Auteur
Historien de formation, Thomas Busset est collaborateur scientifique au Centre international d’étude du sport (CIES), à Neuchâtel. Ses travaux portent principalement sur les supporters de football et les sports d’hiver. thomas.busset@unine.ch
S’il invite chacun à participer selon ses aptitudes et capacités, le sport, à travers la compétition, est aussi un domaine d’activité qui classe et hiérarchise. Capable de réunir des individus d’horizons les plus divers, le football, en particulier, peut aussi exacerber les passions, souligner les antagonismes, provoquer des affrontements…
Dans la confrontation qu’est le match, il y a « nous », et il y a « eux ». Sur les gradins, parmi les supporters militants, il ne s’agit aujourd’hui plus seulement d’encourager l’équipe et le club dont on se réclame, mais souvent aussi de rabaisser l‘adversaire. Lorsque les attaques se fondent sur des critères ethniques, religieux et sexuels, le milieu du football devient un lieu d’expression du racisme, de l’antisémitisme, de la xénophobie, de l’homophobie et du sexisme (Sonntag et Ranc 2015).
Le début de l’année 2018 a été marqué par plusieurs incidents racistes dans les stades européens. Les journaux y ont consacré de nombreux articles, parfois alarmistes. Cependant, les experts appelés à donner leur avis relèvent que la situation s’est globalement améliorée par rapport aux années 1980 et 1990. Comment expliquer ce décalage ? Sans doute parce que les langues se sont déliées et que de plus en plus de joueurs visés protestent, parfois sur le vif, contre les attaques dont ils sont l’objet de la part de spectateurs ou de membres de l’équipe adverse. Lorsque la victime est célèbre ou évolue au sein d’un club majeur, l’impact est considérable, car l’événement est alors relayé par les médias de maints pays. Des actes qui autrefois étaient passés sous silence sont maintenant dévoilés et, par conséquent, le nombre de cas portés à la connaissance du public ne reflète qu’imparfaitement la nature et l’évolution du phénomène. Pour cerner ce dernier, les monographies restent indispensables.
Actuellement, aucun supporter de football ou de hockey sur glace n’est enregistré dans la base de données Hoogan – exploité par l’Office fédéral de la police, ce système d’information recense les personnes qui ont affiché un comportement violent lors de manifestations sportives organisées en Suisse ou à l'étranger – au motif qu’il a enfreint l’article 261bis du Code pénal suisse, alors qu’en 2009, onze y figuraient encore pour avoir diffusé des « contenus racistes, insultants, sexistes ou irrespectueux ».
Ce tableau peut surprendre dans la mesure où il y a une vingtaine d’années, les activités de groupements d’extrême droite dans les stades, la virulence des supporters et la fréquence des échauffourées préoccupaient fortement non seulement les milieux politiques, les fédérations et les clubs, mais aussi l’opinion publique. Dans les années 1990, certains « virages » – secteur du stade situé derrière les buts, où sont localisés les supporters militants – étaient occupés par des hooligans et des skinheads, notamment à Bâle, Berne, Genève, Lugano et Zurich. En février 1998, lors d’une rencontre entre le FC Lucerne et le FC Bâle, des chants antisémites se font entendre dans le secteur bâlois, où se tiennent une cinquantaine de skinheads. Deux mois plus tard, lors d’un match de Coupe de Suisse disputé à Lugano, les insultes fusent entre les City-Boys de Zurich et les membres de l’Armata Sezione Nord et du Commando Ultras 88, les premiers entonnant des chants nationalistes, criant des slogans néo-nazis et traitant les supporters luganais de juifs (Stutz 1999). Ce dernier exemple est intéressant : bien que les groupes impliqués se réclament d’extrême droite, ils se combattent farouchement. Ce constat étaie la thèse des auteurs qui, à la suite de l’ethnologue C. Bromberger (1995), insistent sur l’aspect rituel des confrontations et le fait qu’au sein des groupes se réclamant d’idéologies extrémistes, tous ne partagent pas ces convictions. En outre, nombre de travaux révèlent que les efforts déployés en vue de recruter des adeptes parmi les supporters n’ont guère eu de succès.
