Auteur
Jan Christoph Bublitz prépare son habilitation à l’Université de Hambourg sur des questions de psychologie, de droit pénal et de droits humains. christoph.bublitz@uni-hamburg.de
L’article ci-dessus a été publié une première fois en allemand dans www.verfassungsblog.de.
La pensée humaine est sujette aux distorsions. Afin de réduire l’influence de ces dernières, il importe en premier lieu de reconnaître l’existence de biais raciaux, aussi bien de la part du droit et de la justice que de chacun de nous.
La psychologie nous enseigne une vérité qui dérange : la plupart des hommes et des femmes trimbalent avec eux – sans en avoir nécessairement conscience – des préjugés de toute sorte. Cette circonstance fait apparaître empiriquement les débats actuels sur le « racisme latent » au sein de la police et de la justice comme mal informés et devrait motiver tout un chacun à jeter un regard autocritique sur sa propre manière de penser. Un tel regard n’est agréable ni pour l’individu ni pour les institutions, car il pointe quelque chose qui, du point de vue moral, ne devrait pas être et qui, sous l’angle du droit constitutionnel, ne doit pas être : la propension à juger et à traiter systématiquement de manière inégale les personnes sur la base de leur appartenance ou de leur attribution à un groupe donné. La pensée humaine est sujette à toutes sortes de distorsions de ce genre, appelées biais. S’agissant des groupes, il existe des biais notamment relatifs au genre, à l’âge, au pouvoir de séduction, à l’orientation sexuelle ou encore – c’est le sujet qui nous intéresse ici – un biais racial (qui, dans la recherche en psychologie, se réfère le plus souvent à la couleur de la peau et à l’appartenance ethnique). De tels biais agissent souvent de manière inconsciente, même chez les esprits libéraux et bien intentionnés. Les mécanismes qui les sous-tendent font partie de l’architecture de la cognition humaine, leur contenu est acquis, et ils peuvent formater les schémas de pensée et les modes de comportement même de ceux qui rejettent explicitement les jugements fondés sur des stéréotypes. Le rejet immédiat du reproche de traiter les gens de façon discriminatoire en fonction de leur appartenance à tel ou tel groupe revient à fuir une analyse honnête du problème et la recherche d’une aide pour s’en défaire. Réduire l’influence des biais sur sa propre pensée nécessite, tant pour l’individu que pour le droit et la justice, de reconnaître d’abord l’existence même de cette problématique.
Commençons par cette question, simple en apparence : d’où peut-on savoir en fait que l’on n’a pas de schéma de pensée ou d’action raciste, et comment des institutions comme la police et la justice peuvent-elles savoir que tel est vraiment le cas des personnes qui agissent pour elles ? Le fait de ne pas ressentir consciemment d’antipathie à l’égard des étrangers ou de ne pas nourrir de telles pensées ne suffit pas ; cela ne fait qu’effleurer la surface du problème. Il faudrait plutôt soumettre à un examen critique l’ensemble de ses propres opinions et convictions concernant les attributions à tel ou tel groupe, et cela en étant honnête avec soi-même. Et c’est ici que commencent les impasses et les insuffisances.
Les représentations de soi sont teintées par les attentes de la société, au nombre desquelles compte l’absence de préjugés lorsque le rôle professionnel en fait une condition sine qua non. Celui qui entend être un bon juge ne peut pas se considérer lui-même comme mû par des préjugés. Toutefois, la perception de soi diffère parfois très fortement de la réalité ; les gens ont par exemple nettement plus de peine à déceler les distorsions de leurs propres pensées qu’à remarquer celles des autres. Les psychologues parlent de bias blindspot (tache aveugle du biais), sous l’effet duquel, par exemple, 97 % des juges américains interrogés dans le cadre d’une enquête s’estiment meilleurs que la moyenne pour rendre la justice sans préjugés raciaux (Wistrich/Rachlinsky 2017, 106). À cette tache aveugle s’ajoutent d’autres erreurs d’appréciation, du biais de confirmation aux rationalisations ex post en passant par l’évitement des dissonances cognitives, qui toutes indiquent que les auto-évaluations introspectives n’ont guère de valeur probante. Les biais influent sur la pensée, mais laissent à l’individu qui pense une illusion d’objectivité (Sood 2013). Un des enseignements impressionnants de la recherche en psychologie est que ceux qui se targuent d’être libres de préjugés en nourrissent au contraire selon toute probabilité, même s’ils disposent d’aptitudes cognitives élevées. Il est possible de tester sa propre attitude à cet égard en observant d’un œil critique si, seul dans une rue sombre, on se comporte vraiment exactement de la même manière face à trois personnes de couleur ou à trois individus blancs de peau.
