TANGRAM 35

Le racisme dans l’œil des jeunes Romands

Auteure

Gladys Rastorfer est journaliste indépendante.
gladys.rastorfer@gmail.com

Aborder avec des jeunes les questions du racisme, de l’humour et de l’usage d’Internet, c’est entrer dans un monde de paradoxes. Enfants du multiculturalisme, les jeunes s’estiment légitimés à manier les stéréotypes communautaires, surtout pour en rire. Mais ils restent prudents sur les réseaux sociaux.

«Le racisme, on en a beaucoup parlé à l’école. Dès qu’on est petit, on nous sensibilise aux différentes cultures et aux religions, on n’arrête pas de nous dire qu’il faut être tolérant.» Pour Aurélien, maturant lausannois de 19 ans, le racisme, c’est ce que ses figures d’autorité, parents et professeurs, lui ont toujours décrits comme un fléau.

Est-ce pour autant qu’il ne tient jamais un propos raciste? « En fait, c’est pas vraiment du racisme au premier degré, mais ça m’arrive de vanner des potes sur leur origine, par exemple, ou de faire des blagues sur les Juifs. Je n’appelle pas ça du racisme. »

Comme Aurélien, beaucoup de jeunes, en milieu urbain du moins, se disent hautement conscients de vivre dans un monde multiculturel, cosmopolite et traversé de flux migratoires. Enfants de la mobilité, de la mondialisation, ils ont grandi avec des voisins de toutes les couleurs, ont été éduqués aux religions multiples, ont eu à l’école des camarades allophones.

Jouer avec les clichés

« Pour ça, la Suisse est très différente de la France, il y a beaucoup plus de brassages culturels, estime Thomas, 20 ans. Comme ado, j’avais pas mal d’amis des Balkans, des musulmans. Moi, je suis d’origine juive. En venant de communautés différentes, on entretenait un humour qui se fondait sur les stéréotypes liés à nos cultures. On se moquait de soi-même, et ça nous permettait de nous moquer des autres aussi. »

Apparemment, l’éducation à la diversité n’a pas toujours les effets que l’on croit. Sensibilisés dès l’enfance aux différences et au respect entre les communautés, les jeunes s’estiment d’autant plus légitimés à manier les stéréotypes raciaux ou communautaires lorsqu’ils servent une cause humoristique. Quitte à ce que, par conséquent, ces stéréotypes circulent plus librement. Autrement dit, l’éducation à la diversité n’est pas synonyme de retenue ou de politiquement correct. « C’est pas parce qu’on est plus conscient de vivre dans un monde multiculturel qu’on est forcément plus gentil avec les autres, ou plus politiquement correct, explique Mathieu, 20 ans. Au contraire, je crois que plus on a conscience de nos différences, plus on se sent libre de se vanner, de jouer sur les clichés. »

Lorsqu’on interroge des jeunes sur leur rapport au racisme, la question des limites de l’humour est toujours en embuscade. Le rire est-il le paravent du racisme, son catalyseur ou sa soupape ? « Forcément, ça dépend, répond Anne-Lise, 19 ans. Il y a des humoristes comme Dieudonné qui s’en prennent seulement aux Juifs, et à force, ça veut quand même dire qu’ils sont antisémites. Mais il y en a d’autres qui se moquent de toutes les communautés, y compris de la leur, et ce n’est pas pareil. »

Shoah vs Mahomet

A côté d’elle, Mathias, qui a le même âge, n’est pas d’accord: « Dieudonné, moi, il me fait rire, et je n’ai pas honte de le dire. Je ne me considère pas comme antisémite. Mais je pense qu’en matière d’humour, les jeunes sont capables d’aller beaucoup plus loin que les générations d’avant. Les choses sensibles, comme les camps de concentration, on peut tout à fait en rire. Parce qu’on n’a pas vécu la guerre, et nos parents non plus. Plus on s’éloigne de cette époque, plus on se permet d’en rire. »

