TANGRAM 47

Le racisme et l’héritage du colonialisme dans la fabrique de l’histoire en Suisse

Auteur

Matthieu Gillabert est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg. matthieu.gillabert@unifr.ch

Le racisme et le passé colonial sont deux champs thématiques qui concentrent aujourd’hui l’intérêt d’un grand nombre d’historiens et d’historiennes en Suisse et font aussi leur entrée dans le débat public.

Cela n’a – et de loin – pas toujours été le cas. Alors que la Suisse est un pays précocement globalisé, en particulier par son industrie d’exportation et les activités financières qu’elle héberge, le sentiment d’être en dehors de toute entreprise coloniale a largement prévalu. Au cours du XXe siècle, l’absence de conflit majeur sur son sol a renforcé cette impression d’être une île au milieu des tumultes, notamment ceux de l’impérialisme et des mouvements de décolonisation. Cette forme d’innocence face à l’histoire s’est également traduite par une invisibilisation de la question du racisme.

À cette caractéristique suisse s’ajoute le fait que, au niveau international, l’histoire de la colonisation est restée en arrière-plan des principales recherches ou alors, comme dans le cas de la Société d’histoire des colonies françaises créée en 1912 à Paris, au service de l’entreprise coloniale elle-même . En tant que discipline qui s’institutionnalise au XIXe siècle, l’histoire porte en elle des traits du colonialisme en considérant le passage du temps comme un synonyme de progrès, en se focalisant sur la nation, ou en accordant une importance prépondérante aux sources écrites . Elle a généralement dissocié l’histoire générale des peuples « sans histoire » . En faisant l’histoire de la colonisation, les spécialistes doivent donc aussi réfléchir sur leur propre discipline, son passé, les représentations de l’altérité qu’elle a forgées et sa capacité d’interagir aujourd’hui avec le public.

Dès la fin du XIXe siècle, l’approche marxiste tente d’extraire l’histoire coloniale du carcan national et de l’aborder à travers les interactions sociales au niveau global. Par la suite, des figures intellectuelles du Sud global s’approprient l’histoire coloniale : Cheikh Anta Diop s’intéresse par exemple, dans les années 1950 déjà, au passé précolonial, alors que Frantz Fanon, figure marquante des études postcoloniales, montre comment la colonisation a aussi colonisé les imaginaires occidentaux, nourris d’une idéologie de domination du monde. L’écrivain états-unien James Baldwin ramène de ses voyages en Suisse des descriptions d’attitudes racistes dont il est victime .

En Suisse, cette approche postcoloniale n’apparaît que tardivement, à l’orée du XXIe siècle, et contribue à dynamiser la recherche historique tout en éclairant les répercussions de cette histoire globale sur la vie politique et culturelle du pays. Elle est le fruit d’une circulation des idées, mais surtout de l’action de mouvements tiers-mondistes au tournant des années 1960, puis de mouvements sociaux antiracistes, dans le sillage de Black Lives Matter, qui alertent sur la question raciale dans les interactions sociales – action policière, embauche – et dans l’espace public.

En dépit de ce contexte peu favorable, des travaux ont été publiés sur les interactions entre la Suisse et les espaces coloniaux ainsi que sur leurs conséquences politiques, économiques et culturelles. Comme le souligne Georg Kreis dans sa récente synthèse sur le sujet, l’écho de ces travaux plus anciens, en l’absence d’un débat plus large dans la société, est resté faible . Épars jusqu’au tournant des années 2000, les travaux se multiplient et se diversifient désormais, s’appuyant sur plusieurs disciplines. Après avoir cartographié les principaux domaines de l’histoire coloniale en Suisse, cet article propose d’explorer les thématiques qui ont émergé au cours de ces dernières années, avant de livrer quelques réflexions sur le rôle actuel de l’histoire dans le débat public à propos de ces questions.

Les domaines traditionnels de l’histoire coloniale en Suisse

Il serait erroné de penser que l’histoire des enchevêtrements de la Suisse avec le monde colonial aurait démarré avec les mouvements antiracistes du XXIe siècle. En 1932 déjà, le sociologue allemand Richard Behrendt publie un ouvrage sur la Suisse et l’impérialisme, dans lequel il souligne l’opportunisme de certaines personnes en Suisse qui auraient profité de la faiblesse de l’État suisse et de la neutralité : elles ont pu ainsi plus facilement s’insérer dans l’entreprise coloniale des grandes puissances . Cet ouvrage pose une question qui traverse une grande partie des travaux présentés dans cette section : y a-t-il un impérialisme suisse ? Et si oui, quelle est sa nature, quel est le rôle de l’État, étant donné que la Suisse n’a pas possédé de colonies ?

