TANGRAM 36

« Les migrants sont des gens comme nous, et tout comme nous, ils ont des droits »

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François Crépeau est professeur, titulaire de la Chaire Hans et Tamar Oppenheimer en droit international public, et directeur du Centre pour les droits de la personne et le pluralisme juridique, à la Faculté de droit de l’Université McGill. Il a été élu Rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme des migrants en 2011.
francois.crepeau@mcgill.ca

A la fois nécessaire et inévitable, la migration a récemment pris une nouvelle ampleur en Europe avec la crise des réfugiés. Face à la réponse inadéquate de l’Union européenne et de ses États membres, et au renforcement des sentiments xénophobes, la Suisse a un rôle à la fois moral et politique à jouer. Il s’agit de permettre aux migrants de se faire entendre, de défendre leurs droits et de s’intégrer dans l’édifice social.

Aujourd’hui, plus de 232 millions de personnes sont issues de la migration, originaires pour la plupart des pays développés. 59 % d’entre elles s’installent dans des régions développées, où elles représentent environ 11 % de la population. Pour sa part, la migration sud-sud affiche une hausse, en particulier en Asie où elle a augmenté de 41 %. L’Asie ne tardera donc pas à supplanter l’Europe comme première terre d’accueil.

Réponse immémoriale de l’espèce humaine à tous les stress politiques, économiques, sociaux et environnementaux, la migration est devenue indispensable à la croissance et au développement d’une économie mondialisée, qui exige une production et une main d’œuvre « globales » et où entreprises et employeurs s’attachent à réduire les coûts et à maximiser les profits.

En outre, le vieillissement des populations a entraîné une pénurie de travailleurs dans la plupart des pays du Nord, à commencer par l’Italie et le Japon. En 2010, pour la première fois, le marché du travail européen a affiché un nombre plus important de départs à la retraite que d’entrées dans la vie active. Si cette tendance perdure, il devrait manquer 8,3 millions de travailleurs en Europe en 2030, tandis que d’autres puissances économiques telles que le Canada, la Chine, la Corée du Sud et la Russie feront face à une pénurie similaire dès 2020. Afin d’y remédier, les employeurs devront s’appuyer sur le recrutement d’une main d’œuvre mondiale. Bon nombre de secteurs économiques auront besoin de migrants de tous les niveaux de qualification.

La crise économique et financière a aussi amplifié le phénomène d’émigration dans les pays les plus affectés. Entre 2007 et 2011, le nombre de citoyens grecs et espagnols migrant vers d’autres pays de l’OCDE a plus que doublé, et le nombre de citoyens quittant l’Irlande a enregistré une hausse de 80 %.

Les peuples ont toujours migré et continueront à le faire. Certaines personnes quittent volontairement leur pays pour vivre et travailler là où leurs droits seront respectés ou en vue d’un regroupement familial. D’autres y sont contraintes, fuyant la pauvreté, la discrimination, la violence, les conflits, les troubles politiques ou une mauvaise gouvernance. Dans le cas des catastrophes naturelles, la migration gagnerait à être davantage considérée comme une mesure d’adaptation qui renforce la résilience des populations au moyen d’une mobilité planifiée.

Nombreuses sont les personnes qui, pendant leur migration, sont exploitées, maltraitées et voient leurs droits bafoués. Or une chose est sûre : les mouvements migratoires à grande échelle sont aujourd’hui inévitables. Afin d’éviter abus et souffrances, les pays doivent créer des filières légales et sûres pour les migrants de tous les niveaux de qualification.

Récemment, un grand nombre de personnes, majoritairement syriennes, sont venues chercher asile en Europe en traversant la Méditerranée en bateau et/ou en parcourant l’Union européenne. La réponse des Etats membres à cet afflux de migrants sans précédent a été clairement inappropriée. Pour ne rien arranger, certains d’entre eux restent livrés à eux-mêmes pour assumer la responsabilité internationale humaine et humanitaire qui consiste à protéger les droits des migrants. Il est peu probable que le nombre de personnes entrant sur le territoire européen en quête de sécurité diminue dans un avenir proche : l’Europe doit se préparer à être au cœur d’intenses mouvements migratoires pendant plusieurs années, voire plusieurs décennies.

L’UE et ses Etats membres doivent travailler main dans la main à une politique de relocalisation plus solide afin d’offrir aux réfugiés une véritable alternative aux passeurs. Or la Suisse peut être un acteur essentiel dans l’ébauche d’une telle politique : en apportant une contribution technique, en soutenant financièrement les Etats membres de l’UE, voire en ouvrant ses frontières à un nombre significatif de réfugiés afin qu’ils s’installent sur son territoire.

L’augmentation de la migration a renforcé le sentiment d’hostilité envers les migrants : trop souvent présentés comme des voleurs d’emplois, des profiteurs de programmes sociaux et des facteurs d’insécurité dans le pays d’accueil, ils sont l’objet d’une violence et d’une discrimination accrues. Pourtant, il s’avère que l’immigration a des conséquences minimes sur le taux de chômage des pays concernés, un effet global positif sur la création d’emplois et l’investissement, et un faible impact en matière de criminalité. Il ne faut pas oublier qu’actuellement, 74 % des migrants sont en âge de travailler et que la répartition entre les sexes est presque équilibrée.

L’Allemagne d’Angela Merkel a joué un rôle politique et moral de premier plan en proposant un autre discours pour combattre les actes et les propos xénophobes envers les migrants et les demandeurs d’asile. La Suisse peut suivre la même voie en faisant en sorte de rester factuelle et en rejetant les approches xénophobes et populistes qui alimentent la peur et le ressentiment à l’égard des migrants.

