Auteur
Michele Galizia a participé à la création du secrétariat de la CFR et a dirigé le SLR pendant 20 ans. Michele.galizia@bluewin.ch
Lorsque Michele Galizia a commencé à travailler sur la lutte contre le racisme à un niveau institutionnel en 1995, le défi semblait exotique: la question du «racisme» irritait et polarisait. Dans sa contribution, l’auteur montre les efforts obstinés qui ont été et qui restent nécessaires pour faire reconnaître le racisme comme un phénomène social. Face aux lenteurs helvétiques, la révolte des personnes directement concernées est compréhensible, d’autant que certains acteurs cultivent la polarisation pour faire obstacle à une société plus juste et plus inclusive.
En 1970, l’initiative xénophobe « contre l’emprise étrangère » lancée par James Schwarzenbach ne réussit pas à obtenir la majorité, mais laissa derrière elle une société profondément polarisée. Le film Les Faiseurs de Suisses (1978) saisit de manière tragi-comique les sentiments xénophobes qui animaient alors la majeure partie de la société et des institutions suisses. Le réalisateur Samir vient de consacrer à cette période un documentaire intitulé La Transformation merveilleuse de la classe ouvrière en étrangers. La vision de deux groupes humains se faisant face – les Suisses et les étrangers – était alors considérée comme allant de soi et n’était guère remise en question, quels que soient les camps politiques. L’initiative « Être solidaires en faveur d’une nouvelle politique à l’égard des étrangers », soumise au vote en 1981, n’avait dans ce contexte aucune chance de succès et fut rejetée haut la main. Elle demandait de reconnaître que les étrangers sont des êtres humains jouissant des mêmes droits, notamment sociaux, que les Suisses, sans que ces derniers doivent renoncer à leur identité culturelle.
Faisant le constat de cet échec, les partis de gauche établis renoncèrent par la suite à proposer des projets émancipateurs et visionnaires et se contentèrent de s’opposer – sans succès – aux durcissements du droit d’asile et de la migration. En revanche, les syndicats s’ouvrirent lentement aux travailleurs immigrés, et les organisations de la société civile menèrent un long et difficile combat en faveur d’une société plus ouverte.
Dans les années 1980, les attitudes à l’égard des étrangers et de l’immigration furent de plus en plus déterminées par la politique d’asile. La propagande xénophobe dénonçait certes depuis longtemps le caractère étranger des Italiens et autres « gens du Sud », qu’elle cherchait à « racialiser ». Ce n’est toutefois qu’avec l’arrivée des Tamouls, après le déclenchement de la guerre civile au Sri Lanka en 1983, qu’un groupe significatif du « Sud global » fut explicitement exclu de manière raciste sur la base de son apparence.
La haine de la droite contre les « requérants d’asile » et le populisme de partis bourgeois établis apportèrent de l’eau au moulin de l’extrême droite et contribuèrent à un renouveau des mouvements frontistes pendant cette période. Des personnes furent publiquement insultées, frappées, terrorisées ; des croix et des centres d’hébergement pour requérants d’asile furent incendiés. Rien qu’entre 1989 et 1990, au moins sept personnes furent assassinées, dont cinq Tamouls.
Un événement illustra l’influence de l’antisémitisme subtil, mais aujourd’hui encore profondément ancré dans la société suisse : l’enlèvement en catimini, par le Parti de la liberté de l’époque, d’une sculpture en fer commémorant la Shoah devant le Palais fédéral. Le retrait de cette œuvre de l’artiste Schang Hutter ne provoqua pas de condamnation unanime, mais seulement une controverse visant à déterminer si l’action pouvait être qualifiée d’acceptable au motif que la sculpture avait été placée à trois mètres de l’emplacement prévu.
Parallèlement, la résistance à cette agitation polarisante permit à la société civile de s’organiser sur le plan politique. Des premières manifestations contre le racisme eurent lieu. Avec d’autres organisations, la communauté de travail « Être solidaires » lança une pétition nationale « pour une véritable politique d’asile ». Dans sa charte de 1986, le nouveau Mouvement pour une Suisse ouverte, démocratique et solidaire (MODS) écrivait : « Nous ne nous sentons pas menacés par quelques milliers de Turcs et de Tamouls, mais par une politique qui sape la démocratie et ne respecte pas les droits de l’homme. » Les Tamouls eux-mêmes n’eurent toutefois que rarement l’occasion de s’exprimer dans les reportages enflammés consacrés alors à la « question tamoule ».
