Auteure
Noémie Etienne est historienne de l’art et professeure à l’Université de Vienne depuis 2023. De 2016 à 2022, elle a dirigé le projet de recherche « Exotic Switzerland ? » à l’Université de Berne. Elle travaille aujourd’hui sur la conservation des collections et sur les moulages anthropologiques. noemie.etienne@univie.ac.at
Entretien réalisé par Sylvie Jacquat et Theodora Peter
L’historienne de l’art Noémie Etienne a étudié, avec une équipe de recherche, les traces de l’histoire coloniale dans les musées et les archives. Pour elle, une véritable décolonisation nécessite un changement structurel des méthodes de travail au sein des institutions.
De nombreux musées recherchent activement l’empreinte du colonialisme dans leurs collections. D’où vient cette volonté de décolonisation ?
Noémie Etienne: Sur le plan historique et théorique, mais aussi très concrètement, la décolonisation est liée à la lutte des peuples autochtones pour leurs droits territoriaux. Même si le terme est aujourd’hui utilisé dans différents contextes et notamment dans les musées, il ne faut pas oublier qu’en 2023, le colonialisme est toujours une force à l’œuvre. Pour de nombreux peuples autochtones, la période actuelle n’a rien de postcolonial, pas plus qu’elle ne témoigne d’une quelconque décolonisation. La destruction des habitations, des personnes et des cultures dans le but de confisquer terres et ressources et d’acquérir des richesses reste une réalité. L’engagement des activistes, des artistes et des intellectuels autochtones est essentiel pour montrer que la décolonisation est un sujet très concret et brûlant, qui implique pour ces personnes de retrouver leurs terres et de se reconnecter avec leurs ancêtres.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour l’art ?
Dans le domaine de l’art et de la culture, la décolonisation consiste à révéler les traces de l’histoire coloniale, à les comprendre et à lutter activement contre leurs effets. Depuis les années 1970, il existe un mouvement intellectuel, artistique et littéraire qui est particulièrement vivant en Palestine, en Inde, en Afrique du Nord, en Afrique subsaharienne ou dans les Antilles. Dans ces régions, un ensemble de personnes issues de milieux intellectuels se demandent comment l’histoire coloniale, ou plutôt la réalité coloniale, a modifié leur perception du monde, de leur corps, etc. Un mouvement plus tardif a également émergé en Europe, s’interrogeant sur ce qui fait de nous aussi les héritiers de cette histoire et comment celle-ci influe sur notre mode de vie, notre vision des choses et notre comportement.
Quelles questions faut-il se poser ?
Comment parlons-nous de l’« Autre » ? Qui a la parole ? Quelles sont les histoires racontées ? Quelles images produisons-nous ? Ce sont d’abord les milieux étudiants, les artistes et les activistes qui ont porté un regard critique. Les institutions comme les musées et les universités ne se sont emparées du sujet que dans les années 2000. Elles agissent parfois aussi sous la pression des acteurs culturels et de l’opinion publique.
La Suisse ne possédait pas d’empire. Pourquoi cette idée de décoloniser nos musées ?
La Suisse n’avait pas d’empire comme la France ou l’Angleterre. Mais dès le XVIIe siècle, si ce n’est avant, un certain nombre de Suisses ont participé individuellement à l’occupation et à l’exploitation de territoires internationaux. Certaines villes dans le monde en portent encore la marque : par exemple, la ville de « New Bern », en Caroline du Nord, est née d’un projet de colonisation de deux Bernois, qui étaient soutenus par les élites locales. Nous avons exposé plusieurs carnets de dessin témoignant de cette histoire dans le cadre de notre exposition Exotic ?, qui s’est tenue au Palais de Rumine, à Lausanne en 2020-2021.
Le colonialisme n’est pas seulement un phénomène national, c’est aussi une histoire de personnes et de réseaux (religieux, commerciaux, bancaires). Le cas de la Suisse est intéressant pour redéfinir la notion même de colonialisme, l’analyser sous toutes ses formes et considérer ses différents acteurs : les mercenaires d’armées étrangères, la main-d’œuvre des grandes sociétés de commerce, les missionnaires, etc. Nous devons aussi réfléchir aux conséquences de l’histoire coloniale et à la manière dont celle-ci se perpétue aujourd’hui, notamment en Suisse. Les rapports d’exploitation entre le Nord et le Sud, la logique de classification des races : tout cela existe encore bel et bien.
En quoi le débat dépasse-t-il la question du colonialisme historique ?
