TANGRAM 41

Les médias au cœur des ambiguïtés du sport

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Laurent Favre est responsable de la rubrique Sport du Temps. laurent.favre@letemps.ch

Le sport est-il à la pointe ou à la traîne dans la lutte contre le racisme et les préjugés? Poser la question, c’est admettre une ambiguïté que ceux qui fréquentent les stades constatent régulièrement. Le monde du sport apparaît souvent comme très caricatural mais la réalité est nuancée, paradoxale. Il est donc les deux, en avance et à la traîne, à la fois à féliciter et à blâmer.

Cette contradiction permanente s’observait au milieu des années 1980 dans les gradins du stade des Charmilles. Une autre époque, où les footballeurs faisaient de la publicité pour les cigarettes et où les tribunes, y compris présidentielles, servaient volontiers de défouloir. Il n’était pas rare alors d’entendre le public genevois lancer ce qui leur semblait être des cris de singe à l’encontre de deux joueurs marocains, Aziz Bouderbala du FC Sion et Mustapha El Haddaoui du Lausanne-Sports. Ces mêmes supporters applaudissaient parallèlement les dribbles de Mustapha Yagtcha, l’attaquant … marocain du Servette. Ce n’était donc pas l’Africain que l’on tentait de rabaisser, mais l’Autre, l’adversaire, et bien davantage parce qu’on le craignait que parce qu’on le méprisait.

La passion aveugle peut ainsi conduire des supporters non racistes à adopter des comportements discriminants ou stigmatisants. La même passion peut tout autant conduire un raciste à aduler quelqu’un qu’en d’autres circonstances, il mépriserait. C’est à la fois le mérite et la tare du sport, son pouvoir et sa limite.

Les dirigeants, entraîneurs et supporters ne souhaitent souvent qu’une seule chose : gagner. Ce besoin passe avant toute autre considération et s’il faut pour cela aligner onze joueurs africains ou asiatiques dans l’équipe, cela se fera avec d’autant moins d’états d’âme que la victoire a la vertu de ne mettre en avant qu’une seule couleur : celle du maillot.

Le monde du sport, surtout depuis qu’il s’est mondialisé à partir de 1995 (avec l’arrêt dit Bosman de la Cour européenne sur la libre circulation des sportifs, considérés comme des travailleurs ordinaires), confronte en permanence toutes les ethnies, origines, religions. Cela ne se passe pas toujours bien mais il y a un contact, un échange, une proximité qui n’existent de loin pas dans beaucoup d’autres milieux. Ainsi, lorsque le site d’information Mediapart diffusa l’enregistrement d’une séance de la commission technique de la Fédération française de football, sur lequel on pouvait entendre des responsables prôner l’instauration de quotas pour limiter le nombre de joueurs d’origine africaine en équipe de France, le milieu du football se défendit de tout racisme en publiant sur les réseaux sociaux deux photos des effectifs comparés de l’équipe de France et de la rédaction de Mediapart. Sur l’une : une majorité de joueurs de couleur, sur l’autre, des journalistes tous blancs.

C’est évidemment un peu simpliste et le sport n’est pas exempt de critiques. Bien souvent, il s’agit plus de préjugés que de racisme (même si le préjugé est au sens strict la définition du racisme). Sans compter que ces préjugés ne sont pas toujours négatifs ou défavorables aux minorités. Ils peuvent être favorables. Dans les sports collectifs, où la notion de performance individuelle est assez aléatoire, les qualités athlétiques supposées des Africains de l’Ouest ont beaucoup fait pour leur engagement massif dans les clubs européens. Mais d’une manière générale, le monde du sport a encore trop tendance à évaluer les sportifs selon leurs origines.

Que font les médias face à ce phénomène? Souvent rien. En tout cas, rien de volontariste. Il arrive fréquemment que les journalistes coupent d’eux-mêmes des phrases tendancieuses dans une interview, estimant qu’elles ne grandiraient pas leur auteur. Cet hiver, Le Temps a ainsi parlé de l’équipe des Young Boys, leader du championnat de Suisse, avec le recruteur d’un autre club, un bon connaisseur du football suisse. Il expliquait qu’à son avis, les Young Boys ne seraient pas champions parce qu’ils comptaient trop de joueurs africains et que cela allait finir par poser des problèmes dans le vestiaire. L’interview a été réalisée de façon impromptue et un peu informelle, et elle ne portait à l’origine pas sur ce thème. Les propos racistes de ce recruteur n’ont pas été publiés. L’aurait-il fallu ? Peut-être. Cela aurait-il changé quelque chose ? Pas sûr. Moins en tout cas que le titre de champion de Suisse des Young Boys justement, qui n’ont jamais connu la crise annoncée. L’apport décisif des joueurs africains du club bernois aidera sans doute à changer les mentalités, y compris de ce recruteur (souvenons-nous : son désir de vaincre sera plus fort que ses préjugés) et c’est en soulignant ce point que les médias peuvent être utiles.

Certains s’y refusent, notamment en France, où toute forme de recensement basé sur l’origine est, sinon interdite, du moins taboue. Cela aboutit à des situations un peu absurdes où, avant chaque phase finale de football (et ça n’a pas raté avant la Coupe du monde 2018 en Russie), les journalistes français s’interrogent sur la présence massive de joueurs d’origine balkanique en équipe de Suisse, mais pas un n'ose s’interroger sur les raisons de la présence non moins massive de joueurs d'origine africaine en équipe de France. Mieux vaut en parler, expliquer et montrer que les raisons sont avant tout sociales et historiques plutôt que raciales.

Les campagnes antiracistes des instances officielles, telles celles de l’UEFA et de la FIFA, ne sont souvent que des opérations de communication. Ces instances se retrouvent en porte-à-faux dès qu’il y a un véritable problème et qu’il faudrait sanctionner effectivement un club ou un pays. Les joueurs brandissent une banderole « Say no to racism » avant le match mais le joueur de couleur pris pour cible par le public est dans les faits livré à lui-même et prié de « prendre sur lui » et de ne pas réagir.

Lors de l’Euro 2016, Le Temps a mis sur pied une opération avec la plateforme albinfo.ch pour traiter parallèlement des équipes de Suisse (qui comportait 7 joueurs d’origine albanaise) et d'Albanie (avec 6 joueurs doubles nationaux suisses et albanais) qui étaient appelées à se rencontrer dans le même groupe. Le discours dominant à l’époque du tirage au sort était de dire, sur le ton de la plaisanterie, que l’Albanie aurait deux équipes à l’Euro. Le Temps a pris le contrepied en soulignant que la Suisse aussi aurait deux équipes, puisqu’une bonne dizaine de joueurs de la sélection albanaise avaient grandi et été formés en Suisse. Cette démarche a, nous l’espérons, contribué à porter un autre regard sur l’Autre.