En raison des différences considérables entre ce que les gens pensent ou rapportent d’eux-mêmes et leur comportement, la psychologie tente de mesurer de manière indirecte leurs attitudes et leurs préférences. Souvent, les personnes ne sont pas conscientes de ces préférences dites implicites, raison pour laquelle on parle aussi de préjugés inconscients (Greenwald/Lai 2020). Une méthode utilisée depuis plus de vingt ans pour la recherche est le test d’association implicite (IAT), qui examine la force des liens opérés par la pensée entre les notions et les attitudes. L’Université Harvard a mis ce test en ligne en libre accès . Le faire ne prend que quelques minutes et les résultats sont impressionnants.
L’IAT montre que la plupart des participants associent plus facilement des termes comme « famille » à celui de « femme » qu’à celui d’« homme », et celui d’« arme » à « couleur de peau noire » qu’à « couleur de peau blanche ». On trouve aussi des préférences implicites dans l’évaluation en faveur des personnes de peau blanche et en défaveur des personnes de couleur, tout comme des biais de genre ou de groupe (favorisant les personnes qui appartiennent au même groupe que soi), des préférences en faveur des personnes attrayantes plutôt qu’à celles en surpoids ou à mobilité réduite, et cela presque toujours également, bien que sous une forme atténuée, au sein des groupes concernés eux-mêmes. En généralisant quelque peu, on peut faire ce constat décevant que bon nombre des opinions stéréotypées que la plupart des gens rejettent explicitement et qui sont largement proscrites par la société peuvent néanmoins se retrouver au niveau des préférences implicites.
Ce que les préférences implicites sont au juste et ce qui en résulte fait l’objet d’incessantes controverses (Gawronski, 2019). Ce qu’il faut savoir, c’est qu’au niveau individuel, l’IAT n’a pas particulièrement de valeur probante ; il n’en acquiert que par agrégation (ainsi, il ne saurait à lui seul prouver la partialité d’un juge). Des méta-analyses montrent que les résultats de l’IAT n’ont qu’un pouvoir faible à moyen de prédiction du comportement réel (Kurdi et al. 2019 et, dans une perspective critique, Oswald et al. 2013). La proportion exacte est sujette à controverse et dépend notamment du type d’action. Pour les décisions prises instantanément, sous un stress psychique accru ou sans critères décisionnels clairs, en particulier, il semble que les préférences implicites puissent influer sur le comportement. Cela suggère des inégalités de traitement dans des situations où les « décisions spontanées » ou l’« intuition » entrent en jeu, par exemple les contrôles d’identité dans l’espace public, qui à l’heure actuelle font relativement souvent l’objet d’un examen par les tribunaux. Des études appliquant d’autres méthodes (comme, depuis peu, la réalité virtuelle) concluent aussi à des effets de ce type. Des expériences réalisées aux États-Unis ont montré que la police recourt plus fréquemment aux armes à l'égard des personnes noires (shooting bias). Ces décisions, et déjà la perception de la dangerosité d'une personne ou de la probabilité qu'elle soit armée, peuvent être biaisées par des opinions stéréotypées (Correll et al. 2014).
Les préférences implicites ne devraient toutefois expliquer que partiellement les actions de ce type et ne constituer qu’un élément parmi d’autres à même d’expliquer des problèmes structurels complexes tels que le racisme. La principale contribution de la recherche sur les biais consiste dans la preuve que notre propre pensée, pour dépourvue de préjugés et bien informée qu’elle puisse paraître, n’en est pas moins susceptible d’être influencée par toute une série de facteurs inappropriés et d’être ainsi biaisée, et qu’il est même probable qu’elle le soit régulièrement. The bias is the baseline. Comprendre cela permet de jeter un pont entre les perspectives respectives, aujourd’hui apparemment inconciliables, des agents et des personnes concernées. L’expérience faite par celles-ci d’une discrimination quotidienne est rejetée par ceux-là sur la base de leur perception d’eux-mêmes. Cependant, les préférences implicites montrent qu’une chose telle que le racisme peut exister même sans qu’il y ait de racistes. Elles montrent aussi qu’elles ne permettent pas d’identifier au sein de la police et de la justice des individus ayant des attitudes discriminatoires explicites. Ce n’est, pour reprendre une métaphore usée, que la pointe de l’iceberg. Les attitudes stéréotypées se trouvent dans le substrat psychique d’une large partie de la population.
