TANGRAM 46

«Certaines représentations et formes de narration se perpétuent»

Auteurs

Simon Affolter et Vera Sperisen sont collaborateurs scientifiques au Centre d’éducation politique et de didactique historique de la Haute école pédagogique à la Haute école spécialisée du Nord-Ouest de la Suisse.vera.sperisen@fhnw.ch, simon.affolter@fhnw.ch

Entretien réalisé par Theodora Peter

Sur quelles bases les manuels scolaires sont-ils élaborés? Dans quelle mesure les connaissances transmises sont-elles empreintes de représentations racistes? L’analyse réalisée sur mandat de la CFR vise à répondre à ces questions. Simon Affolter, responsable de l’étude, et Vera Sperisen, collaboratrice scientifique, livrent leur éclairage sur les travaux de recherche en cours.

Vous réalisez sur mandat de la CFR une étude sur les manuels scolaires. Quel est son objectif ?
Simon Affolter: Aucune étude d’envergure n’a jusqu’ici été menée en Suisse sur les manuels actuellement recommandés. Le terrain a été en partie exploré en 2020 par Rahel El-Maawi et Mandy Abu Shoak, qui se sont intéressées aux représentations stéréotypées véhiculées par ces supports pédagogiques. Notre analyse porte plutôt sur la façon dont la thématique du racisme est abordée, ainsi que sur les approches didactiques choisies. Elle vise notamment à identifier si les connaissances transmises sont empreintes de représentations racistes et sur quelles bases les manuels scolaires sont élaborés. L’idée est par ailleurs de s’appuyer sur les résultats pour formuler des recommandations à l’adresse du corps enseignant, et en termes d’optimisation du contenu des manuels.

Quels sont vos principaux axes de travail ?
Simon Affolter: Nous examinons tout d’abord l’image qui est donnée de la société. Quelle est la société représentée dans les manuels scolaires ? Qui en fait partie ? Quels acteurs sont visibles, lesquels ne le sont pas ? Comment sont-ils représentés dans une perspective postcoloniale ? Qu’est-ce qui est présenté comme étant propre ou étranger à cette société ? Nous examinons également les aspects de la participation à la vie sociale et de la citoyenneté. Qui est considéré et interpellé comme citoyen? Qu’en est-il de la participation à la vie politique et sociale des personnes étrangères? Nous examinons également si la thématique du racisme est abordée et si oui, de quelle manière.

Vera Sperisen: Nous nous intéressons également à la façon dont les manuels cherchent à impliquer les élèves, à leur rapport aux contenus. Pour ce faire, nous analysons les exemples et les exercices qui leur sont proposés, notamment la relation entre les élèves et les personnes dont il est question dans les énoncés.

Vos travaux sont toujours en cours. Peut-on néanmoins d’ores et déjà tirer quelques conclusions ?
Vera Sperisen: Nous analysons les manuels actuels, mais comparons également les contenus à ceux de supports pédagogiques plus anciens. Nous observons une évolution : la thématique du racisme étant prise en considération pour la rédaction des contenus, la diversité y est mieux représentée qu’il y a dix ans. Malgré cela, certaines représentations et formes de narration ont la vie dure, et se perpétuent. Ainsi, lorsque le thème de la migration est abordé explicitement, il l’est presque toujours en association avec une motivation, en particulier celle du défi ou de l’opportunité. Par ailleurs, certaines thématiques telles que le racisme, la migration et l’histoire coloniale ne sont pas explicitement traitées. Dans certains ouvrages d’initiation à la lecture, les manuels alémaniques pour les élèves de primaire par exemple, la dimension de l’appartenance nationale et ethnoculturelle se manifeste de façon subtile. À ce stade de l’étude, nous pouvons dire qu’il existe divers types de manuels sur le marché et que le racisme y est traité de façon très différente.