Depuis, les recherches en histoire ont analysé un grand nombre de cas où des Suisses étaient actifs dans le commerce avec le monde colonisé, sans que la nationalité joue toujours un rôle décisif . Elles ont aussi montré que la Confédération ne reste pas inactive face au problème de la colonisation, à travers notamment l’ouverture de consulats qui ont pour principale tâche de soutenir les affaires helvétiques .

En sens inverse, les marchés d’outre-mer ont eu un effet décisif et unique en comparaison européenne dans l’essor industriel de la Suisse. La question des archives reste toujours un défi. À partir de 1880, les statistiques de la Confédération sur le commerce extérieur permettent d’avoir un aperçu assez complet des échanges avec le monde colonial. Paul Bairoch montre que la Suisse se situe parmi les États qui exportent proportionnellement le plus de produits manufacturés au début du XXe siècle, dont une grande proportion est destinée à des pays extra-européens . Claude Lützelschwab a montré comment des commerçants genevois, à travers la Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif, ont obtenu d’importantes concessions foncières en Algérie, en intégrant des Français en 1860 . Ayant d’abord travaillé sur l’aire latino-américaine, Béatrice Veyrassat a récemment publié un ouvrage qui synthétise cette approche socio-économique des échanges entre la Suisse et le monde colonial pour la période du long XIXe siècle .

Pour la période antérieure, des historiens se sont intéressés à des entreprises familiales ou locales, en montrant dans certains cas un haut degré d’intégration au monde colonial. La recherche pionnière menée par Pierre Caspard sur la Fabrique-Neuve de Cortaillod, proche de Neuchâtel et spécialisée dans la production d’indiennes – toiles de coton imprimées –, souligne l’importance de la commercialisation de ces textiles dans la connexion de la Suisse avec le monde colonial du XVIIIe siècle . La production est à la fois dépendante de matières premières comme le coton, la gomme d’Afrique et l’indigo d’Amérique et dirigée vers les marchés extérieurs, européens et dans certains cas africains. Intégrées au commerce triangulaire, certaines indiennes étaient alors échangées auprès d’élites africaines locales contre des esclaves. Des motifs picturaux supposément appréciés en Afrique étaient justement produits en Suisse . Récemment, Christof Dejung a fait la preuve de l’importance des archives privées pour comprendre à la fois le réseau commercial intercontinental développé par des entreprises textiles telles que celle des frères Volkart et la globalisation économique qu’elles ont contribué à établir au XIXe siècle .

À côté de la dimension économique, le domaine des relations internationales a également fait l’objet de nombreux travaux. Pour beaucoup, ils se concentrent sur les relations entre la Suisse et les pays colonisés au moment où ceux-ci accèdent à l’indépendance. Marc Perrenoud, ancien historien au Département fédéral des affaires étrangères, a publié un article important sur les relations entre la Suisse et l’Afrique avant et après les indépendances, en montrant comment la « coopération technique » (aujourd’hui, la Direction du développement et de la coopération – DDC) s’institutionnalise en Suisse en 1960 . Le cas de l’Algérie a suscité plusieurs travaux, à cause du rôle qu’ont joué le gouvernement helvétique et des personnalités suisses du monde médiatique dans les accords d’Évian : Damien Carron retrace les enjeux diplomatiques et économiques au moment de la guerre d’Algérie alors que Marisa Fois focalise sa recherche sur les conséquences du conflit et de la décolonisation pour les Suisses qui habitent ce territoire .

