Auteurs
Alain Bruno Lévy est président de la CICAD; levy@jmlp.ch. Johanne Gurfinkiel est secrétaire général de la CICAD; jgurfinkiel@cicad.ch
L’antisémitisme, haine ancestrale et phénomène sociologique, a connu tout au long de son histoire des mutations et des évolutions tant dans sa structure que dans sa diffusion. L’avènement d’Internet au début des années 90 marque sans aucun doute un avant et un après dans cette transformation.
Reprenant en grande partie les clichés les plus éculés autour de la supposée « domination juive mondiale », la diffusion du négationnisme, de la propagande antisémite et des théories du complot a connu une ampleur inédite depuis la démocratisation d’Internet.
Véritable « contre-espace » sans filtre et très souvent à l’abri de toute critique contradictoire, Internet est un accélérateur redoutablement efficace de tous les extrémismes. Les réseaux sociaux, avec leurs algorithmes de plus en plus sophistiqués, encouragent un certain « entre soi » et permettent à l’internaute lambda d’aller puiser directement l’information qu’il recherche. Par ailleurs, s’il arrive sur un site antisémite, le même internaute se verra proposer par ces algorithmes des contenus qui n’encouragent pas la réflexion critique et ne présentent pas de points de vue différenciés.
L’antisémitisme s’exprime sur les réseaux sociaux tant par la mise en avant et le partage de contenus qu’à travers les commentaires des internautes. Une récente étude du World Jewish Congress désigne la plateforme Twitter comme l’espace qui compte le plus de propos judéophobes. Des posts à contenu antisémite sont publiés sur les réseaux sociaux 43 fois par heure en moyenne, soit toutes les 83 secondes. La majorité de ces contenus ont été recensés sur Twitter (63 %). Les blogs représentent 16 %, Facebook 11 %, Instagram 6 %, YouTube 2 % et les autres forums 2 %. Il est dès lors crucial de recenser les contenus problématiques sur Internet afin de mieux les combattre. À l’instar de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD), par exemple, qui depuis 2003 a mis en place un système de veille de différents sites Internet et réseaux sociaux – notamment ceux des médias romands qui laissent à des internautes la possibilité de commenter l’actualité – afin de recenser de manière systématique les commentaires antisémites.
Les lignes bougent du côté des acteurs de la Silicon Valley eux-mêmes. Ainsi, Facebook ou Google se sont engagés à mettre à jour leur algorithme afin de diminuer la présence de désinformation tout en haut de leurs résultats de recherche. En ce qui concerne le volet judiciaire, l’impunité des internautes commence à être remise en question. Ainsi, dans ce qui est une première sur le territoire, un Zurichois doit faire face à un procès pour avoir « liké » plusieurs commentaires antisémites. La CICAD a quant à elle dénoncé pénalement un dessinateur antisémite en 2016.
En tant que nouvel espace de liberté et de diffusion d’informations, les réseaux sociaux sont très vite devenus des zones privilégiées d’expression dont les propagateurs de contenu antisémites et racistes ont rapidement mesuré l’intérêt. Des réseaux sociaux devenus lieux de prédilection des manifestations d’antisémitisme contemporain. 68 % des propos antisémites recensés sur les réseaux sociaux émanent de l’extrême droite : « Mais ptain ! Hitler est mort y’a longtemps, et le nazisme n’est plus un danger mais le véritable danger c’est le sionisme qui remplace le nazisme » (YouTube, CICAD) ; « Le Juif s’est émancipé d’une manière juive, non seulement en se rendant maître du marché financier, mais parce que, grâce à lui et par lui, l’argent est devenu une puissance mondiale (…). Le judaïsme s’est maintenu, non pas malgré l’histoire, mais par l’histoire. C’est du fond de ses propres entrailles que la société capitaliste engendre sans cesse le Juif. » (Post Facebook)
Un marqueur indissociable du discours antisémite en ligne est le recyclage permanent de la vieille propagande antisémite et négationniste. Naguère plutôt confidentielle et réservée aux groupes extrémistes, celle-ci est, depuis l’avènement d’Internet, accessible à tout un chacun en quelques clics et dans l’anonymat le plus total. Des événements ayant eu un impact mondial comme le 11 septembre 2001 sont prétextes à tous types de théories conspirationnistes qui vont puiser directement leurs références dans des écrits violemment antisémites tels que « Les Protocoles des Sages de Sion ».
Les Protocoles des Sages de Sion est un document antisémite écrit à la fin du XIXe siècle, dont l’auteur a voulu faire croire qu’il était rédigé par un conseil de sages juifs dont le but était de dominer le monde et d’anéantir la chrétienté. Malgré les preuves de la falsification outrancière que représente cet ouvrage, celui-ci n’a cessé d’être traduit et diffusé dans le monde entier. Les nazis y ont puisé les fondements de leur idéologie. En Europe, il est régulièrement cité en référence par les négationnistes. En Suisse, les Protocoles sont interdits depuis 1935.
Les théories du complot se fondent sur la même vision obsessionnelle que celle des Protocoles. Elles ont simplement été adaptées aux événements contemporains ; les juifs d’hier sont devenus les « sionistes ». En parfaite adéquation avec le schéma désormais classique de l’antisémitisme contemporain, certains font le distinguo entre juifs et sionistes et considèrent que cette distinction les protège de toute critique. Or, le « lobby sioniste » sert d’alibi pour étayer des propos conspirationnistes, avec en toile de fond les juifs qui ne sont pas explicitement nommés.
Précision importante, « l’antisionisme » n’est en aucun cas assimilable à la critique de l’État d’Israël, légitime comme peut l’être la critique de tout État. C’est une construction politique protéiforme qui s’assimile de facto au refus fait aux juifs d’avoir un État, tout en niant le lien millénaire qui unit les juifs à cette région. Par conséquent, l’antisionisme est une forme d’antisémitisme déguisé. Il fait partie intégrante de la mutation constante du phénomène antisémite à travers l’histoire et est un rouage essentiel de ce qui est défini aujourd’hui comme le nouvel antisémitisme contemporain.
Deux axes sont à privilégier dans la lutte contre l’antisémitisme en ligne : les réseaux sociaux et la protection juridique. Les premiers, qui concentrent la majeure partie des propos antisémites, doivent être soumis à une surveillance plus rigoureuse, qui permettrait notamment de supprimer systématiquement les posts, pages ou groupes antisémites. Les médias doivent quant à eux rester vigilants sur le contenu des publications sur leurs sites et sur les blogs qu’ils hébergent. La liberté d’expression n’autorise pas les opinions et amalgames antisémites.
Au niveau juridique, il faut introduire la reconnaissance de la qualité de partie pour les organisations afin qu’elles puissent agir face aux contrevenants à la norme pénale contre le racisme (Art. 261bis CP). Il y a aussi lieu de mettre en place une coopération internationale pour traiter le problème des « messages de haine » sur Internet afin de pouvoir sanctionner les sites antisémites hébergés hors de Suisse.
Bibliographie
Rapport « Antisémitisme en Suisse romande », 2016,
CICAD. www.cicad.ch> Accueil> La CICAD en action> Rapports sur l’antisémitisme> Rapport antisémitisme 2016
Enquête du World Jewish Congress : www.worldjewishcongress.org> News> An anti-Semitic post is uploaded to social media every 83 seconds, WJC research finds, 24.03.2017
Norman Cohn, Histoire d’un mythe, Paris, Gallimard (folio), 1967
Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion, Paris, Berg international, 1992
Antisemitismus in den sozialen Netzwerken
(version courte)
L’antisemitismo nelle reti sociali
(version courte)