Jacob Berger est un cinéaste d’origine britannique et suisse. En 2016, son film Un juif pour l’exemple – adaptation du roman éponyme de Jacques Chessex – est présenté en ouverture du Festival de Locarno. www.jacobberger.com
Propos recueillis par Madeleine Joye.
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En avril 1942, à Payerne, le marchand de bétail juif Arthur Bloch est assassiné et dépecé à coups de hache par les membres d’une cellule nazie locale. Avec son film Un juif pour l’exemple, le cinéaste Jacob Berger revient sur ces événements à partir du livre éponyme de Jacques Chessex, comme sur les affres endurées par l’écrivain. Il démontre surtout comment une société civilisée peut glisser vers la barbarie tolérée.
Jacob Berger, ce crime remonte à 1942 et il a été évoqué à plusieurs reprises depuis. Pourquoi y revenir trois quarts de siècle plus tard ?
J.B. : Jacques Chessex en a parlé pour la première fois en 1969 dans le Portrait des Vaudois. Cet épisode avait profondément marqué le petit Payernois de 8 ans qu’il était au moment des faits et il y a vu l’incursion du nazisme dans une Suisse jusque-là protégée. Puis il y a eu un livre de Jacques Pilet et un reportage de Temps présent. C’étaient les années 1970, où l’on commençait à s’interroger sur le rôle du pays pendant la Seconde Guerre mondiale, écornant au passage l’image d’une nation irréprochable. Et enfin, en 2009, Chessex a publié ce livre qu’il espérait rédempteur pour lui, sa ville et son pays. Le livre a au contraire suscité des réactions de haine et de détestation. Comme si raconter le crime était pire que de le commettre.
Pour ma part, j’ai voulu m’intéresser au terreau, voir comment une société « normale » peut glisser vers un état d’esprit où l’indicible devient possible, où le pire des crimes est, sinon permis, du moins concevable. Il a été commis par quelques nazillons, mais le ver de l’antisémitisme était dans le fruit, dans une société gagnée par les idées fascistes. Dans le film, cela se traduit en mots (« youpins », « vermine »…) et en attitudes – si ce n’est de connivence, du moins de tolérance envers les criminels.
Est-ce que cet état d’esprit a fondamentalement changé ?
Je ne crois pas. La Suisse a conservé un fond d’antisémitisme qu’on retrouve un peu partout, jusque dans les médias ou les universités. Il n’est pas virulent, mais il ne faut pas le sous-estimer. Par exemple, 75 ans après, il est encore malvenu d’évoquer le crime de Payerne. J’ai ressenti une hostilité certaine en préparant mon film. C’est une des raisons pour lesquelles je l’ai tourné à Fribourg. Cela aurait été provocateur d’aller à Payerne mais, s’il avait fallu, je l’aurais fait. L’autre raison qui a primé, c’est que la vieille ville de Fribourg m’offrait une identité visuelle idéale, dans un décor préservé, comme hors du temps.
Autre exemple : après la parution du livre de Chessex, un char a été construit pour les Brandons (carnaval) de Payerne, où l’écrivain était placé dans le rôle de la victime. On y voyait une barque avec « devoir de mémoire » inscrit en lettres de sang, ainsi que les trois boilles à lait – où les membres du juif dépecé avaient été dissimulés – sur lesquelles on pouvait lire « ci-gît CheSSex », écrit avec le double S nazi. C’était d’une violence inouïe et je ne suis pas sûr qu’il s’en soit remis. Nous avons reconstitué ce char pour les besoins du film et l’avons intégré au cortège du carnaval de Fribourg. Une Guggenmusik devait l’accompagner. Il s’est trouvé qu’elle venait de Payerne. C’étaient des jeunes gens pour la plupart mais, quand ils ont compris le sujet du film, ils ont refusé de participer à un tournage qu’ils percevaient comme un affront à leur ville.
Et qu’en est-il aujourd’hui, comment votre film a-t-il été reçu ?
Les réactions sont moins virulentes. J’ai présenté mon film plusieurs fois à Payerne, notamment à des centaines d’élèves du secondaire. Il n’y a pas eu de flonflons, mais pas de protestations non plus. Certes, la syndique n’est pas venue et on n’a pas organisé de débat officiel, mais les échos ont été formidables, comme les discussions qui ont suivi les projections. Il y a bien sûr aussi des réflexions du genre : « C’est du passé, il faut cesser de revenir sur cette vieille histoire ». Même des juifs « locaux » préfèrent évoquer un « fait divers » plutôt qu’un crime « exemplaire », révélateur de la contamination de la Suisse par le nazisme. Je pense pour ma part qu’Arthur Bloch hante encore Payerne, le canton de Vaud et la Suisse, parce que sa mort n’a pas été reconnue pour ce qu’elle était – un acte politique ; il s’agissait d’exécuter un juif afin d’impressionner Hitler et cela au su et au vu de tout le monde. D’ailleurs, Payerne a jusqu’ici refusé de dédier le nom d’une rue à la victime ou de poser une plaque à sa mémoire. Le nom du chef de la cellule nazie, lui, figure encore au fronton du garage propriété de sa famille. L’un demeure dans l’espace public, l’autre reste caché …
Parmi les images d’époque, il y a pas mal d’éléments contemporains dans votre film. C’est délibéré ?
Oui, bien sûr. En analysant ces événements, j’ai voulu voir comment le mal s’insinue dans une société. On ne décide pas de devenir nazi ou raciste ; on est gagné insidieusement par des idées ambiantes. En faisant le lien entre le passé et le présent, je montre que la réalité de 1942 n’est pas enfermée dans une boîte qui n’aurait rien à voir avec notre époque. J’ai par exemple utilisé une affiche où des corbeaux dépècent la Suisse, qui s’insère parfaitement dans l’histoire. Or elle date de … 2012. Je n’ai eu qu’à mettre des étiquettes au cou des oiseaux pour désigner les ennemis d’alors (juifs, communistes, francs-maçons…). On revient insensiblement vers le climat des années 30 et 40 : les roms, les musulmans, les réfugiés qui, fuyant la guerre et la misère, se pressent aux portes de l’Europe ont remplacé les juifs en tant que cibles de l’hostilité.
Mon film raconte aussi l’histoire d’un écrivain, Jacques Chessex, qui a vécu les événements de 1942 et qui, selon moi, est mort en 2009 de les avoir relatés dans un livre. Il a été victime d’un coup de hache invisible, comme Arthur Bloch a été dépecé à coups de hache.
Toutes les époques ont-elles besoin de boucs émissaires ?
Pas nécessairement. C’est en période de crise que le danger réapparaît. En présence de problèmes économiques, quand les difficultés surgissent, que les tensions montent, il faut trouver un coupable pour faire diversion. Donc on s’en prend à telle ou telle minorité. Il s’agit d’abord d’un dispositif culturel : le mal part du langage, de la façon dont on parle de l’autre. Avant les déportations, avant les camps, avant les fours, ce sont les mots qui ont tué les juifs. Il nous appartient de savoir où nous mettons la limite entre ce qui est tolérable et ce qu’on refuse de cautionner.