TANGRAM 43

En terrain glissant. Confusion carnavalesque entre débats sur le racisme et liberté d’expression

Résumé de l’article
«Ein seifiges Terrain. Komplizierte Gemengelage zwischen Fasnacht, Rassismusdebatte und Meinungsfreiheit» (allemand)

Auteur

Daniel Faulhaber est journaliste indépendant.
Daniel.faulhaber@gmx.ch

À l’occasion de l’édition 2019 du carnaval de Bâle, une accusation de racisme a tourné à la polémique. En cause, le logo de la Guggenmusik Negro Rhygass montrant une caricature d’homme noir avec ses attributs habituels : lèvres charnues, grands pieds, jupe en raphia et os dans les cheveux.

L’emblème de cette Guggen, créée en 1927, se réfère à un événement datant de cette époque : l’atterrissage d’urgence sur sol africain d’un pionnier suisse de l’aviation, Walter Mittelholzer. Se distançant de toute forme de racisme, la Guggen a décidé, lors de son assemblée générale, de ne plus utiliser le fameux logo en public. Mais le débat était déjà lancé : lors d’une « marche de solidarité », quelque 800 personnes ont manifesté pour le maintien de la caricature et la « liberté d’expression ». Les carnavaliers ont eux aussi réagi avec véhémence : durant le cortège, on a ainsi vu des lanternes décorées avec des images de lèvres cousues et des gens en costume de singe ou déguisés en « bien-pensants ». Le petit monde du carnaval a réagi à la critique du racisme par l’incompréhension délibérée, la dérision et la contre-attaque.

Pour la recherche postcoloniale, ces réactions ont deux dénominateurs communs : le « privilège blanc » et la « fragilité blanche ». Par « privilège blanc », on entend le confort de ne pas avoir à craindre la discrimination en raison de sa couleur de peau. Et, par conséquent, de ne pas avoir à se préoccuper des conséquences réelles des plaisanteries et des moqueries visant la couleur de peau.

Dans les sociétés occidentales, le « privilège blanc » est « normal » et donc la plupart du temps invisible. Mais il arrive qu’il jaillisse sans prévenir, comme dans le réflexe des carnavaliers qui ont flairé derrière la critique du racisme une interdiction absolue d’expression. C’est oublier que le discours raciste colle aux personnes visées et véhicule un vécu de discrimination historique tout à fait spécifique qui, loin d’être surmonté, continue de déployer ses effets au quotidien.

En aval de la notion de « privilège blanc », celle de « fragilité blanche » décrit le réflexe consistant à réagir par la riposte et la colère à la critique du confort des positions blanches. Le « privilège blanc » et la « fragilité blanche » sont des modèles répandus de réaction au débat sur le racisme. Cela montre bien que même dans une ville à majorité rose-verte telle que Bâle, la société dite majoritaire nourrit du ressentiment, s’approprie des propos racistes et pratique une exclusion de large consensus lorsqu’elle est un tant soit peu bousculée dans ses certitudes. Cela montre aussi combien cette société, tout à son sentiment de vulnérabilité, est devenue mesquine et nerveuse.

Les deux schémas de fonctionnement montrent en outre quelles structures racistes sous-tendent la normalité. Une normalité aussi qualifiée ailleurs de culture de référence. Une normalité vectrice d’un consensus tacite sur « ce qu’on peut bien encore dire », pour la simple et bonne raison qu’« on a toujours fait comme ça ». Ce consensus est commode, arrogant et lâche. Certains l’appellent tradition. Le revers de la tradition, c’est sa fonction d’exclusion. Mais le racisme n’est pas une tradition, il est une habitude.