La discussion qui se poursuit avec Mathias, Anne-Lise, et trois autres jeunes gens à la sortie d’un lycée, révèle un autre paradoxe : d’un côté, ils se disent capables de rire de tout, en particulier de la Shoah. De l’autre, certains estiment que s’en prendre aux croyances religieuses n’est pas acceptable, en particulier s’agissant des caricatures de Mahomet. « Les croyances religieuses, c’est sacré », lâche même Mathias. Un camarade prend le relai : « Je ne comprends pas qu’on puisse rire d’un truc dont on sait que ça va blesser des gens. »

Et les chambres à gaz? « Je comprends que ça peut aussi heurter, dit Mathias. C’est pour ça que j’évite de le faire avec n’importe qui. Mais il faut dire, aussi, qu’on tolère les caricatures de Mahomet, et en même temps, on a l’impression que les Juifs, ils sont toujours mieux protégés. C’est deux poids, deux mesures. Parce que les médias, c’est les Juifs qui les contrôlent. C’est comme la CIA... »

Théories du complot

Ce type d’affirmations découle directement de la large circulation sur Internet de théories du complot en tous genres. Visionnées même avec un degré d’attention superficiel, elles finissent par se déposer en strates dans le fond des consciences et ressortent comme si elles tenaient de l’évidence à l’occasion de discussions anodines. Et ce, apparemment, quel que soit le niveau d’éducation.

En effet, dans un centre de loisirs d’un quartier populaire à Lausanne, des jeunes entre 16 et 22 ans, apprentis ou en rupture de scolarité, tiennent, par exemple, un discours tout aussi confus et amalgamant à propos des Juifs, d’Israël et du sionisme. Un exemple extrême : « C’est clair que l’Etat islamique, c’est pas vraiment des musulmans, affirme Mehdi. L’islam dit que tuer, c’est un pêché. L’Etat islamique, c’est un truc inventé par les Etats-Unis et les Juifs pour diaboliser les musulmans. C’est comme le 11 Septembre. »

En cela, Internet est vertigineux. Les théories du complot les plus fumeuses circulent désormais sans frontières de communauté, de classe sociale ou de niveau d’éducation. Et ceux qui les relaient n’assument pas la responsabilité de ce qu’ils diffusent. « Ça m’est arrivé de partager un lien vers des sites qui disent ça, avoue Amet, mais je n’ai pas vraiment vérifié. Après, c’est ceux qui lisent qui doivent se faire leur propre avis. »

« Juste des idées »

Chez les maturants, l’usage de Facebook est plus avisé. « Je n’aime pas aborder les sujets sensibles sur Facebook, dit Aurélien. Quand on publie quelque chose, on ne sait jamais par qui ça peut être vu. Alors je ne partage pas n’importe quoi. Ça ne m’empêche pas de dire ce que je pense quand je suis avec des amis ou des gens que je connais bien. Mais Facebook, c’est comme si on disait des choses en public. »

Par ailleurs, à les en croire, la diffusion de contenus mettant en cause des communautés ethniques ou religieuses ne relève pas vraiment du racisme. Amet: « C’est pas du racisme ou de l’antisémitisme, c’est juste des idées. »

Entrer en dialogue avec des jeunes sur la question du racisme, de l’humour et de l’usage d’Internet se révèle d’autant plus déstabilisant que leur discours est toujours paradoxal. Distinguant complètement la théorie de la pratique, ils sont capables d’affirmer une chose et son contraire, tout en restant certains d’être cohérents avec eux-mêmes. A les écouter, un élément, toutefois, émerge clairement : les jeunes ont une conscience aiguë de la différence entre parole privée et parole publique. Plus réservés qu’on le croit dans l’usage qu’ils font des réseaux sociaux, ils sont davantage conscients que leur aînés du caractère éminemment médiatique des réseaux sociaux. A leurs yeux - comme aux yeux de la loi - parler entre soi, ou s’exprimer par médias interposés, qu’ils soient officiels ou participatifs, n’induit pas la même responsabilité. Dans leur rapport aux propos racistes, c’est peut-être en cela que les jeunes se distinguent de leurs aînés.