Aujourd’hui, le débat porte non seulement sur le colonialisme historique, mais aussi sur la notion plus contemporaine de colonialité. La colonialité décrit une relation de pouvoir, de domination et d’exploitation qui ne s’inscrit pas forcément dans le colonialisme « officiel ». Comme nous l’avons déjà mentionné, les sociétés d’Amérique, du Pacifique ou du Proche-Orient évoluent aujourd’hui dans une réalité toute coloniale. Ces phénomènes n’appartiennent pas seulement au passé.
Par ailleurs, l’idée de « colonialité » englobe d’autres rapports de pouvoir, par exemple la domination exercée sur les femmes, la nature ou certaines classes sociales. Dans l’exposition Exotic ?, nous avons étudié la manière dont le monde paysan était représenté – et parfois exploité – par les élites des villes en Suisse au XVIIIe siècle. Il existe donc aussi des fractures sociales et des formes de domination au sein d’un pays. C’est le cas par exemple entre la population des villes et celle des montagnes.
On retrouve parfois aussi ces rapports de domination au sein des institutions culturelles. Les musées et les universités s’efforcent aujourd’hui de déceler et d’abolir ces formes d’oppression. Ainsi, une réflexion se développe sur les relations entre le corps professoral et le corps intermédiaire, ou entre les commissaires d’exposition et les personnes en charge de la médiation et de la conservation-restauration – ces deux dernières professions étant parfois moins reconnues dans les musées.
Comment des objets coloniaux se sont-ils retrouvés dans les collections des musées suisses ? Qui en a fait l’acquisition ?
Les objets qui se trouvent encore aujourd’hui dans nos musées portent les traces de leur voyage. Dans le projet de recherche Exotic ?, que j’ai dirigé en collaboration avec Claire Brizon, Chonja Lee, Patricia Simon et Etienne Wismer de 2016 à 2022 à l’Université de Berne, nous nous sommes basés sur les différentes collections conservées dans les dépôts. Certaines n’avaient jamais été étudiées ni exposées. Nous avons trouvé des centaines d’objets – des chaussures collectées en Asie à des objets naturels d’Amérique latine – témoignant de l’histoire coloniale suisse dans le monde.
Si, au cours des dernières décennies, la recherche historique a largement mis en lumière le rôle de la Suisse dans le phénomène colonial, d’autres disciplines comme l’histoire de l’art et l’anthropologie apportent un éclairage différent et permettent une compréhension plus vaste de ces histoires grâce à leur travail avec des objets. Les objets soulignent certains aspects que l’on ne trouve pas toujours dans les sources écrites. La collaboration interdisciplinaire est donc très utile. Le fait de considérer certains taonga du Pacifique comme des « objets » peut être problématique, car ils incarnent aussi des ancêtres et des esprits, c’est-à-dire des êtres animés.
Certaines collections ont été constituées lors de voyages d’exploration, qui visaient souvent à occuper une région et à exploiter ses ressources naturelles. L’armée suisse a également joué un rôle, et de nombreux Suisses ont travaillé comme mercenaires pour des armées étrangères. D’autres objets ont été achetés dans des commerces en Suisse ou par le biais d’un vaste réseau de commerçants, par exemple en France, aux Pays-Bas ou en Angleterre. Certains de ces biens sont des fragments de l’histoire coloniale suisse.
Qu’implique la décolonisation d’un musée ?
La décolonisation des musées et des universités est une tâche colossale, qui demande non seulement de la volonté, mais aussi du temps et de l’argent. Elle ne consiste pas simplement à ajouter une vidéo à la fin d’une exposition temporaire pour y faire figurer le thème de l’esclavage, ou à inviter un artiste africain pour qu’il se charge lui-même du travail critique. Nous devons revoir en profondeur les méthodes de travail et les thèmes abordés – y compris dans les expositions permanentes – afin de mettre en évidence les structures de domination encore à l’œuvre aujourd’hui.
Outre du travail et du temps, ce processus exige de l’humilité. Il faut accepter de se tromper et de faire des erreurs. C’est normal, et il est parfois difficile de changer la logique qui s’est établie au fil du temps dans les milieux culturels et académiques. Les projets de décolonisation menés à la va-vite soulèvent des questions. On assiste parfois à une instrumentalisation de la lutte des autochtones, des étudiants, des artistes ou des activistes par des institutions, qui capitalisent sur ces questions, lesquelles jusque-là ne les intéressaient que peu.
On peut se demander ce que les musées pourront bien accomplir s’ils ne changent pas leur mode de fonctionnement. C’est pourquoi certaines institutions tentent aujourd’hui de s’éloigner du modèle historique d’accumulation de richesses pour se tourner vers des modèles plus éthiques, plus collaboratifs et plus durables. Ce processus concerne les musées, mais aussi toutes les autres institutions, notamment les universités.