La Suisse doit s’employer à mettre sur pied des politiques en faveur de la diversité et de l’intégration sociale des migrants. Pendant la Semaine d’actions contre le racisme à Genève, on a vu de nombreuses affiches et manifestations célébrant la diversité de la ville : c’est un pas en avant. De telles initiatives sont essentielles pour permettre aux migrants d’apporter leur pierre à l’édifice social et combattre les représentations mentales négatives, tant populistes que nationalistes. Afin que ces initiatives aient une portée plus grande et plus durable, il est par ailleurs indispensable que tous les dirigeants politiques en Suisse soulignent la nécessité de la diversité et s’interdisent toute parole raciste ou xénophobe à l’encontre des migrants. Tout propos comparant des êtres humains à des animaux, à des catastrophes naturelles ou à des déchets toxiques est intolérable et devrait être sanctionné.

Les droits humains sont universels. Par conséquent, tous les Etats doivent respecter le principe de non-discrimination afin que les familles de migrants, quel que soit leur statut, puissent faire valoir leurs droits et demander à être protégées contre la violation de ceux-ci. Il s’agit de garantir le respect de droit et de fait de ce principe.

Il existe deux manières simples de procéder, la première étant de donner la parole aux migrants. La Suisse peut y contribuer dans une large mesure en créant notamment une organisation nationale pour la protection des droits humains. Fondée sur les Principes de Paris, celle-ci permettrait à tous, y compris aux migrants, de porter plainte pour violation des droits humains et garantirait à tous une protection accrue. Il serait alors nécessaire de perfectionner les mécanismes de dépôt d’une plainte, mais aussi de donner à cette organisation des pouvoirs d’enquête renforcés envers les secteurs tant privés que publics, un accès complet et sans entrave aux centres de détention, et la permission de surveiller étroitement les procédures de détention ou d’expulsion de migrants.

Deuxièmement, la Suisse doit s’assurer que tous les migrants ont accès à la justice indépendamment de leur statut, afin de garantir le respect, la protection et la promotion de leurs droits. Récemment, la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de justice de l’Union européenne, les cours et les tribunaux nationaux ainsi que les organisations nationales des droits humains et les médiateurs ont montré leur détermination à défendre les droits des migrants malgré la réticence parfois forte des autorités politiques.

Faciliter l’accès des migrants à la justice – sans que ces derniers aient peur d’être repérés, détenus ou expulsés – afin de les aider à défendre leurs droits constituerait un grand pas en avant : cela permettrait en effet d’une part d’asseoir la légitimité des politiques migratoires en montrant que souveraineté nationale et droits humains ne sont pas incompatibles, et d’autre part, de changer les mentalités par la lutte contre les fantasmes et les stéréotypes.

Les Etats devraient mettre en place des garde-fous permettant à tous les migrants, quel que soit leur statut, de jouir de leurs droits. Il faut bannir toute coopération entre services de l’immigration et services publics relatifs à des droits fondamentaux, tels que l’éducation et la santé, de manière à permettre aux migrants d’accéder à ces services sans crainte d’être dénoncés et renvoyés. En séparant concrètement les services d’immigration des autres services publics, les Etats atténueraient les craintes des migrants face aux autorités, et leur permettraient de défendre leurs droits.

Les Etats sont également tenus de légiférer contre les abus, les menaces, les intimidations et toutes les formes de violence contre les migrants, mais doivent aussi enquêter sur les plaintes et effectivement poursuivre et punir ces actes. Les comportements xénophobes tels que les discours de haine et l’exploitation des migrants au travail doivent être fermement combattus.

La migration irrégulière est tout au plus un délit administratif et ne constitue en aucun cas un crime : ni contre les personnes, ni contre la propriété, ni contre la sécurité d’un Etat. L’immense majorité de migrants ne représente aucune menace sécuritaire et ne devraient pas être traités comme des criminels. Dans l’ensemble, les migrants sont courageux, débrouillards et ne demandent qu’à travailler, acceptant souvent de faire des travaux dans des conditions que les citoyens du pays d’accueil refuseraient.

Le fait d’associer migration illégale et criminalité va souvent de pair avec un sentiment d’hostilité envers les migrants et un langage inapproprié. D’où la nécessité d’un discours politique qui fasse contrepoids en insistant sur les bienfaits de la migration pour le pays d’origine comme pour le pays d’accueil. Toutefois, un tel discours pourra difficilement voir le jour tant que les migrants n’auront pas accès à la scène politique, autrement dit tant qu’ils ne seront pas en mesure de communiquer leurs préoccupations, de combattre les stéréotypes et de donner leur voix aux politiques susceptibles de les aider à faire valoir leurs droits. En attendant que les migrants puissent participer aux débats sur les politiques migratoires, les pays tels que la Suisse doivent montrer l’exemple sur le plan moral et politique. Il s’agit de combattre plus vigoureusement le racisme, la xénophobie et les crimes de haine, de faciliter l’accès des migrants à la justice, de consolider la culture commune des droits humains, et enfin de célébrer la diversité des cultures et des religions qui profite à tous.

Les migrants enrichissent la culture d’un pays et contribuent à son développement en répondant à ses besoins économiques et sociaux sur plusieurs générations. Néanmoins, nous ne devons pas nous arrêter à ces seuls aspects : nous devons d’abord et surtout réaliser que les migrants sont des hommes, des femmes, des pères, des mères, des enfants, comme nous, bref, les considérer comme des êtres humains qui ont des droits.