Auteur
Pascal Wagner-Egger est lecteur et co-directeur de l’Unité de psycholinguistique et psychologie sociale appliquée de l’Université de Fribourg.
pascal.wagner@unifr.ch
Les recherches en psychologie sociale sur le phénomène du racisme et de la discrimination se sont d’abord concentrées sur l’auteur de la discrimination en étudiant les facteurs de personnalité ou les contextes sociaux qui favorisent son apparition. Ces dernières décennies, certains travaux ont tenté d’étudier le point de vue de la victime de la discrimination, afin de mettre en évidence les effets psychologiques dont elle pouvait souffrir et les moyens qu’elle mettait en œuvre pour minimiser les conséquences de la discrimination subie. Nous évoquerons dans cet article tour à tour les questions de l’estime de soi, de la santé physique et psychique, et les réactions possibles à cette expérience de la stigmatisation.
Après le sociologue Erving Goffman1, les psychologues sociaux se sont intéressés depuis quelques décennies aux effets psychologiques – néfastes pour la plupart – endurés par les victimes du racisme. La notion de stigmate nous vient des Grecs, qui considéraient que toute marque corporelle visible était le signe visible du caractère infra-humain de son porteur (esclave, criminel, traître, etc.). Les psychologues sociaux définissent le stigmate comme une caractéristique associée à des traits et stéréotypes négatifs qui auront pour effet une perte de statut et l’attribution à un groupe discriminé (« noirs », « obèses », «homosexuels», etc.2). Une caractéristique de ces stigmates est que, le plus souvent, ils ne peuvent être cachés aux yeux des autres. Ainsi, la discrimination ne peut pas être évitée, ce qui aura nombre de conséquences fâcheuses pour la personne qui en sera la victime. De nombreuses recherches en psychologie sociale ont montré que ces conséquences peuvent atteindre la façon dont on se perçoit (l’estime de soi, par exemple), mais aussi la santé physique et psychique des individus stigmatisés.
La malheureusement fameuse étude de Clark & Clark (1947) sur les préférences des poupées chez des enfants noirs de 3 à 7 ans aux Etats-Unis a montré qu’environ trois quarts de ces enfants préféraient les poupées à peau blanche plutôt que les poupées à peau noire (bien que, dès 3 ans, ils identifiaient correctement leur couleur de peau comme étant plus proche des poupées noires). Ainsi les enfants noirs dès leur plus jeune âge souffraient – et sans doute souffrent encore – d’un sentiment d’infériorité. Etre stigmatisé c’est donc posséder une identité sociale dévalorisée, alors qu’avoir une bonne estime de soi est l’un des besoins fondamentaux de tout être humain, selon les psychologues.
Néanmoins, 20 ans de recherches sur l’estime de soi chez les personnes stigmatisées (p.ex. Noirs, Chicanos, femmes, homosexuels, délinquants juvéniles, personnes physiquement ou mentalement handicapées, etc.) n’ont globalement pas montré chez ces populations une estime de soi moyenne plus faible que chez les groupes de personnes non stigmatisées. Toutefois, il ne faudrait pas conclure de cette absence de différence que le racisme vécu n’a pas d’effet sur l’estime de soi, mais plutôt que les personnes stigmatisées utilisent des stratégies pour rehausser leur estime de soi menacée. Par exemple, on a pu observer que la communauté noire fournissait un support social permettant de préserver une identité positive chez les adolescents noirs. Un autre phénomène a permis de montrer que l’estime de soi des personnes discriminées peut ne pas être trop atteinte par le racisme : les individus en général traitent l’information relative au soi de façon sélective, en ne retenant principalement dans la construction de leur identité que les éléments favorables au soi.
Les chercheuses et chercheurs en psychologie sociale ont identifié et mesuré en particulier trois stratégies permettant aux personnes stigmatisées de préserver une bonne estime de soi3: la comparaison de soi avec d’autres individus également stigmatisés plutôt qu’avec les membres des groupes dominants, l’attribution des événements négatifs aux préjugés et à la discrimination plutôt qu’à soi, et le désengagement des domaines dans lesquels les individus sont stigmatisés. Un exemple de cette dernière stratégie serait pour une femme souffrant du stéréotype de son infériorité par rapport aux hommes dans le domaine des mathématiques, de diminuer l’importance que les mathématiques ont pour la définition de son identité. Notons au passage l’effet pervers possible d’une telle stratégie, qui participe à la reproduction sociale (Bourdieu) des inégalités en détournant ici les femmes du domaine typiquement masculin des sciences.