Comment les institutions doivent-elles évoluer dans le cadre d’une décolonisation ?
Elles peuvent agir à plusieurs niveaux. Il est important qu’elles ne se contentent pas d’un travail de surface et du simple effet de communication (decolonial washing). Premièrement, il faut que les institutions se penchent sur leur organigramme afin de diversifier leurs équipes et de s’interroger sur la conduite en place : qui est impliqué ? Qui dirige ? Comment les décisions sont-elles prises ? Que faut-il faire ?
Deuxièmement, les musées doivent mener une réflexion sur toutes leurs structures, y compris celles qui ne sont pas visibles, comme les dépôts ou les réserves. Qui a accès à ces espaces ? Comment les objets sont-ils traités ? Les conditions de conservation sont-elles respectueuses et durables ?
Troisièmement, il faut changer de discours et véhiculer d’autres valeurs dans les institutions, en se demandant d’abord qui a la parole et quelles sont les histoires racontées. Est-il possible d’inclure d’autres points de vue ? Aujourd’hui, la distinction entre « sujets » et « objets », « culture » et « nature » est sans cesse reconsidérée. Enfin, nous devons faire des liens entre le racisme et les défis féministes et écologiques. Déconstruire la « colonialité », c’est aussi chercher les recoupements entre les questions de race, de genre et de classe. Comme je l’ai évoqué, ce travail doit aussi avoir lieu dans le milieu académique. Des formes de sexisme, de racisme et de classisme y sont présents. Ces phénomènes sont à l'œuvre malheureusement dans certains recrutements, par exemple.
Qu’en est-il de la recherche de provenance et de la restitution des objets ?
La recherche de provenance implique de comparer plusieurs sources : les inventaires des musées, les catalogues de vente et l’examen des objets eux-mêmes. On parvient ainsi à retracer le parcours d’un objet, par exemple entre différentes maisons de vente aux enchères. Parfois, avec un peu de chance, on peut remonter jusqu’à la communauté qui l’a fabriqué. Mais dans bien des cas, faute de sources suffisantes, la recherche ne mène à rien. C’est pourquoi il est souvent difficile de prouver une spoliation. À la place, on cherche à montrer que les collections ont été acquises correctement. Dans son livre Collections coloniales (2023), l’historienne de l’art Claire Brizon montre que cela peut devenir un travail collaboratif. Il est possible de remonter à de nombreuses informations en échangeant avec les artistes des pays d’origine et en s’appuyant sur les récits oraux.
S’agissant de la restitution, la Suisse a déjà rendu certains objets et s’illustre ainsi dans ce domaine. Toutefois, les demandes à son adresse sont actuellement peu nombreuses, sans doute parce qu’elle n’est pas mise au rang des grands pays spoliateurs.
Est-il possible de s’appuyer sur les archives privées ?
Difficilement, même encore aujourd’hui. Dans le cadre de notre projet de recherche, il n’a pas été facile d’avoir accès aux archives privées de la Ville de Neuchâtel. Du reste, il faut se demander ce que ces archives contiennent réellement. Les archives de l’histoire coloniale suisse sont en général produites par des personnes qui ont porté et soutenu les projets coloniaux. Aujourd’hui, le travail de la recherche consiste également à pointer les lacunes et les biais de ces sources.
Dans l’exposition Exotic ? et son livre, nous avons essayé de thématiser l’absence de certaines figures, par exemple celle des femmes noires réduites en esclavage. Il est difficile de raconter leur histoire, car les sources sont problématiques. De la même manière, les collections ont leurs limites. Ce qui est conservé dans les dépôts des musées témoigne de l’histoire coloniale, mais aussi de ce qu’elle a rendu invisible. Aujourd’hui, il ne reste que de très rares vêtements, images et possessions de personnes réduites en esclavage. La violence structurelle a empêché leur conservation, parfois même leur fabrication. La recherche doit se pencher sur l’absence de tels vestiges et trouver des stratégies pour thématiser l’intangible.
Exposition : Noémie Etienne, Chonja Lee, Claire Brizon, Exotic ?, Palais de Rumine, Lausanne, 2020-2021. Visite virtuelle : https://www.archeotech.ch/fpcm/nzx8imbn384
Noémie Etienne, Chonja Lee, Claire Brizon, Etienne Wismer (eds.), Une Suisse exotique ?, Zurich, Diaphanes, 2020
Claire Brizon, Collections coloniales, Genève, Seismo, 2023
Open Acces : https://www.seismoverlag.ch/fr/daten/collections-coloniales/