Après le tournant du siècle, cette présence extrémiste va très rapidement décliner (Busset et al. 2008). Plusieurs facteurs peuvent être avancés : le renforcement des dispositifs policiers et sécuritaires qui reprennent les modèles internationaux de lutte contre le hooliganisme, la construction et la rénovation de stades (Bâle en 1999, Genève en 2003, Berne en 2005, Neuchâtel en 2007, Saint-Gall en 2008), qui attirent de nouveaux publics (entrepreneurs et hommes d’affaires accédant à des loges VIP, familles auxquelles un secteur particulier est réservé…), le lancement d’initiatives antiracistes en Europe (Kick It Out, FARE…), qui ont des retombées locales (création de l’association HalbZeit à Berne et constitution de la Bierkurve à Winterthour). Enfin, dans les « virages », une nouvelle génération de supporters apparaît. Ces derniers mettent en avant l’identification au club de leur ville, auquel ils accordent un soutien indéfectible. Ces groupements, qui se réclament de la mouvance « ultra », se distancient des « hooligans », dont le but premier est d’en découdre avec leurs homologues d’autres clubs rivaux. Durant ces années, les porte-parole des ultras revendiquent la neutralité politique, affirmant que chacun est libre de ses opinions, mais qu’il n’a pas à les exprimer au stade.
Le processus d’exclusion des supporters extrémistes s’accélère à partir de 2002, après l’attribution de l’organisation des championnats d’Europe de football de 2008 à la Suisse et à l’Autriche. Soucieuses de ne pas faillir, les autorités suisses, alarmées par une vague de violences dans les stades, adoptent enfin des dispositions légales visant à lutter contre les violences commises lors de manifestations sportives. Cette loi « anti-hooligans » entre en vigueur le 1er janvier 2007. Par la suite, la plupart de ces normes seront reprises dans un concordat intercantonal.
En Suisse, l’incident raciste marquant de ces dernières années en lien avec le football a eu lieu en février 2015 à Saint-Gall. Les médias en ont abondamment parlé et ont en particulier commenté la décision du juge d’instruction de ne pas punir les principaux protagonistes de l’affaire. Il vaut néanmoins la peine d’y revenir brièvement dans la mesure où l’épisode est révélateur de la reproduction d’un racisme instrumental dans un contexte supposé dépolitisé.
Dans la rue qui les conduit au stade, les supporters du FC Lucerne défilent derrière l’un des leurs déguisé en rabbin censé représenter le club adverse. L’enquête révélera que dans le cortège, certains ont scandé le slogan « Und sie werden fallen, die Juden von Sankt-Gallen ! » Or aucun élément objectif ne permet d’expliquer le recours à cette mise en scène antisémite. Force est alors de se demander ce qui a pu conduire des supporters à user de stéréotypes antisémites.
Pour dénigrer le camp adverse, ceux-ci puisent dans un répertoire d’actions limité (chants, banderoles…) stigmatisant l’adversaire. En l’occurrence, les supporters reproduisent des schémas anciens et répandus en Europe. À ce propos, deux clubs sont fréquemment évoqués : l'Ajax Amsterdam et les Tottenham Hotspurs. Dans ce type de démarche, la volonté d’insulter, de diffamer et de provoquer conduit certains à dépasser les limites légales et morales. Le registre du racisme n’est pas le seul concerné : lors d’un match de hockey sur glace opposant Zoug à Berne, une banderole déployée dans le camp bernois porte l’inscription « Danke Leibacher ! », en référence au forcené qui a tué 14 personnes dans le Parlement du canton de Zoug, le 27 septembre 2001. L’auteur du calicot s’est annoncé à la direction du club bernois et confondu en excuses ; il a été sanctionné d’une interdiction de stade. Dans la presse, dirigeants et groupes supporters ont vivement condamné l’action.
Dans les stades suisses, le racisme et l’extrémisme politique sont en recul. Pour autant, certaines pratiques n’ont pas disparu. Elles forcent à s’interroger sur les réponses à y donner. Le fait que l’incident de Saint-Gall ait été porté à la connaissance du public a fait office d’électrochoc. Il n’y a pas lieu de banaliser ce type d’actes. Aussi peut-on déplorer que leurs auteurs ne soient que rarement punis. Cependant, cette impunité force les supporters, qui se présentent souvent comme les victimes incomprises d’une justice implacable, à s’interroger sur les limites de leurs actions. Ces débats sont sources de conflits, car ils remettent en question le principe de la provocation et, par conséquent, les modalités du supportérisme.
Bibliographie
C. Bromberger, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995.
T. Busset et al. (éd.), Le football à l’épreuve de l’extrémisme et de la violence, Lausanne : Antipodes, 2008.
A. Sonntag et D. Ranc, Couleur? Quelle couleur ? Rapport sur la lutte contre la discrimination et le racisme dans le football, Paris : Unesco, 2015.
H. Stutz, « Hooligans verweben sich. Die rechten Fussball-Fans werden immer rüder und nutzenrege das Internet. Auch für Kontakte zu Skins », Die Wochenzeitung, 25.2.1999.