Malgré l’efficacité de ces stratégies, il n’en demeure pas moins que dans des situations de discrimination intense, elles ne suffisent plus : des recherches ont montré que plus les femmes ou les personnes noires américaines se percevaient comme victimes de discrimination stable et chronique due à leur appartenance de genre ou ethnique, et plus elles présentaient des troubles psychiques et physiques. Par exemple, une méta-analyse relativement récente de 134 études (menées entre 1987 et 2007) sur les effets de la discrimination a conclu aux effets négatifs de la discrimination à la fois sur le plan physique et psychique, en un syndrome qui s’apparente à celui du stress : stress physiologique (p. ex. taux élevé de cortisol), mais aussi psychologique, au travers de sentiments de détresse et de dépression4. Au niveau du comportement, ces effets sont associés à davantage de comportements malsains (comme le tabagisme, l’alcool, le surpoids, etc.), et une diminution des comportements de santé (p. ex. la pratique du sport, sommeil suffisant, etc.). Néanmoins, divers facteurs sont à même de réduire ces effets néfastes de la discrimination, comme le support social ou les stratégies connues de gestion du stress.
Ainsi, la discrimination vécue semble bien avoir une multitude de conséquences négatives, tant au niveau des émotions, de la cognition, des motivations et des comportements. Mais quelles sont les réactions à cette discrimination subie ? Dans un travail de synthèse, trois types de réactions au rejet ont été identifiées : (1) les réponses prosociales, (2) le retrait et l’évitement, et (3) les réponses antisociales comme l’agressivité5. Si le rejet provoque chez les victimes d’abord un sentiment de vulnérabilité, celui-ci s’accompagne d’un besoin accru d’acceptation, donc d’une réaction d’abord prosociale afin de restaurer le lien. Mais si des rejets ultérieurs viennent contrer cette réaction prosociale, celle-ci va faire place à des comportements d’évitement, voire, si le rejet n’est pas ainsi évité, à des comportements antisociaux comme l’agressivité. Ainsi, une recherche menée en Belgique en 2002 a montré que si l’origine ethnique, l’origine sociale ou la discrimination perçue à l’encontre des personnes immigrées en général n’étaient pas liées à des croyances favorables à l’usage de la violence physique (l’accord avec des affirmations telles que « Si quelqu’un te fait un sale coup, tu dois te venger » p. ex.), le sentiment de discrimination personnelle l’était par contre (p. ex. « Dans la rue, je risque plus de subir un contrôle d’identité que la plupart des Belges »)6.
Aussi personnelles soient-elles, les réactions à la discrimination dépendent également de l’idéologie ambiante : une recherche de Brenda Major et ses collègues a montré que plus les répondants membres des minorités aux Etat-Unis (p. ex. Noirs, Latinos) adhéraient à l’idéologie de la mobilité individuelle (c’est-à -dire au « rêve américain » : le fait que les pauvres puissent individuellement bénéficier de l’ascenseur social), et moins ils avaient tendance à ressentir de la discrimination de la part de la majorité blanche7. Ainsi, l’idéologie peut contribuer de façon pernicieuse à rendre la discrimination invisible aux yeux même de ceux qui en sont les victimes, et d’autres travaux en psychologie sociale ont montré que les membres des groupes défavorisés (et donc discriminés) ont tendance à considérer le système social qui leur est pourtant défavorable comme paradoxalement plus juste que les membres des groupes dominants, selon un phénomène qui n’est pas sans rappeler la «fausse conscience» décrite par Marx.
En conclusion, la discrimination subie, ou stigmatisation, est une expérience fortement pathogène qui peut affecter la santé mentale et physique des victimes. L’idéologie dominante peut même la rendre moins visible, mais des stratégies psychosociales peuvent heureusement aider les individus à la supporter, sans y remédier véritablement. C’est là le rôle de la politique, qui ces dernières années en Suisse n’en prend pas le chemin…
1 Goffman Erving, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Éditions de Minuit, 1975
2 Croizet J.-C., Leyens J.-Ph., Mauvaises réputations : Réalités et enjeux de la stigmatisation sociale, Paris : Armand Colin, 2003
3 Crocker J. & Major B., Social Stigma and Self-esteem: The Self-protective Properties of Stigma. Psychological Review, 96, 1989, 608-630
4 Pascoe E. A. & Smart Richman L., Perceived Discrimination and Health: A Meta-Analytic Review. Psychological Bulletin, 135(4), 2009, 531–554
5 Smart Richman L. & Leary M. R., «Reactions to Discrimination, Stigmatization, Ostracism, and Other Forms of Interpersonal Rejection: A Multimotive Model», Psychological Review, 116(2), 2009, 365–383
6 Galand B. & Dupont E., « L’impact de la discrimination perçue et de l’intégration scolaire sur l’adoption de croyances favorables à l’usage de la violence physique », Cahiers internationaux de psychologie sociale, 55, 2002, 64-72
7 Major B., Gramzow R. H., McCoy S. K., Levin S., Schmader T., & Sidanius J., «Perceiving Personal Discrimination: The Role of Group Status and Legitimizing Ideology», Journal of Personality and Social Psychology, 82(3), 2002, 269-282