Auteure
Denise Efionayi-Mäder est sociologue, responsable de projets et directrice adjointe du Forum Suisse pour l’étude des migrations et de la population (SFM) de l’Université de Neuchâtel. denise.efionayi@unine.ch
Entretien réalisé par Samuel Jordan
Sur mandat du Service de lutte contre le racisme, le Forum suisse pour l’étude des migrations de l’Université de Neuchâtel réalise une étude sur le racisme structurel. Son objectif est de dresser un état des lieux de la recherche et des manifestations de ce phénomène en Suisse. Entretien avec Denise Efionayi-Maeder, responsable de l’étude.
Denise Efionayi-Maeder, vous dirigez une étude collective et universitaire sur le racisme structurel en Suisse. Pourquoi cette étude et pourquoi aujourd’hui ?
Denise Efionayi-Maeder: Cela fait deux à trois ans que l’on parle de manière plus large du racisme. Pendant trop longtemps, cette problématique est restée confidentielle et circonscrite aux milieux intéressés. Les mouvements Black Lives Matter l’ont remise sur le devant de la scène, en Suisse comme ailleurs. Le racisme est structurel en soi. Il est donc important de mieux cerner cette terminologie et d’en esquisser un état des lieux. Pour notre étude menée avec Leonie Mugglin, Didier Ruedin et Gianni D’Amato, nous avons interrogé 25 spécialistes de la recherche et de la pratique et recensé plus de 300 publications qui abordent de près – mais plus souvent de loin – les questions de racisme en Suisse.
La Suisse est-elle en retard dans ce domaine par rapport à d’autres pays ?
Oui, la Suisse a accumulé du retard. La littérature spécialisée y est plutôt maigre. D’autres pays – comme l’Allemagne, l’Autriche, la France ou encore la Grande-Bretagne et la Hollande – sont bien plus avancés en termes de débat public et d’études sur le racisme. C’est le constat que font unanimement les spécialistes interviewés et qui ressort d’un inventaire large et rapide des sources disponibles.
La dénomination « racisme structurel » est relativement nouvelle et peu comprise en Suisse. Comment l’expliquer au grand public ?
Sachant qu’il n’existe pas de définition unanime, je vous propose celle-ci : le racisme structurel désigne toute forme de préjudice fondé sur la « race », l’ethnie, l’origine, la religion ou un groupe social présumés, lorsqu’elle est soutenue par un système de domination sous-jacent. On pourrait aussi ajouter qu’il s’agit d’une mécanique qui façonne ou (re)produit des inégalités.
Racisme structurel et racisme systémique : ces dénominations sont-elles interchangeables ?
Oui, les deux termes sont souvent utilisés comme synonymes dans le monde anglophone et francophone. Dans le cadre germanophone, le terme de racisme systémique n’est pas utilisé. En français et en anglais, les deux termes se différencient parfois dans le sens où le racisme structurel se rapporte davantage à l’héritage historique alors que le racisme systémique se réfère aux institutions dans leur ensemble.
À la suite de votre étude, pouvez-vous affirmer qu’un racisme structurel existe bel et bien en Suisse ?
Oui, incontestablement. Mais nous ne parlons pas ici de racisme d’état institutionnalisé. On peut faire un parallèle avec le sexisme. Personne ne peut affirmer que la Suisse est sexiste dans son ensemble. Mais qui peut nier que du sexisme imprègne la Suisse ? Comme le sexisme, le racisme est fondamentalement structurel dans la mesure où il est potentiellement lié à tous les processus sociaux.
Pourquoi ce terme de racisme structurel provoque-t-il autant de blocages ?
Quand les gens entendent l’adjectif structurel, ils pensent qu’il existe un déterminisme raciste à tous les niveaux, échelons et moments, ce que personne ne prétend affirmer dans la littérature spécialisée.
D’où vient le racisme structurel suisse ?
Notre racisme structurel est présent depuis que la Suisse mondialisée existe et qu’elle est connectée économiquement au monde. Notre pays n’a pas possédé de colonies, mais il a participé activement à l’entreprise coloniale, avec toutes ses conséquences. Il a également compté des scientifiques, comme Louis Agassiz, dont les théories racistes ont fortement influencé les mentalités. Au-delà de cela, la Suisse a développé ses propres formes de racisme, notamment envers les Juifs, les Yéniches et les Roms, ou encore les personnes issues de la migration en général, largement considérées au fil des siècles avant tout comme une force de travail.
Eu égard à l’héritage colonial suisse, peut-on comparer notre racisme structurel avec ceux en vigueur dans les anciennes puissances coloniales ?
