Auteure
Monica Aceti est maître-assistante à l’Institut de recherches sociologiques à l’Université de Genève et chargée de cours en sciences du mouvement et du sport à l’Université de Fribourg.
monica.aceti@unifr.ch
La pratique de la capoeira repose, à l’instar de toute forme de combat, sur une mise en forme délibérément organisée : c’est la roda (ronde) de capoeira. Les interactions entre capoeiristes se déroulent dans cet espace régi par des codes et des « postures » que les adeptes peuvent implicitement partager ou rejeter. Cet espace d’interactions peut-il constituer un lieu de valorisation et de rencontre interculturelle entre des individus d’origines diverses ? Quels sont les éléments propres à la capoeira qui soutiennent l’expression de l’altérité et son acceptation ?
La roda de capoeira est une manifestation culturelle et rituelle, au cours de laquelle deux individus interagissent dans un jeu corporel se déroulant à l’intérieur d’une ronde animée par des chants et rythmée par des instruments de musique. Le « combat simulé » consiste en une série d’attaques et d’esquives, de feintes et de déplacements rythmés et continus, parfois acrobatiques. La roda peut se prêter à l’intégration des participants par sa configuration circulaire, par les rituels qui ordonnent son déroulement, par les chants, les percussions et l’énergie qui peut réunir et relier chacun.
« Il y a des gens de différentes classes, de différents âges aussi. Tout le monde arrive à garder le même langage [sous-entendu celui de la capoeira], même en étant plus jeune ou plus vieux […]. Tout le monde semble égal, progresse ensemble. Il y a beaucoup de gens d’autres pays, des étrangers qui commencent la capoeira. Il y a des Africains, des Cubains, des musulmans aussi. » (Professeur brésilien domicilié au Danemark, Rio de Janeiro, 2006). Mais la capoeira est aussi une scène de confrontations où s’expriment des rapports de force et des conflits interculturels. Ainsi, de la reconnaissance de l’Autre à son oppression par la violence physique ou symbolique, en passant par l’entente cordiale, la connivence ou le déni et parfois l’exclusion, les modalités d’échanges entre les capoeiristes sont décidément variées. Mais quels en sont les ressorts ?
La capoeira n’est pas « par essence » un outil d’intégration (Falcoz & Koebel, 2005), car elle est aussi propice à la hiérarchisation des individus au même titre que les sports de compétition. Elle s’inscrit alors dans des logiques de performance, de concurrence, de soumission et de suprématie des uns sur les autres. Ces deux facettes d’une même activité peuvent être éclairées par les notions de jeu (play) et de compétition (game) (Carse, 2012).
Si le jeu s’entend comme une activité ludique pratiquée pour le plaisir et basée sur des interactions conviviales, voire amicales, favorisant les échanges entre les partenaires et la reconnaissance de l’altérité, la compétition au contraire installe l’autre dans un statut d’adversaire avec lequel se construit un rapport d’opposition visant à produire une hiérarchie des corps. Quels sont alors les facteurs qui favorisent la pratique de la capoeira au sens de jeu ?
Le jeu en tant que divertissement n’est pas réglementé ou contrôlé par des arbitres, contrairement à la compétition, dont les finalités sont institutionnellement fixées. La pratique ludique de la capoeira s’inscrit dans un processus évolutif et dynamique.
De plus, le jeu se définit aussi par sa gratuité et son caractère désintéressé. De ce fait, il se démarque radicalement des velléités de résultat, de progrès, de rentabilité, de productivité, de classement et de performance propres au sport de compétition. La pratique de la capoeira oscille entre activité ludique et sport de compétition en fonction de l’école, des conditions de jeu, du style, de la lignée du maître et de sa personnalité, ainsi que de la présence de tensions territoriales liées à un marché devenu concurrentiel. Parmi cette diversité de pratiques, la plupart des académies de capoeira s’inscrivent dans une logique de compétition. En effet, portée par l’émigration des Brésiliens, la capoeira s’est mondialisée, devenant un marché concurrentiel. Pour autant, les conflits entre groupes, écoles ou personnes sont masqués par une « cordialité » particulière attribuée à la brésilianité du « sport », comme le relève cette élève débutante (Suissesse) :
« Vu que c’est un sport brésilien, je trouve qu’ils sont beaucoup plus ouverts, les gens qui donnent les cours et aussi les gens qui font les cours. »
La diffusion de ce patrimoine culturel immatériel vers l’esterior a favorisé les projets de migration des Brésiliens. La maîtrise des qualités artistiques, sportives et combattives que nécessite la capoeira confère aux Brésiliens une reconnaissance symbolique et sociale et l’espoir d’une amélioration de leurs conditions de vie. Si l’essor de la capoeira est donc d’une part le reflet du parcours d’intégration des Brésiliens, on dénote parallèlement un intérêt et un engagement des non-Brésiliens pour cette activité historiquement illégitime et marginale. En effet, la capoeira était pratiquée à l’origine par les esclaves, les Noirs, les vadios e malandros (vagabonds et voyous), puis par les habitants des favelas (Assunção, 2005). L’engouement des adeptes européens, souvent issus des classes sociales favorisées, est donc intéressant, car il témoigne d’une inversion des goûts à l’égard d’une pratique populaire par excellence.