La même année, une coalition bernoise lança un référendum contre un nouveau durcissement de la loi sur l’asile. Si la loi fut finalement acceptée en votation populaire, c’était la première fois dans l’histoire de la démocratie suisse qu’un référendum était déposé par un mouvement social et non par un groupe établi.
En 2000, le MODS, la Coordination asile et d’autres acteurs réunirent pour former Solidarité sans frontières, qui abordait pour la première fois la discrimination raciale en tant que concept dans ses statuts : « Nous nous opposons à la discrimination des personnes en raison de leur origine, de la couleur de leur peau, de leur sexe, de leurs convictions, de leur situation sociale. » Si le terme « racisme » n’était pas mentionné, le racisme implicite de la politique suisse des étrangers avait été évoqué lors de la réunion pour la fondation du mouvement. Même dans ces milieux, on hésitait encore à utiliser ce terme, par crainte de choquer. De plus, le terme de « racisme » était alors surtout appliqué aux aspects psychologiques et moraux des situations interpersonnelles. On parlait certes de préjugés, d’attitudes hostiles et de discrimination, mais moins de leur origine et de leur ancrage dans la société. Et le concept de racisme structurel n’était pas encore bien connu.
Lorsque la Suisse adhéra à la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale en 1994, la classe politique pensait que la Suisse n’était guère concernée. On associait alors la problématique au racisme et à l’antisémitisme des nazis, à la fin du régime de l’apartheid ou, tout au plus, aux quelques éternels extrémistes de droite.
Une majorité de votants (environ 54 %) accepta l’introduction de la norme pénale contre le racisme, condition nécessaire pour l’adhésion à la convention. Ils étaient convaincus qu’elle serait rarement appliquée et que la Commission fédérale contre le racisme (CFR) – autre condition préalable à l’adhésion créée pour pratiquer une prévention active – ne dérangerait pas une société qui ne sentait majoritairement guère concernée.
La première intervention publique de la CFR, un an seulement après sa création, fit l’effet d’un coup de tonnerre : la commission dénonça le caractère raciste du « modèle des trois cercles » de la politique des étrangers, indiquant clairement que le racisme était un problème de société. Si la CFR avait ainsi souligné la problématique du racisme structurel, elle se limita par la suite en grande partie à une compréhension individuelle du racisme, jugée moins polarisante.
Les années 2000 furent marquées par la mise en place progressive d’une politique d’intégration à l’échelle nationale, avec la désignation de délégués dans tous les cantons et de nombreuses communes. Cette politique d’intégration fut d’abord impulsée par les villes. Au niveau fédéral, c’est la Commission fédérale des étrangers (aujourd’hui Commission fédérale des migrations) qui encouragea et soutint financièrement des projets d’intégration à partir de 2001. Avec le processus d’institutionnalisation au sein de l’Office fédéral des migrations (aujourd’hui Secrétariat d’État aux migrations) à partir de 2008 et l’extension du soutien financier aux projets cantonaux et communaux, des structures furent établies dans tous les cantons. Des spécialistes et des organisations de la société civile purent ainsi compter sur un soutien financier, et la collaboration avec les associations de migrants s’institutionnalisa. Pour être acceptée par l’ensemble des parties, y compris par les instances cantonales à dominante bourgeoise, ce processus à grande échelle ne fut toutefois possible qu’au prix d’un changement fondamental de la façon de concevoir l’intégration. Celle-ci fut de plus en plus souvent comprise comme un effort unilatéral de la part des immigrés et non plus, comme cela avait été envisagé à l’origine par opposition à l’« assimilation », comme une démarche que les deux parties – la société d’accueil et les immigrés – devraient entreprendre ensemble.
Si la mise en place d’une politique d’intégration pragmatique contribua à dédramatiser l’immigration et l’intégration auprès d’une grande partie de l’opinion publique, la droite monta néanmoins au créneau. L’UDC le fit de manière particulièrement polarisante, en menant des campagnes pour le durcissement du droit d’asile, contre des procédures de naturalisation moins discriminatoires et contre l’extension de la libre circulation des personnes, ainsi qu’en lançant les initiatives « pour le renvoi des étrangers criminels » et « contre l’immigration de masse ». En agissant ainsi, elle convoqua délibérément une xénophobie de plus en plus empreinte de racisme : corbeaux et moutons noirs venant perturber une idylle blanche, mains basanées s’emparant d’un passeport suisse, criminalisation de tous les « Kosovars », minarets transperçant le drapeau suisse comme des missiles. Les motifs de ces affiches firent des émules parmi les partis et les groupes d’extrême droite de toute l’Europe.