Les biais implicites soulèvent une série de questions juridiques, dont le traitement scientifique tarde encore en Allemagne. Il conviendrait d’examiner précisément où et comment ils peuvent tirer à conséquence sur le plan du droit. En particulier là où l’on procède à des estimations et des prévisions (de la crédibilité des témoins aux dangers présentés), où il y a des marges de manœuvre et d’appréciation. La psychologie de l’implicite produit, en relation avec le problème théorique classique de la sous-détermination du droit, un important potentiel de discrimination.
La question de savoir si les inégalités de traitement contreviennent aux principes spéciaux de non-discrimination inscrits à l’art. 3, al. 3, de la Constitution allemande (Grundgesetz, GG) lorsqu’elles ne se produisent pas consciemment mais procèdent de biais implicites semble ne pas encore avoir été tranchée par la cour suprême. Ce qui est sûr, c’est que les infractions ne présupposent pas une discrimination intentionnelle. Or, quant à savoir si la seule causalité d’un motif interdit ou un « lien » inconscient avec ce motif suffit, la question est controversée. Si, comme certains le pensent, l’art. 3, al. 3, GG établit une interdiction de motiver son action par des critères de distinction donnés, il ne s’appliquerait pas à ces infractions, car celui qui ne peut accéder par l’introspection à ses propres préférences implicites ne peut pas non plus motiver ses actes par celles-ci. La cour constitutionnelle allemande parle de « motifs », or ce choix terminologique ne prend pas en considération les biais implicites. Étant donné que le sens et la finalité de la prescription faite à l’État est de prévenir toute inégalité de traitement fondée sur la couleur de peau, et cela indépendamment des dispositions psychiques des personnes agissant au nom d’une autorité publique, les inégalités de traitement dues à des biais devraient constituer une violation du principe de non-discrimination visé à l’art. 3, al. 3, GG (au titre, le cas échéant, de « discrimination cachée »). La nature implicite du biais peut à la rigueur être prise en considération dans les questions subséquentes, par exemple au moment de mettre en balance différentes normes constitutionnelles. Il en va de même pour ce qui est de l’impartialité du juge. Les biais agissant sur le comportement de ce dernier ne sont pas compatibles avec le principe d’impartialité.
Dans la pratique judiciaire, de telles préférences implicites ne peuvent généralement pas être prouvées par la voie procédurale. Mais ce n’est pas parce qu’il est difficile de les prouver qu’il faut renoncer à empêcher des discriminations objectivement interdites : il en va tout de même d’un principe constitutionnel. La nature des préférences implicites devrait amener des changements dans le droit. Par exemple, il importe d’apprécier de façon particulièrement critique les assertions faites sur les motifs de ses propres actions. Même quelqu’un qui nie en toute sincérité avoir pris la couleur de peau comme critère de sélection pour les contrôles d’identité qu’il a effectués peut en réalité y avoir procédé sur cette base. L’« impression » produite par une situation peut changer d’aspect en fonction des préférences implicites. De plus, l’existence de préférences implicites peut suggérer un renversement du fardeau de la preuve, comme la jurisprudence l’admet dans le cadre des normes constitutionnelles. Enfin, elle rend sujette à caution la présomption de l’impartialité du juge établie par la Cour européenne des droits de l’homme. Si la recherche en psychologie n’a pas le pouvoir d’infirmer des suppositions normatives, elle peut néanmoins montrer que celles-ci ont pour effet de défavoriser toutes les personnes typiquement touchées par les biais. Or un tel traitement défavorable doit pouvoir se justifier. Pour ne rien dire du rapport de tension entre l’état de la recherche en psychologie et le fait que l’apparence de l’impartialité suffit déjà à motiver la crainte de la partialité.
Un moyen pour les sciences sociales de déceler les biais est de relever systématiquement l’issue des décisions prises par les tribunaux et les autorités dans les procédures où des personnes concernées présentent les caractéristiques correspondant aux critères de distinction prohibés. Les biais peuvent se manifester par des schémas décisionnels, par exemple quand des décisions d’un type donné sont prises plus souvent que la moyenne au détriment d’un groupe déterminé. Si cette méthode ne permet pas de déceler des erreurs judiciaires concrètes, elle peut néanmoins servir à contrôler la qualité de l’ensemble du « système décisionnel ». Des études de ce type réalisées aux États-Unis et ailleurs suggèrent que des biais raciaux et d’autres facteurs perturbateurs psychiques exercent une influence dans le système judiciaire, notamment sur les contrôles de police, et il serait bon d’en mener aussi dans notre pays.
