Auteur
Xavier Gravend-Tirole est théologien-chercheur, et aumônier à l’EPFL (École polytechnique fédérale de Lausanne).
xavier.gravend@unil.ch
Doit-on faire taire le néonazi David Köckert, quand il déclare devant une foule rassemblée à Köthen, le 9 septembre 2018, qu’une guerre des races contre le peuple allemand se poursuit avec les questions migratoires ? L’Allemagne, qui proscrit pourtant toute vente d’objets à la gloire du IIIe Reich, de Hitler ou du national-socialisme, n’a pas condamné ce discours, au nom de la liberté d’expression.
Personnellement, des frissons me prennent devant cette résurgence morbide de haine. J’aimerais ne jamais entendre de tels discours. Ignorer leur existence. Mais ce serait faire le lit d’un funeste déni. Certes, les laisser pulluler sur Internet ou dans les rassemblements, c’est prendre le risque qu’ils se normalisent, se propagent, et rallient de plus en plus de partisans. Pire encore, cette normalisation progressive pourrait accroître la violence physique contre les personnes visées. Refuser d’entendre ces discours et faire comme s’ils n’existaient pas, ce serait comme enterrer des déchets qui ne peuvent se décomposer : il faudra bien les traiter un jour.
Fonctionnant (trop souvent) sur le mode du mensonge et tendant à déformer les faits, de nombreux propos venant de cette veine xénophobe ne respectent pas les règles d’une véritable réflexion intellectuelle. Les propos injurieux intoxiquent le débat démocratique, et font gagner les Trump et autres populistes de droite, qui subvertissent allégrement les faits à leur avantage. Ce phénomène est également inquiétant.
Sur le plan moral et intellectuel, il faut évidemment combattre ces postures haineuses et scandaleuses. Mais sur le plan légal et politique ? La question me paraît plus difficile à trancher. Car la vie en démocratie exige que l’on accepte les opinions contraires aux siennes. Rappelons-le : la tolérance est une vertu qui se travaille (Habib, 2019). Elle ne découle pas de l’indifférence, mais de la patience. Vertu essentielle de la démocratie moderne – née avec elle au XVIIe siècle –, la tolérance représente une pièce maîtresse du débat d’idées. Elle sortirait perdante si, au nom de la protection des minorités, on en venait à censurer d’autres opinions politiques minoritaires.
L’un des impensés majeurs de ce débat tourne autour de ce « nous » – que certains brandissent sous la fameuse expression d’« identité nationale ». L’identité nationale est à mon sens une chimère. Une chimère malheureusement incontournable – non pas forcément nécessaire –, mais porteuse de sens, culturellement parlant, pour une partie de la population d’un lieu. Qu’on lise Matthieu Bock-Côté (2019), Alain Finkielkraut (2013) ou Samuel Huntington (1996 ; 2004), on retrouve la même rengaine chez ces trois conservateurs : on ne se reconnaît plus chez soi. « Nos » us et coutumes sont mis à mal. Il y a un risque, si l’émigration n’est pas mieux maîtrisée, que la culture du Québec, de la France ou des USA disparaisse, clament-ils.
En fait, l’étranger insécurise. Il rappelle que la mêmeté n’est pas de ce monde. Il menace une unité imaginée, qui se confond avec l’uniformité. Il embrume les fenêtres d’un passé fantasmé. Et en même temps, il atteste d’un changement de culture (g)locale. La diversité des cultures de notre planète est aujourd’hui visible dans toutes les mégapoles, comme dans toutes les villes de grande et moyenne taille. À terme, le métissage des personnes et des pratiques assure un véritable renouveau culturel : c’est grâce à la rencontre d’individus aux origines différentes que de nouvelles entités culturelles apparaissent et renouvellent du dedans un « nous » qui autrement aurait fini par se scléroser. Oui, on pose mal le problème en demeurant dans une logique d’intégration, comme si seules les populations migrantes avaient à s’adapter à leur lieu d’accueil. Avec le métissage, l’adaptation devient rencontre ; elle est mutuelle. Et partant, elle produit du neuf.
Étant donné que nous ne pourrons jamais nous débarrasser complètement de ce « nous », tant ses fonctions sociales participent aussi, positivement, à la construction d’une communauté nationale, il faut repenser la frontière de ce « nous » selon une autre logique que celle, binaire, d’un dehors et d’un dedans. Les gradations d’appartenance sont à revoir. De même que pour une cellule vivante, dont la membrane est dynamique et poreuse, l’identité (« nationale ») s’avère aussi en transformation constante. Lausanne ou Genève n’ont pas le même visage aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Si plusieurs visages, de différentes époques, peuvent représenter un même « nous », cela montre que notre définition de la tolérance évoluera forcément encore. Ce voile sur les femmes ne choquera peut-être plus dans vingt ans. En attendant, pour que jeunesse se passe, ne peut-on pas laisser crier les « intolérants » ?