Malgré des campagnes de plus en plus racistes de la droite, la réflexion sur le concept de « racisme » resta un défi. Il fallait encore préciser les mécanismes de la discrimination raciale dans les différents domaines et les appliquer aux réalités suisses.
Pour illustrer à quel point les notions de « racisme », de « discrimination » et même de « droits humains » pouvaient diviser, on peut citer le « Lehrplan 21 » en Suisse alémanique. Les premières versions du plan d’études prévoyaient d’aborder la thématique du « racisme » à l’école ; un peu plus tard, il était « uniquement » question de « discrimination », avant que l’on en vienne à parler, de manière plus générale, de « droits humains ». Même en utilisant ce terme, on craignait de ne pas obtenir la bénédiction de toutes les directions cantonales de l’instruction publique. Aujourd’hui, le thème « Politique, démocratie et droits humains » est dissimulé derrière l’appellation « éducation en vue d’un développement durable (EDD) ». La discrimination est comprise comme un phénomène interpersonnel ; la dimension structurelle des discriminations (et du racisme), qui contribue à hiérarchiser et différencier les personnes et qui façonne les rapports de force au sein de la société, n’est pas abordée.
Même dans les projets soutenus à cette époque par le Service de lutte contre le racisme (SLR), le racisme était le plus souvent abordé au niveau individuel, volontiers sous forme de rencontres, de discussions ou de repas en commun. Par peur de « polariser », il était difficile de dénoncer des manifestations concrètes de racisme ou de s’attaquer à des comportements racistes ou discriminatoires particuliers. Même les migrants entretenaient une certaine schizophrénie en la matière : lors des entretiens, rares étaient ceux qui parlaient spontanément de leurs expériences de discrimination et de racisme, alors même que leurs témoignages allaient manifestement dans ce sens.
À l’aube du nouveau millénaire, les immigrés de la deuxième génération, ceux que l’on appelle les « secondos » et « secondas », firent leur entrée sur la scène politique. Ils portèrent leurs revendications et l’exigence de pouvoir s’exprimer, voter et être élus : « Nous n’avons peut-être pas la même histoire, mais le pays dans lequel nous vivons nous appartient à toutes et tous. » Cet appel resta toutefois en grande partie lettre morte dans le système politique établi. Les « secondos » figurent certes sur les listes des partis de gauche et, avec des arguments assimilationnistes, sur celles de la droite, mais ils sont rarement élus, et sont même souvent rayés des listes.
La diversité est de plus en plus présente dans la culture, la publicité et le sport. Cependant, dans le domaine de la publicité, il faut plutôt parler de « tokénisme » : si presque toutes les publicités font aujourd’hui appel à des mannequins noirs ou d’apparence asiatique, les entreprises concernées brillent rarement par une politique de diversité qui s’étende aussi bien à leurs propres structures qu’à la production et à la distribution de leurs produits.
Les rapports publiés à partir de 2008 par le Réseau de centres de conseil pour les victimes de racisme ont contribué à mettre en évidence de manière crédible l’existence du racisme en Suisse sur la base de cas individuels. Les rapports de monitorage publiés régulièrement par le SLR s’appuient également sur ces données. En intégrant les résultats des enquêtes représentatives de l’Office fédéral de la statistique, ils visent à présenter la discrimination et le racisme comme une problématique qui concerne l’ensemble de la société.
Pourtant, dans une large mesure, les responsables politiques refusent encore de considérer le racisme comme un problème : les violences policières ne peuvent toujours pas être examinées par des services indépendants ; le racisme au quotidien reste une réalité pour les personnes concernées ; quant au racisme structurel et à la discrimination, ils sont toujours monnaie courante sur le marché du logement, à l’école, lors de la recherche d’un emploi et dans les domaines de la santé et de la justice.