Cela nous amène à un troisième domaine important dans l’histoire des liens entre la Suisse et le colonialisme : l’émigration des Suisses vers les pays d’outre-mer. Gérald Arlettaz figure comme pionnier de cette histoire . Par la suite, plusieurs études ont porté sur les « colonies » suisses dans les Amériques, la plupart adoptant la perspective des hommes et des femmes qui émigraient souvent pour échapper à la misère. L’ouvrage de Martin Nicoulin est emblématique : sans s’attarder beaucoup sur les autochtones, cette recherche sur les milliers de Suisses (dont une bonne part du canton de Fribourg) partis au Brésil au XIXe siècle a été suivie par d’autres travaux qui se poursuivent aujourd’hui. D’autres études régionales se sont intéressées à des groupes ou des trajectoires de Suisses émigrés, comme les Jurassiens en Amérique du Nord . Plus récemment, les colonies suisses d’Amérique latine – Leopoldina au Brésil – ont aussi été étudiées pour avoir participé à l’entreprise coloniale. Le racisme a permis à des Suisses de profiter d’une situation de domination en faveur des blancs .

À côté des commerçants, des diplomates et des émigrés, auxquels s’ajoutent les mercenaires, d’autres acteurs de ces relations entre la Suisse et le monde colonial ont été étudiés. Les missionnaires protestants et catholiques ont joué un rôle important dans la construction d’un imaginaire social sur le monde colonial. Patrick Harries a montré, à travers l’étude de publications missionnaires, non seulement combien les missions ont joué un rôle crucial dans la diffusion et l’imposition de pratiques médicales et de normes sociales , mais aussi comment elles sont intervenues dans la construction des savoirs et les représentations développées au contact des populations autochtones.

L’impact de la colonisation sur la Suisse

Les publications jusque-là citées montrent que ces connexions avec le monde colonial ne sont pas restées en dehors des recherches. Avec les études postcoloniales et les critiques sur le rôle de la Suisse dans ces relations – critiques qui remontent en tout cas jusqu’aux années 1960 au sein des mouvements tiers-mondistes et antiapartheid –, un pan de la recherche historique a placé davantage la focale sur l’impact de la colonisation en Suisse.

L’histoire des relations entre la Suisse et l’Afrique du Sud a joué un rôle central dans l’essor de ces travaux. ’Dans la seconde moitié du XXe siècle, les relations commerciales entretenues entre les deux pays – 10 % des investissements étrangers en Afrique du Sud sont suisses et les grandes banques suisses font de la Suisse le principal lieu de négoce de matières premières (or, diamants) – sont très importantes en dépit du boycott international envers ce régime officiellement raciste. Ces relations ont cristallisé les critiques sur la duplicité d’une politique de neutralité qui serait le paravent des échanges commerciaux. En 2000, le Conseil fédéral charge le Fonds national suisse de la recherche de faire la lumière sur leur histoire, laissant espérer l’ouverture des archives, à l’instar de ce qui s’est passé pour la Commission indépendante d’experts sur la Seconde Guerre mondiale (Commission Bergier). Trois ans plus tard, il fait marche arrière et limite l’accès des archives aux chercheuses et chercheurs, craignant des conséquences pour les entreprises suisses. Malgré cette « page peu glorieuse » et une réception modeste des résultats par les autorités, des travaux aboutissent et mettent en lumière les relations très privilégiées et réciproques qu’entretiennent les deux nations sur le plan économique et politique autour de l’anticommunisme .

Cette période est marquée par plusieurs ouvrages qui interpellent le public sur l’implication des Suisses non seulement dans le commerce d’outre-mer, mais directement dans la traite d’esclaves. Dans le sillage d’une histoire plus critique du passé, La Suisse et l’esclavage des Noirs et Une Suisse esclavagiste apportent non seulement un nouvel éclairage sur cette histoire douloureuse, mais sensibilisent aussi au processus de son invisibilisation ainsi qu’à ses ambiguïtés, puisque des Suisses ont aussi participé à des mouvements abolitionnistes, en particulier au sein de réseaux protestants européens .

