Rinny Gremaud est journaliste indépendante.
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Martine Brunschwig Graf, présidente de la CFR, fait le bilan de 20 ans de lutte contre les discriminations raciales. Elle estime notamment que si la norme pénale a pu avoir une influence sur certains comportements, elle reste insuffisante pour lutter contre le racisme de la vie quotidienne, les discriminations à l’embauche ou à l’octroi de logement, par exemple.
En 20 ans, estimez-vous que la norme pénale a contribué concrètement à faire diminuer le racisme en Suisse ?
Il n’existe pas d’instrument de mesure pour répondre à cette question. Les attitudes racistes sont probablement peu influencées par l’existence d’une norme pénale. Celle-ci n’interdit d’ailleurs à personne de penser ce qu’il veut et de le dire dans un cercle restreint. Par contre, la norme antiraciste a eu une influence sur certains comportements. Elle désigne les actes qui ne sont pas tolérés par la société. Cette ligne rouge a sans doute évité des dérapages. Quant aux comportements, ils doivent être influencés par un travail de prévention, notamment auprès des plus jeunes.
Depuis l’instauration de la norme pénale contre le racisme, la justice n’a été que très peu saisie. Qu’est-ce qui empêche les personnes lésées de le faire ?
Nous ne possédons pas de chiffres concernant la totalité des cas dont la justice s’est saisie d’office ou qui ont fait l’objet de dénonciations. Nous nous efforçons d’améliorer le monitoring concernant le règlement des cas juridiques. Les cas qui pourraient relever de la norme pénale antiraciste se poursuivent d’office pour autant qu’ils soient portés à la connaissance de l’autorité judiciaire et que le procureur estime qu’il y ait lieu de poursuivre.
Serait-il utile que la Commission fédérale contre le racisme puisse être partie dans les procédures judiciaires ?
Devenir partie dans une procédure judiciaire n’est pas prévu dans le mandat octroyé par le Conseil fédéral. Une motion a été déposée au Parlement allant dans ce sens. Mais la CFR n’est pas une autorité, elle ne rend pas de décisions, et ne peut donc être partie au sens où l’entendent les motionnaires. Le rôle de la commission est d’une autre nature. Il lui revient de conseiller les autorités, d’émettre des recommandations, de mettre en garde parfois, tout en menant ou participant à des démarches de prévention.
Au vu des statistiques de condamnation, on remarque que ce sont souvent les mêmes communautés qui saisissent la justice. Par ailleurs, ce ne sont pas celles qui sont le plus souvent victimes de discriminations. Faut-il prendre des mesures incitatives pour qu’il en soit autrement ?
Il semble en effet que toutes les victimes ne dénoncent pas les actes racistes de la même façon. Ceci tient probablement au fait que toutes les victimes ne savent pas quels sont leurs droits, ou que certaines ont peur de saisir la justice. Il faut donc que l’information soit mieux diffusée et que les services de consultation soient plus ouverts. Par ailleurs, il faut donner aux associations représentant certaines catégories de victimes la possibilité de se porter partie civiles, ce qui n’est actuellement pas le cas.
L’Art. 261bis CP est le seul instrument légal de lutte contre les discriminations raciales. Pourquoi est-ce insuffisant ?
En effet, il manque des dispositions de droit civil pour régler les questions de discrimination raciale dans la vie quotidienne : discriminations à l’embauche, en matière d’octroi de logement, etc. La CFR milite depuis plusieurs années pour que de telles dispositions puissent voir le jour. Actuellement, ni le Conseil fédéral ni le Parlement ne semblent disposés à entrer en matière. Mais il faudra bien régler cela un jour si l’on veut vraiment lutter contre les discriminations.
Ceux qui militent pour l’assouplissement ou la suppression de la norme pénale prétendent que le délit d’atteinte à l’honneur suffit pour lutter contre le racisme. Pourquoi n’est-ce pas vrai ?
L’atteinte à l’honneur consiste à accuser un tiers de tenir une conduite contraire à l’honneur ou à proférer des injures. Une grande partie des actes racistes n’entreraient pas dans cette catégorie et, sans l’Art. 261bis CP, ne seraient pas punissables. Par ailleurs, les actes racistes ne s’attaquent pas qu’à l’individu visé, mais disqualifient une catégorie de personnes en la dénigrant de façon systématique. Ils sont une atteinte à la paix publique et au vivre ensemble.
Depuis 1995, la société a beaucoup changé. Par exemple, la frontière entre sphères publique et privée s’est largement effacée avec l’usage des médias sociaux. Comment la CFR s’adapte-t-elle à cette réalité ?
La CFR s’intéresse tout particulièrement aux médias sociaux et juge qu’il serait bon que ceux-ci prennent leurs responsabilités, en rappelant à leurs membres les règles à respecter. Et notamment que le discours de haine, l’appel à la violence et la divulgation de propos racistes ne sont pas tolérés. En outre, la CFR axe sa campagne 2015 sur l’usage positif des réseaux sociaux en mobilisant surtout les jeunes.
La Suisse n’a pas les mêmes problèmes que la France ou l’Allemagne en matière de tensions communautaires. Mais les réseaux sociaux et les médias la rendent perméable aux débats qui animent les pays voisins. Dans ce contexte, la voix de la CFR apparaît relativement modérée... La CFR s’efforce avant tout d’être crédible dans ses prises de positions, ses interventions, les recommandations qu’elle publie et les conseils qu’elle fournit lors de consultations. La prévention, en la matière, est l’affaire de tous. Ainsi, les autorités, dans notre pays, ont toujours veillé, en matière d’éducation, d’aménagement et de logement, à éviter tout communautarisme. Cette politique porte ses fruits, elle mérite d’être encouragée et soutenue. Il faut rappeler encore que nous ne sommes pas une ONG, ni un lobby. Notre rôle n’est pas de pousser des grands cris. Une commission comme la nôtre doit s’efforcer de dire des choses qui peuvent être entendues sur la durée.
Après 20 années d’activité, comment la CFR se projette-t-elle dans les 20 prochaines ? De quels moyens devrait-elle bénéficier pour mener à bien sa mission à l’avenir ?
La CFR ne dispose que 2,9 postes à plein temps pour répondre à de grandes attentes. Elle serait très heureuse de pouvoir disposer de moyens supplémentaires. Mais, pour le présent, elle axe sa stratégie sur une collaboration étroite et continue avec tous les acteurs dans le domaine de la lutte contre le racisme et les discriminations. La campagne 2015 de la CFR vise à renforcer la mobilisation, les liens avec les écoles, les associations, les institutions publiques, parapubliques et les milieux privés afin que chacun contribue à renforcer le respect de l’autre.
«Wir haben noch keine Gesetze gegen den alltäglichen Rassismus»
(version courte)
«Mancano tuttora leggi contro il razzi-smo ordinario»
(version courte)