Pour les jeunes issus de la migration, cette réalité vient contredire le discours dominant de l’assimilation. Cela explique pourquoi la question « D’où viens-tu ? » est perçue comme si blessante pour les membres de cette génération : qu’ont-ils donc fait de mal pour que cette question continue de leur être posée, malgré tous leurs efforts et ceux de leurs parents ? Ou plutôt : qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? La conclusion est claire : ils doivent accepter leur « différence » et promouvoir et revendiquer ainsi une société post-migratoire inclusive.
La « différence » n’est toutefois pas une catégorie parlante et percutante en soi. Elle doit être vécue de manière spécifique et mise en œuvre sur le plan politique. C’est pourquoi de nouvelles voix se sont fait entendre et ont exprimé des positions variées. Le mouvement est devenu plus coloré, plus bruyant, plus visible et aussi plus spécifique : femmes noires, enfants placés de force, personnes trans migrantes, esclaves domestiques, etc.
La parution en 2012 du livre Postkoloniale Schweiz, dirigé par Patricia Purtschert, Barbara Lüthi et Francesca Falk, a marqué un tournant. À partir de 2016, des femmes noires se sont organisées et ont affiché leur présence dans l’espace public au sein du collectif Bla*Sh ; Afrolitt a promu la littérature noire ; le projet d’art politique Die Ganze Welt à Zurich (2015) a revendiqué une « citoyenneté urbaine » caractérisée par la liberté de séjour, le droit de vivre dans un environnement non discriminatoire et le droit de participer à la vie collective, une revendication que certaines villes ont mise en œuvre en introduisant les « city cards ». Le mouvement est également devenu plus diversifié, ludique et humoristique : festival d’humour critique sur le racisme à Zurich, Late Night Show postmigratoire en Suisse alémanique. Le Salon Bastarde formule son ambition comme suit : « Le Salon est une intervention culturelle et politique visant à créer un environnement familier dans une Suisse où l’exclusion et le racisme quotidien sont omniprésents. Il offre à toutes les personnes issues de la migration, aux personnes racisées (people of color) et à toutes les parties intéressées et alliées un espace de critique, de plaisir et d’utopie ! »
Depuis 2019, le Collectif Afrosuisse milite en faveur de la poursuite des délits racistes par la loi. Créée en 2016, l’Alliance contre le profilage raciste encourage les personnes à s’informer sur la question du racisme et à prendre leurs propres initiatives ; elle suit également les procédures judiciaires. C’est ainsi qu’à la suite d’une procédure portée devant la Cour européenne des droits de l’homme, un tribunal a pu sanctionner pour la première fois un cas de profilage racial en Suisse.
L’association Berner Rassismus Stammtisch et l’Institut Nouvelle Suisse (INES) contribuent à un large débat porté par des voix migrantes « afin de s’affranchir de la pensée en ‟nous” et ‟vous” et de développer des visions sociopolitiques ». Les livres et les films de jeunes Noirs attirent de plus en plus l’attention ; le doyen de la littérature afro-américaine, James Baldwin, mais aussi Vincent O. Carter, font l’objet d’un regain d’intérêt. Les théâtres inscrivent des pièces antiracistes à leur programme et s’empressent de rattraper ce qu’ils n’ont pas fait au cours des dernières décennies. Le regard critique sur la contribution de la Suisse au colonialisme n’est plus uniquement un sujet de recherche, mais concerne également l’aménagement de nos villes (monuments, noms de rues et de maisons) ou les offres touristiques (visites guidées).
Après le meurtre de George Floyd en 2020, le mouvement Black Lives Matter (BLM) s’est répandu dans le monde entier et a pu s’appuyer sur cette large base en Suisse. Malgré la pandémie, des milliers de personnes sont descendues dans les rues pour dénoncer la discrimination raciale. Les protestations n’étaient pas uniquement dirigées contre le racisme des forces de l’ordre, mais contre toute la gamme des comportements discriminatoires en Suisse. Enfin, la pandémie elle-même a mis en évidence les inégalités existantes dans notre société.
Le mouvement BLM a sensibilisé de nombreux Noirs en Suisse qui n’étaient jusqu’alors pas engagés et les a encouragés à ne plus accepter le racisme quotidien sans réagir et à le dénoncer publiquement. Les discours des jeunes noirs montraient souvent que c’était la première fois qu’ils osaient s’adresser à un public « blanc ». Le soulagement d’être enfin « visibles » était palpable ; le courage et la colère déclenchés par cette affirmation de soi, manifestes.
