TANGRAM 43

Éditorial

Martine Brunschwig Graf est la présidente de la Commission fédérale contre le racisme (CFR)

La CFR a décidé de consacrer ce numéro de TANGRAM, l’unique numéro de cette année 2019, à la liberté d’expression dans le contexte de la lutte contre le racisme. Liberté d’expression oblige, nous avons veillé à la diversité des opinions sans pour autant que celles-ci représentent nécessairement celles de la CFR. L’important est que le débat ait lieu

On ne peut parler de liberté sans parler de responsabilité

Ainsi que l’écrivait le philosophe Fernando Savater (Ethique à l’usage de mon fils), « être responsable c’est se savoir authentiquement libre, pour faire le bien ou le mal, assumer les conséquences de ses actions (…) ». Ce qui s’applique à l’ensemble des libertés s’applique aussi à la liberté d’expression.

La Constitution fédérale garantit nos droits fondamentaux et énumère les libertés assurées à chacun. Le premier article – l’art. 7 – du chapitre consacré aux droits fondamentaux stipule ainsi que « la dignité humaine doit être respectée et protégée ». L’article suivant garantit lui le droit à l’égalité et à la protection contre la discrimination. La Constitution nous rappelle ainsi que nous disposons toutes et tous de droits et de libertés individuelles, mais aussi que nous vivons dans une société qui postule aussi le respect de l’autre.

Nos droits individuels s’exercent dans une société au sein de laquelle les autres disposent des mêmes droits. Nous avons donc la responsabilité de faire en sorte que nos droits s’exercent dans le respect de ceux des autres. Cette responsabilité nous engage et implique d’en assumer les conséquences. C’est là qu’intervient la norme pénale contre le racisme. Nul n’est censé ignorer la loi et qui s’en écarte doit s’attendre à en assumer les conséquences. C’est le prix à payer pour chacune de nos libertés, liberté d’expression incluse.

Liberté absolue plus efficace ?

Certains affirment que la norme pénale suisse contre le racisme n’est pas un bon instrument de lutte contre le racisme et la discrimination et qu’il vaudrait mieux une liberté quasi absolue comme celle offerte par le Premier amendement de la Constitution des États-Unis. Après presque 25 ans d’existence de la norme pénale antiraciste, on peut affirmer que cette norme a été appliquée avec une extrême modération et que la liberté d’expression a toujours été un élément qui a pesé dans le débat et dans les décisions des autorités judiciaires à tous les niveaux, y compris dans celles de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Une disposition pénale n’empêche pas les crimes, mais elle indique les limites que l’État pose afin de garantir le respect de l’ensemble des droits fondamentaux sans que l’un d’entre eux s’exerce au détriment des autres. Toute autre est la vision qui prévaut aux USA. Le débat démocratique est censé, grâce à la confrontation de toutes les opinions, permettre l’expression de tous les propos, y compris les plus détestables. La démocratie est censée agir comme élément dissuasif de l’expression verbale et physique du racisme et de l’appel à la haine. Dans la réalité, il en va autrement et ce qui se passe aux USA n’est pas de nature à nous convaincre du bien-fondé d’une telle approche.

Le danger de la complicité silencieuse

Réagir au risque d’amplifier encore l’écho des propos nauséabonds ou se taire au risque de devenir complices silencieux et impuissants d’échanges qui nous rebutent ? Cette question se pose de façon récurrente pour toute personne qui consulte les réseaux sociaux. Je n’évoque pas ici les écrits, paroles et images qui relèvent clairement de la norme pénale contre le racisme ou de l’atteinte à la personnalité. Il existe des voies légales pour les sanctionner. Je vise ici en revanche tous les propos savamment rédigés pour éviter toute sanction pénale, mais qui n’en demeurent pas moins blessants et portent atteinte à la dignité des personnes ou des groupes de personnes concernés.

Le défi à relever est de ne pas laisser croire que ceux qui se taisent cautionnent les propos malsains et discriminants. Il faudra trouver, au-delà des instruments légaux, des voies pour que la liberté d’expression permette aussi d’entendre la voix de celles et ceux pour qui s’exprimer librement implique aussi de respecter la dignité humaine.