Ainsi, la capoeira, porteuse de connotations conviviales, divertissantes, sensuelles et festives, peut induire des processus de « brésilianisation », par exemple par l’adoption d’une démarche gingada (roulement des hanches) :
« C’est sûr que [grâce à la capoeira], tu gagnes aussi en souplesse et que tu sens directement que tu marches différemment dans la rue » (capoeiriste suisse avec 3 ans de pratique, 2005).
Ainsi, le fait que des non-Brésiliens pratiquent la capoeira est l’illustration qu’il existe une dynamique de reconnaissance des caractéristiques ethnoculturelles, allant parfois vers une brésilianité stéréotypée. Mais l’essor mondialisé de la capoeira s’accompagne également de tensions commerciales et territoriales entre les groupes de capoeira.
Lorsqu’un nouveau venu – un intrus – se présente sur un marché concurrentiel, les conflits territoriaux se règlent soit dans la roda à coups de remise à l’ordre musclée ou symbolique, soit par le déni de reconnaissance, l’écartement ou le discrédit de celui qui s’installe dans un périmètre trop proche. Par ailleurs, le système de transmission verticale (et patriarcale) de la capoeira est en porte-à-faux avec les valeurs contemporaines d’horizontalité et d’apprentissage autodidacte par les réseaux ou entre pairs. Aussi, les démarches de professionnalisation des Brésiliens, qui veulent gagner leur vie grâce au métier de capoeiriste et réaliser une ascension sociale de la favela à un monde supérieur mythifié, s’opposent aux caractéristiques du jeu pratiqué comme divertissement de manière désintéressée. La diversité des réalités, des points de vue, des besoins et des attentes peut conduire à des tensions territoriales et interculturelles, à des conflits commerciaux et parfois même à des formes de racisme inversé.
Au final, la capoeira actuelle, qui est pratiquée tout autour du globe mais qui conserve son ancrage culturel fort avec le Brésil, illustre deux chemins d’intégration. Le premier est d’ordre migratoire : la pratique professionnelle de la capoeira en tant que compétition ouvre aux capoeiristes brésiliens des perspectives d’ascension sociale et de reconnaissance de leurs compétences culturelles et sportives. La deuxième modalité d’intégration est liée à la pratique ludique de la capoeira : basé sur la convivialité et les interactions, le jeu devient une rencontre dialogique et peut même renforcer la compréhension mutuelle.
Bibliographie
Aceti, M. (2011). Devenir et rester capoeiriste. Transmission interculturelle et mondialité dans la capoeira afro-brésilienne. Thèse de doctorat non publiée en anthropologie et sociologie, Université de Franche-Comté, Besançon.
Aceti, M. (2013). «Becoming and remaining a capoeira practitioner in Europe: giving a meaning to one’s commitment», Loisir et Société / Society and Leisure 36(2): 145-160.
Assunção, M. R. (2005). Capoeira: The History of an Afro-Brazilian Martial Art. Eastbourne: Routledge.
Carse, J. P., (2012). Finite and infinite games, Free Press.
Falcoz, M., & Koebel, M. (2005). Intégration par le sport : représentations et réalités. Paris: L’Harmattan, Logiques sociales.
Capoeira: Integration zwischen Play und Game
(version courte)
La capoeira: un mezzo d’integrazione tra play e game
(version courte)