Le racisme prend des formes différentes dans tous les pays, car il s’accommode de contextes et de sociétés divers. Ce qui veut dire qu’il n’est pas toujours pertinent de comparer la Suisse et les États-Unis par exemple. Mais globalement, outre les manières de le thématiser ou de le nommer, le racisme et ses mécanismes restent similaires partout. Ce que l’on peut encore mentionner, c’est que la Suisse est régulièrement mal classée dans le Migrant Integration Policy Index (MIPEX) pour ce qui est de la lutte contre les discriminations. La Suisse y est pointée du doigt en raison de son dispositif législatif peu développé en la matière.
Le racisme structurel suisse actuel est-il conscient, voire intentionnel ?
On ne peut pas affirmer que les expressions structurelles du racisme – telles qu’on les connaît en Suisse – soient délibérées. Mais elles sont minimisées. Car les préjudices liés à leurs effets représentent pour de nombreuses personnes de la population majoritaire des angles morts dans leurs représentations des relations sociales. Des gens affichent certes des convictions racistes et pensent que certaines minorités autochtones ou étrangères n’ont pas leur place en Suisse. Et il est clair que nous pouvons toutes et tous avoir des réflexes racistes. Mais dire qu’il existe une systématique raciste inscrite ouvertement dans les processus de la vie quotidienne constituerait une grossière exagération.
Dans quels domaines de la vie s’exprime particulièrement le racisme structurel en Suisse ?
Sans surprise, on peut citer en première ligne les domaines de l’emploi, du logement et de la formation. Cela a d’autant d’importance que chacun – pour vivre dignement – doit pouvoir gagner de l’argent, se loger et se former. Le problème principal auquel nous sommes confrontés, c’est qu’il existe encore trop peu de données à large échelle pour estimer et hiérarchiser ces phénomènes.
Que l’on habite à Genève, Zurich ou Lugano, est-on confronté au même racisme structurel ?
Je ne constate pas de différences notoires selon les régions linguistiques suisses. Là où je vois des distinctions, c’est au niveau des débats qui s’y inscrivent. Par exemple, le mouvement Black Lives Matter a eu, selon les spécialistes, une influence plus importante et durable en Suisse alémanique. Quant à la population romande, elle est globalement plus jeune et davantage issue de la migration que les autres régions : cela peut avoir une influence positive sur la compréhension du phénomène, comme l’indiquent des sondages.
Vous le dites : l’une des conséquences du racisme structurel est l’altération de « l’équité des chances » des minorités racisées par rapport à la majorité. Quelles sont les minorités en Suisse et quelles sont les plus touchées ?
On peut citer, parmi d’autres, les minorités juives, musulmanes, noires, yéniches, rom ou encore sinti. Les études ne permettent pas à ce stade de savoir quelles sont en réalité les minorités les plus affectées par le racisme structurel. En revanche, on peut dire que le racisme structurel touche différemment une personne noire que juive, en raison des divers stéréotypes véhiculés.
Les Yéniches et les Sintés/Manouches sont une minorité reconnue en Suisse. Peut-on dire qu’elle est encore victime de racisme structurel ?
Tous les préjudices de cette minorité ne sont pas résolus. Je nommerai en premier lieu la problématique des places de séjour, dont le nombre est toujours insuffisant, et le profilage racial. Les plaies laissées par l’enlèvement d’enfants yéniches au cours du XXe siècle ne sont pas encore guéries. Encore aujourd’hui, la société suisse a du mal à reconnaître la complicité des autorités et de la justice dans ce drame national.
Quelles sont les conclusions de vos recherches ?
Elles ne sont pas révolutionnaires et consistent principalement à dire qu’il n’existe pas suffisamment d’études, car le sujet incommode et divise. Le racisme ne doit plus être un tabou. Il doit être abordé de manière sereine et volontaire. Nous recommandons le lancement d’études systématiques, transdisciplinaires sur le racisme, autant dans les aspects statistiques et quantitatifs que qualitatifs. Pourquoi ne pas créer des chaires spécialisées, comme cela est le cas dans d’autres pays ? Pourquoi ne pas créer un programme de recherche national sur le racisme ?
Si vous aviez une baguette magique pour éliminer le racisme structurel, que feriez-vous ?
Chacun doit se rendre compte que le racisme est un problème qui nous concerne tous, indépendamment de notre origine. Un problème qui – dans tous les domaines de la vie – peut provoquer un stress continu et affecter la santé des personnes concernées. J’utiliserais donc ma baguette magique pour que chaque individu majoritaire se retrouve un mois dans la peau d’une personne racisée. Cela permettrait de faciliter la recherche de solutions entre des gens qui partageraient l’expérience du racisme.
Quelles pistes pour lutter contre le racisme structurel ?
Les personnes touchées au premier chef doivent davantage avoir la parole et être impliquées dans la lutte contre ce phénomène. Partant de cela, il s’agit moins de se focaliser sur l’intention des auteurs de discriminations que de prendre en compte le vécu des personnes directement concernées, ainsi que les préjudices liés. Il s’agit également d’examiner de manière critique certains discours ou pratiques courantes.