Bien sûr, ces évolutions n’ont effrayé que les personnes qui avaient jusqu’ici évité de réfléchir à cette question. Cependant, les paroles et les revendications fortes, qui ont parfois tendance à exclure plutôt qu’à rassembler, ont aussi valu au mouvement BLM un certain nombre de critiques. Trois points peuvent être abordés ici : la reprise du discours américain, le « wokisme » et les dérives identitaires.
Dans un premier temps, les revendications ont souvent été reprises telles quelles du discours américain, sans réel effort pour les adapter aux réalités suisses. Or les structures de discrimination américaines, qui font écho à la période de l’esclavage, ne sauraient être transposées directement au contexte suisse, où le racisme est plutôt lié à l’état d’esprit xénophobe d’une société qui vit depuis plus d’un siècle dans l’illusion d’être confrontée à une « emprise étrangère ». En outre, à la différence des États-Unis, les préjugés « enracinés » en Suisse sont assez prosaïques ; les comportements d’exclusion sont rarement ouverts et agressifs, mais plutôt inconscients et cachés.
Le « wokisme », initialement défini comme la conscience de sa propre position dans la société pour œuvrer à un monde meilleur et plus juste, a été assimilé à la culture de l’annulation (cancel culture) et au politiquement correct, et donc perçu comme une menace pour la liberté d’expression ; une liberté d’expression qui est d’ailleurs défendue avec d’autant plus d’ardeur qu’elle n’a jamais été égale pour tous. Les revendications woke sont associées aux idéologies totalitaires, à la « novlangue » de George Orwell.
Il est vrai que les discussions sur l’écriture inclusive, le changement de nom des espaces publics ou le refus d’employer certains termes hérités du passé peuvent être fatigantes. Cependant, l’indignation face à ces dérives doit aussi être considérée comme une stratégie pour ne pas s’attaquer aux véritables problèmes. Aux personnes qui tournent en dérision et méprisent les intentions et les préoccupations présentes au cœur de cette démarche, il faut répondre : « Lorsqu’un discours agressif devient dominant et érige les minorités en danger, il est clair que nous ne devrions pas rire avec les adversaires du wokisme, mais nous opposer à eux. » (entretien avec le psychanalyste Peter Schneider dans la WOZ, 8 août 2024)
L’identité collective est une ressource qui reste silencieuse tant qu’elle n’est pas politisée. Sa dynamique émancipatrice repose sur sa ferveur combative, même dans les conflits relativement inoffensifs que connaît la Suisse. La lutte revêt nécessairement un caractère spécifique ; ce n’est qu’en rendant visibles les différences, la diversité des identités et les environnements dans lesquels elles se créent que de nouvelles perspectives et revendications politiques peuvent émerger. Cependant, les revendications qui insistent sur le caractère exclusif et unique d’une identité peuvent également avoir un effet corrosif et épuisant, par exemple lorsque des personnes se disputent pour déterminer qui peut parler au nom de qui, qui peut les représenter ou les incarner dans un film ou à la télévision.
Le fait d’appréhender l’histoire et les conditions sociales en adoptant la perspective d’autres identités n’en reste pas moins éclairant et libérateur, non seulement pour les membres des minorités concernées, mais aussi pour ceux de la société majoritaire, qui prennent ainsi conscience de la domination des normes « blanches ». Bien sûr, une telle démarche peut provoquer des conflits et faire le jeu de la droite, qui utilise ces revendications à des fins polémiques pour choquer la société majoritaire. La surenchère des médias, et plus encore des réseaux sociaux, autour de tels événements renforce les attitudes défensives et agressives, voire les retours de balancier.
Le mouvement BLM a été un sursaut : le potentiel de mobilisation pour une société assumant sa pluralité demeure. Au cours des dernières années, les militants ont acquis beaucoup de connaissances et échangé leurs expériences au-delà de leurs différences : les jeunes engagés dans la lutte pour le climat s’intéressent aux analyses postcoloniales, les collectifs antiracistes se préoccupent de la discrimination des personnes en situation de handicap. Ils cessent de se perdre à la fois dans un nombrilisme chicanier et dans des querelles de clocher pour parler différemment de la solidarité, former de nouvelles alliances et orienter les énergies vers des approches constructives.
