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Patrick Minder est professeur d’histoire au Collège Saint-Michel et maître d’enseignement et de recherche en didactique de la géographie et de l’histoire à l’Université de Fribourg (CERF). Il s’intéresse à l’histoire culturelle et à l’iconographie. patrick.minder@unifr.ch
La Suisse n’a pas possédé de colonies. Pourtant, des postures de domination et des discours racistes y ont prospéré, comme dans les puissances européennes. La diffusion de représentations iconographiques de nature coloniale en Suisse a largement contribué à la construction de l’imaginaire colonial helvétique. La représentation de l’autre, du sauvage, a également été utilisée comme antithèse à la modernité occidentale triomphante.
Ravivée par des événements récents (Black lives matter), la question du racisme en Suisse réinterroge la manière dont l’identité nationale s’est construite et la position que la Suisse a adoptée au sein des grandes puissances occidentales. D’autres éléments comme les stéréotypes et les discours discriminants élaborés par des religieux ou des scientifiques sont également nécessaires pour appréhender l’attitude de la Suisse face au colonialisme. Les images reproduites et diffusées permettent de mieux comprendre les origines historiques de la construction du discours raciologique en Suisse.
Commençons par la construction nationale. L’identité suisse moderne ne s’est véritablement développée qu’après la Constitution fédérale de 1848, de façon à rejoindre le concert des États-nations européens. En 1883 se déroule à Zurich la première Exposition nationale suisse, suivie de la deuxième en 1896 à Genève, alors que, après d’intenses discussions, le 1er août 1891 fixe pour la première fois la date de la fête nationale. À la même période, la Suisse s’industrialise et s’urbanise à un rythme soutenu grâce aux innovations techniques, à l’exploitation de nouvelles sources d’énergie et au réseau de transport routier et ferroviaire qui s’intensifie. Ces changements en profondeur polarisent les rivalités sociales et bouleversent irrémédiablement les rapports entre la ville, reflet du monde moderne, et la campagne, bientôt reléguée au rang d’un mythe figé dans la tradition.
Il faut rappeler ce contexte si l’on veut comprendre l’émergence et la diffusion de représentations iconographiques de nature coloniale en Suisse, alors que toute velléité politique de possession territoriale y est singulièrement absente. Les images contribuent à donner à la Suisse une place de choix au sein des nations les plus avancées et d’asseoir cette position sans contestation possible en étant véhiculées par des manifestations de grande ampleur, mobilisant toute la population derrière un projet commun d’éducation et de civilisation.
Comment les images coloniales sont-elles produites et diffusées en Suisse ? La publicité connaît un essor sans précédent au XIXe siècle ; l’affiche se modernise et se diffuse dans toutes les métropoles. Les illustrés, les magazines et les vignettes touchent désormais tous les publics (femmes, adolescents, enfants). Il en va de même pour les loisirs, les zoos, les cirques et les attractions en tous genres. La carte postale, simple encart vierge, devient illustrée et photographique : sa production atteint des sommets jusque-là inégalés. Le tournant du siècle est donc marqué par le visuel, diffusé au-delà des frontières.
La réception des images et la perception des stéréotypes sont en revanche très difficiles à mesurer. Pour autant, ce problème ne doit pas éclipser une réalité autrement plus importante : les images stéréotypées des Africains, publiées jusque dans les manuels scolaires, sont un miroir dans lequel les Suisses, toutes catégories sociales confondues, ont contemplé «la différence».
En Suisse, la figure de « l’Africain », plus généralement celle du sauvage, du barbare ou du non civilisé, sert de repoussoir et de contre-exemple au développement et à la modernité. Dans ce contexte, la production et la diffusion des représentations de « l’Africain » placent l’observateur suisse dans une posture d’autosatisfaction et de domination, et le convainquent de la puissance technologique et de l’infaillibilité idéologique occidentales.