L’histoire des missions que nous avons évoquée plus haut peut également être lue dans cette perspective. L’activité des missionnaires dans le domaine médical a, d’un côté, exporté des pratiques occidentales qui ont très souvent éradiqué les savoirs autochtones, mais les connaissances accumulées sur place ont aussi contribué à créer de nouveaux domaines scientifiques, voire à commercialiser en Occident des produits découverts dans les colonies. C’est le cas par exemple de la création de l’Institut tropical suisse, qui s’est intégré aux entreprises pharmaceutiques . Sur le plan culturel, cette activité missionnaire a fortement influencé des imaginaires collectifs souvent racistes sur le monde colonial par des publications, conférences, récoltes de fonds et autres fêtes populaires perpétuant cette idée d’un devoir d’assistance à des populations dans le besoin, le « fardeau de l’homme blanc » .
Enfin, l’histoire coloniale exerce une influence prépondérante sur la construction des savoirs européens à travers le cas du développement des sciences sociales directement en lien avec la colonisation, comme l’ethnologie et la géographie. Les sociétés de géographie et les musées qui s’institutionnalisent au tournant du XIXe siècle contribuent aussi à classifier le monde – les êtres humains, mais aussi la nature et la géologie – selon des standards légitimés par la science . Bernhard Schär insiste sur l’aspect transnational de cette construction des savoirs à travers l’exemple des frères Sarasin, membres du patriciat bâlois, qui profitent de la colonisation hollandaise pour effectuer des recherches ethnographiques, anthropologiques et naturalistes, et enrichir les collections des musées de Bâle .

La Suisse d’aujourd’hui, façonnée par l’histoire coloniale

L’histoire coloniale de la Suisse est discutée au-delà des milieux académiques, que ce soit par des groupes militants antiracistes ou des institutions publiques. Les discriminations raciales sont directement liées à un héritage colonial invisibilisé et interrogent sur le rôle de l’historienne ou de l’historien dans ces discussions et les manières d’aborder ces thématiques dans l’espace public, lui-même questionné quant à son inclusivité (statues, noms des rues). S’efforçant d’articuler les travaux d’histoire avec les questions du présent et à les transposer dans l’espace public, les recherches actuelles frappent par leur interdisciplinarité et par l’émergence de l’histoire publique. Parvenir tout à la fois à mettre en place un travail historiographique qui fournisse des réponses aux questions du présent et à appliquer les résultats à la structure de notre espace public est un défi éminemment complexe. Mais la recherche d’aujourd’hui, qui recourt admirablement à l’interdisciplinarité, contribue bel et bien au renouvellement de l’histoire publique.

Les ouvrages publiés ou coédités par Patricia Purtschert offrent un bel exemple de recherche visant à montrer comment cette histoire coloniale agit sur la construction identitaire du pays, que ce soit dans le rapport à l’altérité, dans les rapports de genre ou dans le racisme . Cette approche permet de montrer que l’histoire coloniale n’est pas déconnectée de l’histoire suisse, mais au contraire qu’elles évoluent en interdépendance, ce qui permet de déconstruire l’idée d’une société suisse qui serait sans racisme – raceless –, hors de cette histoire.

Inspirés des théories critiques sur la race, plusieurs travaux s’intéressent aujourd’hui à la présence du racisme dans une société qui s’est longtemps pensée en marge de cette histoire. Ce phénomène semble gagner en importance dans le débat public, au moins de manière ponctuelle. Une excellente synthèse publiée récemment montre la diversité des approches sur cette thématique – qui ne porte pas toujours directement sur l’héritage colonial, même si celui-ci reste essentiel pour comprendre la construction de la race dans notre société .

Les sciences politiques, la sociologie et l’anthropologie sont ainsi des disciplines essentielles pour analyser l’histoire du racisme en Suisse. Les recherches montrent que le racisme ne se réduit pas au domaine de la biologie, à la couleur de la peau, mais qu’en tant que processus de catégorisation sociale, il utilise plusieurs caractéristiques somatiques et entretient l’idée qu’il y a des différences physiques significatives qui hiérarchisent les êtres humains entre eux . D’autres recherches plus récentes sur l’intersectionnalité croisent d’ailleurs l’histoire du racisme avec d’autres discriminations, de classe et de genre notamment .

Alors que l’histoire coloniale a des implications sur les formes structurelles de racisme, il n’est guère étonnant que des groupes qui la nourrissent et favorisent sa visibilité dans l’espace public se l’approprient. C’est le cas par exemple d’un collectif de femmes noires qui ont élaboré une plateforme de documentation sur l’histoire et la présence des femmes noires en Suisse . Dans certaines villes suisses, des projets sont lancés pour visibiliser cette histoire en mandatant des spécialistes et pour développer des parcours urbains dans l’espace public . Cette histoire représente donc aujourd’hui un chantier à la fois pour la recherche et pour une nouvelle élaboration d’un récit inclusif et partagé sur le passé.

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