La convergence des différentes perspectives identitaires dans une vision humaniste et globale de la société est un préalable indispensable à une société post-migratoire. Une compréhension humaniste basée sur les droits fondamentaux requiert une approche empathique de tous les membres de la société. Aller vers l’autre et lutter ensemble pour une société plus humaine et sans discrimination peut être une expérience douloureuse, surtout lorsque les antagonismes et les différences sont particulièrement flagrants. Une condition est de reconnaître la douleur et les traumatismes des autres. Les jugements unilatéraux sans analyse différenciée et approfondie des contextes historiques et sociaux ne font que contribuer à des conflits douloureux et irréconciliables. Ils le font d’autant plus lorsque les événements viennent contredire la façon dont on se représente la réalité.
La réussite de l’intégration passe aussi par la confrontation. La solidarité ne consiste pas seulement à nouer des ententes stratégiques avec des « alliés », mais aussi à se transformer soi-même et la société dans une lutte commune, à s’engager dans un processus qui transcende les polarisations existantes, dans la joie de vivre et avec un sens de l’humour. Tout cela n’est envisageable que si l’on prend les arguments forts de l’autre partie plus au sérieux que les arguments faibles. La conséquence désagréable de cette approche est qu’elle produit dans un premier temps encore plus de revendications qu’il n’est pas possible de résoudre de manière élégante sur le plan idéologique et encore moins sur le plan de la confrontation politique.
Les lamentations incessantes sur la « polarisation » de la politique suisse laissent entendre qu’il existerait deux pôles sur un même plan. Elles conduisent les gens à penser qu’ils doivent choisir un camp ou un autre. Cette situation représente une menace, car le prétendu « centre politique » a aujourd’hui dangereusement glissé vers la droite : les partis du centre reprennent comme si de rien n’était les arguments xénophobes et remettent en question les droits humains. On peut citer, à titre d’exemple, la façon dont les grands médias ont rendu compte, en 2023, d’une enquête portant sur la polarisation, avec des titres comme « De gauche, urbain, éduqué… et intolérant » ou « Une étude tacle la gauche urbaine bien-pensante ». Ces articles ne précisaient pas que l’« intolérance » en question comprenait aussi celle dirigée contre les groupes et les positions qui remettent en question l’ordre démocratique et l’État de droit, c’est-à-dire contre les arguments antidémocratiques qui ne respectent pas les droits fondamentaux et la séparation des pouvoirs. Du point de vue de la défense de l’État de droit, les deux pôles n’ont donc rien d’équivalents, et l’« intolérance » ne signifie pas la même chose d’un côté et de l’autre.
Notre société reste marquée par les conflits et le racisme. Une société post-migratoire est (encore) une utopie. Cette conclusion va à l’encontre de l’image que la Suisse se fait d’elle-même, celle d’un pays où l’on peut se retrouver autour d’une bière après s’être opposés au Parlement.
Dès le début, la droite a lutté contre la condamnation du racisme en invoquant la « liberté d’expression ». Elle a cultivé la polarisation comme stratégie politique pour ne pas parler des conflits sociaux, pour défendre et légitimer des privilèges et des revendications identitaires à visée excluante, ainsi que pour s’opposer à la nécessité de contribuer à une société post-migratoire.
Cette polarisation a même empêché des organisations progressistes de critiquer ouvertement les structures sociales qui véhiculent et encouragent le racisme. Alors que seul le mouvement des personnes concernées elles-mêmes, avant et avec BLM, a pu briser cette réaction défensive profondément ancrée dans la société suisse, c’est lui qui se voit aujourd’hui accusé de « polarisation ». Ce reproche est encore plus dangereux que dans le cas des débats politiques précédents, car la polarisation encouragée par la droite a pris profondément racine et est dangereusement attisée par les réseaux sociaux et par la lutte souvent désespérée des médias établis pour accaparer l’attention.
Que faire dans cette situation ? Les paroles du vieux maître Antonio Gramsci sont (malheureusement) toujours valables : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. Cette période apporte toujours un désordre moral, et nous devons créer des gens prudents et patients, qui ne s’indignent pas à chaque folie ».
Note :
Michele Galizia remercie les interlocuteurs et interlocutrices qui ont contribué à la rédaction de ce texte : Monique Eckmann, Claudia Kaufmann, Rohit Jain, Tarek Naguib et Alex Sutter.