Auteur
Francesco Filippi, historien des mentalités et formateur, fait partie de l’association de promotion sociale Deina, qui organise des voyages mémoriels et des parcours didactiques en collaboration avec des écoles, universités et institutions historiques italiennes.
Entretien réalisé par Adriano Bazzocco
Les vieilles légendes et les récentes inventions sur les prétendus bienfaits de Mussolini et de son régime dictatorial pullulent sur Internet. L’historien italien Francesco Filippi a passé en revue les informations mensongères qui circulent sur cette période historique et les a démontées point par point sur la base des connaissances historiographiques actuelles. Il en a tiré une sorte de manuel d’autodéfense, paru en français sous le titre « Y a-t-il de bons dictateurs ? Mussolini, une amnésie historique » (Vuibert, 2020).
Votre livre a une structure insolite. Vous avez établi un catalogue de mythes à la gloire de Mussolini et du régime fasciste, que vous vous attachez à déconstruire un à un. Qu’est-ce qui vous a poussé à l’écrire ?
Francesco Filippi : Les Italiens ont un grand problème de mémoire historique par rapport à la période fasciste. Lors de mes différents cours à travers l’Europe, j’ai demandé à mes élèves comment ils entraient en contact avec les sujets historiques. C’est ainsi que j’ai découvert que le fascisme et les régimes totalitaires en général sont très présents sur les réseaux sociaux sous forme de mèmes, des contenus visuels typiques de ces médias. Nombreuses sont les pages Instagram qui abordent des thématiques historiques de manière superficielle, voire parfois avec une ironie brutale, au travers d’images et de brèves vidéos basées sur des stéréotypes qui visent à provoquer ou à déclencher des émotions. On observe donc une banalisation généralisée des problématiques de la première moitié du XXe siècle sur les réseaux sociaux. En ce qui concerne l’Italie et la période fasciste, on m’a fait remarquer qu’une série d’inepties incroyables circulaient sur Instagram, Facebook ou TikTok. Je m’en suis servi pour écrire mon livre.
Pourtant, l’historiographie italienne s’est beaucoup intéressée à cette période historique.
L’historiographie académique sur le fascisme italien est la plus complète, variée, intéressante et argumentée que l’on puisse trouver sur cette période historique. Je me suis donc demandé d’où venait cet écart entre d’un côté ce travail de recherche approfondi, attentif et compétent et, de l’autre, une société qui, au lieu de percevoir cette richesse scientifique, ne cesse de ressasser toujours les trois ou quatre mêmes stéréotypes mâchés et remâchés que l’historiographie a par ailleurs démentis depuis longtemps. C’est de là que naît mon livre, qui est conçu comme un manuel et qui se veut une boîte à outils pour contrer les fausses informations circulant sur le régime de Mussolini.
Cette fracture entre le monde de la recherche et la société est-elle une spécificité italienne ?
En fait, dans tous les pays européens, il existe une tendance à représenter l’histoire nationale de manière idéalisée, en gommant plus ou moins les faits historiques contrariants et en favorisant une perception collective de l’histoire assez éloignée des résultats de la recherche universitaire.
L’Italie a-t-elle réglé ses comptes avec son passé ?
Vous soulevez là un problème majeur qui présente deux facettes. D’un côté, l’Italie connaît, à partir de l’été 1943, une guerre civile qui met entre parenthèses le jugement sur la période fasciste. Par ailleurs, à la fin de la guerre, les Alliés n’ont pas insisté pour demander l’organisation d’un « Nuremberg italien ». Leur priorité était d’ancrer solidement l’Italie dans le camp occidental. La plupart des responsables fascistes n’ont pas été démis de leur fonction. Il faut aussi penser qu’il était très délicat à l’époque de déterminer qui n’avait pas été fasciste : après vingt années de dictature, peu de gens pouvaient en effet se dire totalement irréprochables. La seconde facette du problème vient du fait qu’il n’y a pas eu de contextualisation historique et donc de travail de sape de l’image du fascisme, ce qui a permis à la propagande du régime fasciste de continuer à circuler de manière latente au sein de l’opinion publique italienne. À chaque crise du modèle démocratique républicain, certains n’hésitent pas à se tourner vers le passé et à prétendre que « c’était mieux avant ».
On a souvent l’impression que l’Italie se cherche un sauveur providentiel, une personnalité forte qui mette enfin un peu d’ordre, qui comprenne les Italiens, les libère de leurs peurs et les rassure.
Cette recherche d’une personnalité forte reflète les besoins incompris de toute une société. Il existe deux manières de réagir aux défis complexes : affronter cette complexité, c’est-à-dire adopter une attitude forte, adulte, cohérente, ou rechercher la solution puérile, qui consiste à penser que, lorsque le problème est trop grand, il faut appeler quelqu’un qui saura le résoudre. La projection de l’homme fort est l’un des symptômes les plus graves de la défaillance de la classe politique dans son ensemble.
La figure de Mussolini est-elle présente dans le débat politique actuel ?
Oui, Mussolini est présent dans le débat politique italien ; il y occupe même une place toujours plus importante et préoccupante. Il est présent dans les franges les plus nostalgiques de l’extrême droite, c’est-à-dire ceux qui, sans peur du ridicule, se promènent en chemises noires en faisant le salut romain. Mais aussi dans les franges de l’extrême droite idéologique.
Mais ces franges sont minoritaires, elles ne constituent aucun danger.