Les Suisses qui participent à l’expansion et à l’exploitation coloniales émettent des stéréotypes au sujet des colonisés similaires à ceux que véhicule le monde européen. Biaisée par le discours racialiste dominant, leur vision du monde est ancrée bien avant leur départ pour les destinations exotiques. C’est pourquoi missionnaires, explorateurs, aventuriers ou employés, sans disposer d’une quelconque expertise dans le domaine scientifique, n’auront de cesse de présenter, de légitimer et de reproduire des images semblables à celles de leurs homologues occidentaux. Ce qui distingue le phénomène en Suisse est la quantité des images coloniales diffusées, très faible par rapport à la production atteinte dans les autres pays européens. Ce qui est assez logique, puisque les empires coloniaux cherchent par cette iconographie à justifier leur présence active dans les territoires colonisés.
Le texte figurant au dos d’une carte postale représentant un groupe d’enfants africains illustre parfaitement l’adhésion des témoins suisses sur place au discours racialiste occidental. La carte, légendée : « Une poignée d’ingénus », a été envoyée d’Elim (Afrique du Sud) par une missionnaire vaudoise à une petite fille de Pampigny (sans date) : « C’est très gentil à toi de penser à mes petits nègres. En voilà toute une bande qui te regardent de leurs grands yeux étonnés parce que Miline a la peau rose et blanche ».
La production iconographique coloniale en Suisse ne s’explique pas seulement par l’influence combinée des puissances européennes et des missionnaires en Afrique. Un autre aspect important a joué en faveur de la propagation des stéréotypes : le discours savant. Ce dernier renforce les convictions et les préjugés au sujet des Africains. Par le biais d’éminents spécialistes, chercheurs, professeurs, directeurs d’instituts et de musées, la Suisse participe à l’organisation du monde, verticale et cloisonnée, qui s’intéresse d’abord au vivant, puis aux autres secteurs des sciences. Dans le contexte de l’expansion coloniale, classer revient à diviser les races entre elles et, au sein de la race, s’impose la hiérarchie du genre et du rang social. Au final, l’homme blanc domine.
Comme elle l’a été pour l’entreprise coloniale et missionnaire, l’image vient également au secours des scientifiques. Supposée neutre parce que reflétant un instant réel sur un support fixe, la photographie propage les stéréotypes raciaux. Quand des spécimens humains sont exhibés en spectacle, les impresarios se dépêchent de publier les avis positifs émis par les experts sur le sérieux de leur démarche. À Genève en 1896, l’anthropologue Emile Young, successeur de Carl Vogt, donne une conférence sur les critères raciaux dans une salle comble et acquise à sa cause. Il illustre ses propos en présentant des individus qu’il a sélectionnés pour l’occasion dans le « village nègre » de la ville.
La lecture critique des travaux sur le sujet souligne l’absence d’une grille d’analyse inscrivant la Suisse dans un contexte historique plus large. À ce jour, aucun travail comparatif de grande ampleur n’a encore été effectué avec d’autres pays européens sans possessions coloniales (pays scandinaves), ce qui aurait pourtant le mérite de mieux cerner les forces à l’œuvre lors de la construction des mentalités.
Trop rares ont été les voix critiquant non seulement toute forme d’exploitation coloniale, mais aussi le colonialisme dans son essence même (à l’instar des anarchistes). Noyées dans un flot de discours, d’images et de représentations communément acceptés, ces voix se sont vite avérées inaudibles. Le mécanisme irrépressible de convergence des pratiques discursives a suffi pour diffuser et développer un imaginaire colonial en Suisse, alors même que le pays ne possédait aucun empire. L’étude des images de cet univers colonial, de leur production et de leur réception s’impose si l’on cherche à mieux comprendre le regard que l’on a posé et que l’on pose encore aujourd’hui sur la « différence » et l’étranger.
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Patrick MINDER : La Suisse coloniale. Les représentations de l’Afrique et des Africains en Suisse au temps des colonies (1880-1939), Berne, Peter Lang, 2011, 633 p.
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