, ce monde qui avait tant enchanté l’imaginaire de ma jeunesse. Aujourd’hui, craignais-je, un tel dessin n’avait plus aucune chance d’être compris. Il attendrait donc des jours meilleurs.
Le rire peut blesser. J’en fis la douloureuse expérience il y a quelques années. Un banquier de mes connaissances m’avait demandé de lui dédicacer un de mes albums. Je dessinai alors une petite scène dans laquelle un banquier affable explique à son client : « Croyez-en ma longue expérience : en matière de prévisions financières, l’expérience ne sert à … rien ! ». Le destinataire de la dédicace non seulement ne me remercia pas mais ne m’adressa plus jamais la parole. J’en fus chagriné, car j’avais pour lui beaucoup d’admiration. « Penses-tu qu’il a pu prendre cela à titre personnel ? », demandai-je à mon ami Lucien à qui je rapportai l’incident. « Voyons, ne cherche pas plus loin, me dit-il, mets-toi à sa place ! ». J’avais perçu, bien sûr, l’ironie du double usage de « l’expérience », mais je pensais pour le reste ne reproduire qu’une vérité très banale et universellement reconnue. Certains faux pas ne se rattrapent pas, et j’en garderai le souvenir honteux jusqu’à mon dernier jour.
L’humour est une vision du monde. Que nous tirions notre imaginaire de l’arbre à palabres, du shtetl, de l’oasis ou de la paroisse du Gros-de-Vaud, notre rire partagé est l’expression du bonheur par excellence, ce qui ne l’empêche pas d’avoir ses hauts et ses bas. Aussi est-il bon de se rappeler que tous, rieurs, ricaneurs, censeurs, indignés, blessés, distraits, attentifs, empathiques ou honteux, nous faisons partie de la même ménagerie.
Lachen, das letzte Echo aus dem Paradies …
(version courte)
La risata, ultima eco del Paradiso …
(version courte)