Le danger vient de la masse des personnes qui sont fascistes, mais qui n’en ont pas conscience. Celles qui professent leur antifascisme, mais qui dans les faits sont nostalgiques du passé fasciste. Je cite souvent l’exemple, que je trouve choquant, du député de Forza Italia Antonio Tajani. Dans un entretien réalisé en 2019, alors qu’il était président du Parlement européen, ce dernier a déclaré qu’à l’exception de la guerre, des lois raciales et de l’assassinat de Giacomo Matteotti [député socialiste italien assassiné à Rome en 1924], Mussolini avait fait de bonnes choses. Ces mots ont été prononcés par le plus haut représentant des élus européens ! Ils ont bien entendu provoqué un scandale. Le jour suivant, prié de se justifier, Tajani expliquait qu’il était un « antifasciste convaincu » et que personne ne pouvait remettre cela en doute. Le problème, c’est qu’il y croit vraiment ! Il pense pouvoir dire que l’assassinat de Matteotti – l’un des crimes les plus odieux du régime fasciste – est un accident de l’histoire, tout en prétendant en même temps être antifasciste. Malheureusement, Mussolini est très présent dans le débat politique en Italie.
J’ai l’impression que votre livre présente deux typologies de mystifications : celles qui sont créées de toutes pièces aujourd’hui – les fake news au sens strict – et les mythes alimentés durant la période fasciste par le régime lui-même et qui continuent de circuler alors que l’historiographie les a réfutés depuis longtemps.
C’est vrai, il y a toute une rhétorique, mensongère, lancée par le régime lui-même. L’exemple classique sont les travaux d’assèchement des marais pontins, dans la région du Latium. Le régime a réussi à construire une narration très solide sur ces travaux, alors qu’ils représentent un échec total. Ce projet très coûteux a été annoncé comme terminé alors qu’à peine 10 % des travaux promis avaient été réalisés. Face à un tel échec, n’importe quel gouvernement européen aurait été fortement ébranlé par le scandale. Pourtant, grâce au monopole de l’information dont bénéficiait le régime fasciste et à diverses complicités au sein de l’État et de l’appareil productif et industriel, ce projet désastreux a été célébré comme une grande réussite et brandi comme un étendard par le régime fasciste. Aujourd’hui encore, j’entends des jeunes de 17 ou 18 ans qui ont une connaissance basique du fascisme me dire : « Oui, bon, mais Mussolini a fait les assainissements ». Pour ce qui est du deuxième type d’informations mensongères, celles inventées de toutes pièces de nos jours, je me souviens d’un débat dans lequel un monsieur m’a dit : « Taisez-vous, vous devriez avoir honte, Mussolini a introduit l’université en Italie ». Sauf que l’Université de Bologne, la plus ancienne au monde, a été créée en 1088 !
Dans votre livre, vous évoquez notamment la théorie selon laquelle Mussolini et son régime n’étaient pas racistes. Selon cette théorie, le dictateur aurait promulgué les lois raciales de 1938 sous la pression de Hitler et ces lois auraient été appliquées en Italie presque à contrecœur et de manière plutôt modérée. Est-ce vrai ?
C’est une absurdité totale, juste bonne à soulager la conscience de millions d’Italiens. Comprenez-moi bien : au début du XXe siècle, le racisme était répandu partout, tous les Européens blancs étaient racistes. Le problème, c’est que Mussolini a fait du racisme biologique l’un de ses chevaux de bataille politique dès le début. C’était un partisan du racisme biologique, il croyait à la théorie de la race. Il a même fait créer à ses pseudoscientifiques le concept de « race méditerranéenne ». Et il a bel et bien appliqué cette théorie de la race, par exemple dans les colonies. En 1937, il a promulgué en Éthiopie – qui avait été envahie par l’armée italienne deux ans auparavant – une législation raciale, que nous qualifierions aujourd’hui d’apartheid, qui visait à éviter le métissage en déniant par exemple aux enfants issus de mariages mixtes la nationalité italienne. En 1938, pour justifier les lois raciales antijuives, le régime a soutenu qu’il devait tout mettre en œuvre pour défendre la race italienne sur le territoire national, comme il l’avait déjà fait dans les colonies. Les lois raciales de 1938 ne sont pas une copie des lois de Nuremberg ; elles sont l’expression italienne du racisme. Il a suffi de reprendre les lois élaborées pour les colonies et de remplacer « indigène » ou « non blanc » par « Juif ». Il n’y a eu aucune pression de la part de Hitler.
Comment a été accueilli votre livre en Italie ?
Le livre a été un succès de librairie à sa sortie et continue de se vendre très bien. Les commentaires sur les plateformes de vente sont révélateurs : si certains ont accueilli mon livre avec un grand enthousiasme en lui attribuant cinq étoiles et des commentaires flatteurs, d’autres lui ont donné une étoile – parce qu’il n’est pas possible d’en mettre zéro – avec des commentaires prétendant par exemple que mon ouvrage est plus politique qu’historique. Le livre suscite aussi de l’intérêt à l’étranger : outre la traduction française, déjà parue, les traductions allemande et anglaise seront publiées prochainement.
Pour conclure, comment faire pour s’y retrouver avec les fausses informations historiques présentes sur le web ?
C’est une question très complexe. Les fausses informations circulant sur les événements historiques sont un exemple particulier de la problématique plus large et plus complexe qui frappe l’information aujourd’hui. Elles représentent une partie des informations fallacieuses dont nous sommes submergés chaque jour. Internet est un instrument très utile, mais potentiellement très dangereux, pour nous et pour les autres. Il faut l’utiliser en ayant conscience des risques. Il est important d’améliorer la prise de conscience du problème dans la société et de traiter la question dans les écoles.