Au départ, l’inquiétude des nostalgiques d’une culture d’antan, homogène et apparemment identifiable, reste acceptable, même si elle peut (déjà !) provoquer un certain inconfort. Mais d’autres commencent ensuite à marginaliser les étrangers, puis à les détester, pour finalement les maudire : « Qu’ils retournent chez eux ! » À quel moment pouvons-nous dire stop à ces discours ? Selon moi, la ligne de pensée qui distancie un Huntington d’un Köckert ne diffère que dans l’extrémisme des propos – mais les deux sont de même nature. C’est en ce sens qu’il est difficile de mettre une limite à la liberté d’expression. Le seul Rubicon à ne pas franchir sont les menaces de mort (ou de violence).
Les conservateurs soft seront certes outrés d’être apparentés à ces mouvances néonazies. Mais il n’existe pas de différence essentielle, explicite, entre la différenciation qu’ils instaurent (entre un « eux » et un « nous ») dans leurs écrits, et cette haine qui peut sourdre chez d’autres, au nom de cette même frontière culturelle. La discrimination est simplement plus modeste chez l’un que chez l’autre.
C’est parce que la démarcation entre un discours conservateur discriminant et un discours néonazi est uniquement quantitative, mais pas qualitative, qu’il m’apparaît superflu de censurer le second sur le plan légal. Il est concrètement trop difficile de définir des seuils d’acceptabilité pour la violence symbolique. J’en veux pour preuve les mouvements néonazis qui, ne pouvant pas imprimer de t-shirt représentant Hitler, transforment son visage en image de petit garçon rondelet avec sa moustache bien singulière, ou utilisent l’expression « I love HTLR » (jeu de mots dont la consonance est très proche de Hitler et qui est présenté comme le sigle de Heimat, Treue, Loyalität, Respekt [patrie, fidélité, loyauté, respect]).
Je pense que cette bataille – qui vire trop souvent à la censure à mon goût – est perdue d’avance. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut baisser les bras.
Parier sur le pluralisme, c’est défendre toutes les minorités, et accepter de se voir dérangé, bousculé, voire insulté par l’autre, et non pas se censurer mutuellement les uns les autres. C’est l’antithèse de la quête d’un espace sécurisé (safe space). Il est malsain, à moyen terme, de vouloir protéger a priori certaines personnes contre les discours haineux. C’est un peu leur faire insulte, alors que nous disposons d’autres outils pour les aider à se défendre.
La question de la liberté d’expression pourrait finalement être comparée à un problème de santé publique : à l’instar des maladies (comme le surpoids, le diabète, etc.), il faut l’appréhender en tenant compte des dimensions économiques, politiques et sociales. La xénophobie d’une majorité blanche qui se sent menacée par une minorité est la triste illustration de l’insécurité ressentie par certains par rapport à ce « nous » qui n’est plus bien défini. Il en découle un sentiment d’injustice, par exemple lorsque les populations immigrantes sont perçues comme étant davantage aidées économiquement que les populations locales.
On n’empêchera jamais quelqu’un d’être raciste ou antisémite. La censure n’est qu’une solution à court terme. À plus long terme, les frustrations ne feront que grandir – et nous exploseront un jour à la figure. C’est pourquoi il faut traiter le problème à la source. Si la liberté d’expression est en crise, ce n’est pas elle qui souffre le plus dans cette histoire, mais bien des personnes – autant les frustrées, aux prises avec un sérieux mal-être, que les violentées par les discriminations et la haine.
L’éducation, en éveillant les esprits, enraye l’ignorance, et permet d’apprivoiser la complexité du réel. Elle aide à dépasser les peurs et le déni – à accepter que des choses laides existent, et à les entendre lucidement. C’est l’apprentissage de la vie citoyenne que de composer avec ce qui nous dérange. Et d’apprendre à nous construire non pas une carapace, mais une colonne vertébrale pour rester debout. Maintenant, il faut redoubler d’efforts pour donner aux victimes de discriminations les moyens de rester elles aussi debout, afin qu’une solide fraternité puisse se construire par-delà nos peurs.
Die beweglichen Grenzen der Toleranz
(version courte)
I confini mutevoli della tolleranza
(version courte)