Cette question pour conclure : que peut-on faire contre les biais implicites ? En dépit de nombreuses approches visant à la déconstruction des préjugés (debiasing), il n’existe guère de connaissances validées sur des méthodes dont l’efficacité soit durable (Lai et al. 2016). Les formations proposées en maint endroit pour lutter contre les préjugés ne font généralement pas l’objet d’évaluations scientifiques. La psychologie n’est donc pas en mesure actuellement d’indiquer exactement quoi faire pour affaiblir les préjugés. Pourtant les biais ne sont pas innés, mais acquis de multiples manières et sujets aux changements. Leur déconstruction est donc fondamentalement possible. Il faut probablement des techniques mentales pour effacer et remplacer des intuitions et des impressions, de même que des expériences qui infirment les stéréotypes. De plus, les conséquences des biais peuvent être limitées, par exemple par les institutions ou par des normes juridiques. Des changements sont donc nécessaires de la part des individus et des institutions, dans le droit matériel et dans le droit procédural, ainsi qu’une recherche plus poussée sur la déconstruction des préjugés à la lumière des conditions spéciales qui sont celles de la justice et des autorités. La première étape de cette déconstruction consiste, quoi qu’il en soit, à reconnaître que nous sommes sujets aux préférences implicites dans notre propre manière de penser. L’humilité épistémique ne peut pas faire de mal, non plus que de remettre en question l’objectivité dont on pense faire preuve et d’écouter la voix des personnes concernées. L’invisibilité de la discrimination ne tient parfois pas à son absence, mais aux limites de notre propre aptitude à la reconnaître. Cela devrait être enseigné dans les études de droit et la formation des fonctionnaires.
Il n’en reste pas moins que la pensée humaine est sujette à des biais systématiques, pour lesquels il n’existe pas de solution miracle. La psychologie suggère que les biais sont largement répandus et fait voir que les attitudes discriminatoires et les actions qui en résultent ne constituent pas des exceptions, mais la règle. Les principes juridiques de l’impartialité, de la neutralité ou du non-rattachement à des caractéristiques de groupe ne sont pas des choses que l’on peut simplement présupposer, mais sont plutôt des impossibilités psychologiques. En tout état de cause, la titularisation à un poste de la fonction publique ne fera jamais perdre à quelqu’un ses préférences implicites. L’impartialité et l’absence de préjugés sont des idéaux dont le droit doit se rapprocher par des efforts bien informés en matière de psychologie. Les débats politiques actuels sur, par exemple, le racisme « latent » qui régnerait au sein de la police semblent n’être, au vu des résultats de la recherche sur les biais, que des rituels de défense contre l’indésirable basés sur un défaut d’information. Si « latent » équivaut à « implicite », alors une « suspicion générale » se justifie : une large partie de la population a des préférences racistes implicites qui, dans certaines circonstances, se manifestent dans la pensée et le comportement. Même si l’on préfère voir les choses autrement. Mais rien ne sert de s’en défendre : le chemin qui conduit vers une société plus juste passe inévitablement par notre propre tête.
Bibliographie:
Corell, Joshua et al. The Police Officer’s Dilemma: A Decade of Research on Racial Bias in the Decision to Shoot (2014)
Greenwald, Anthony G. / Lai, Calvin K. Implicit Social Cognition (2020)
Kurdi, Benedek et al. Relationship between the Implicit Association Test and intergroup behavior: A meta-analysis (2019)
Lai, Calvin K. et al. Reducing implicit racial preferences: II. Intervention effectiveness across time (2016)
Oswald, Frederick L. et al. Predicting ethnic and racial discrimination: A meta-analysis of IAT criterion studies (2013)
Sood, Avani Mehta. Motivated Cognition in Legal Judgements – An Analytic Review (2013)
Wistrich, Andrew J. / Rachlinski, Jeffrey John. Implicit Bias in Judicial Decision Making How It Affects Judgment and What Judges Can Do About It (2017)
Gawronski, Bertram. « Six lessons for a cogent science of implicit bias and its criticism » Perspectives on Psychological Science 14.4 (2019) : 574-595. www.journals.sagepub.com