Examinons d’un peu plus près les différents aspects. Comment les manuels présentent-ils ce qui est propre et ce qui est étranger à la société ?
Simon Affolter: D’une manière générale, on peut dire que ce qui nous est propre est dans une large mesure consolidé par la construction de ce qui nous est étranger. En d’autres termes, nous prenons conscience de ce qui nous est propre en circonscrivant ce qui relève de l’altérité. Dans le cadre de notre étude, nous tentons d’identifier dans quelle mesure le point de vue adopté dans les manuels trouve son fondement dans le regard porté sur l’altérité. C’est le cas par exemple lorsqu’une langue est décrite comme se lisant « dans le sens inverse ». Une telle description assoit de façon subtile ce qui doit être considéré comme « normal ». Mais qu’est-ce qui est la norme? Les langues dextroverses ou les langues sinistroverses? Tout est en réalité question de point de vue. De même, nous rencontrons toujours des cas où certaines pratiques culturelles comme le partage des repas à même le sol sont davantage présentées que les nôtres comme relevant des traditions folkloriques.

Vera Sperisen: Les exercices contribuent à la différenciation entre ce qui nous est propre et ce qui nous est étranger. Dans un manuel alémanique du domaine disciplinaire Éthique-Religions-Communauté, nous sommes tombés sur l’intitulé suivant : «Compare l’islam et ses rituels à ta propre religion. Quels sont les points communs? Quelles sont les différences?» Avec une telle formulation, on part implicitement du principe que l’élève n’est pas de confession musulmane. Cet exemple révèle toute la complexité de notre tâche. Si nous avions examiné les manuels il y a dix ou quinze ans sur la base des connaissances actuelles, nous y aurions déniché nombre de termes et de représentations aujourd’hui considérés comme racistes. Cela n’arrive heureusement presque jamais plus, ce qui est positif. Nous nous intéressons par ailleurs à la dimension structurelle du racisme : nous devons pour cela nous placer au niveau structurel, ce qui est beaucoup moins évident. La question de la discrimination raciale étant thématisée depuis de nombreuses années, les idéologies racistes ne se manifestent pas ouvertement et sont plus difficiles à identifier pour les acteurs de la recherche, le corps enseignant et les élèves.

Qui est cité dans les manuels et qui ne l’est pas ? Comment les différents sujets sont-ils représentés ?
Vera Sperisen: Il est possible de se faire une idée du type de représentations mis en avant dans un manuel en le consultant en entier. Dans un ouvrage consacré aux sciences de la nature, on trouvera par exemple la photo d’un pêcheur de marlin. Une telle image n’est pas problématique en soi. Mais si c’est la seule d’une personne noire dans tout le manuel, elle prend une autre dimension, la représentation des Noirs étant alors réduite au stéréotype exotique. La question qui se pose ici est celle, structurelle, de la fonction de représentation des images.

Simon Affolter: Dans l’ensemble, les manuels que nous avons pu étudier mettent l’accent sur la diversité. S’ils donnent à voir des gens très différents, ils contiennent encore trop souvent des illustrations de ce qui est considéré comme la « norme ». Dans les manuels de biologie par exemple, les corps ou les membres représentés sont souvent ceux de personnes blanches. Les « cultures étrangères » n’apparaissent que lorsqu’il est question de formes de vie différentes ou dans le cadre du cours d’histoire, au chapitre de la découverte de l’Amérique par exemple. Les sujets sont alors représentés comme des êtres primitifs, non civilisés, proches de la nature. À cela s’ajoute que l’écriture eurocentrique de l’histoire n’autorise que peu de points de contact avec les civilisations extra-européennes.

Vera Sperisen: Pour revenir à la diversité, nous n’avons jusqu’ici rencontré que deux exemples d’enfants noirs représentés seuls. C’est assez étonnant, car les représentations d’enfants seuls sont relativement fréquentes dans les manuels scolaires. La diversité est représentée dans les manuels dans les domaines où il en est déjà question dans la société, aux chapitres consacrés à la famille par exemple.

Comment les minorités telles que les Sintés, les Roms et les Yéniches sont-elles représentées dans les manuels scolaires ?
Simon Affolter: Bien que des exemples existent, nous ne les avons pour l’heure pas rencontrés. La question est ici de savoir si ces minorités sont traitées comme s’inscrivant dans notre histoire commune ou comme étant des communautés « étrangères » aux modes de vie différents.

Quels modèles sociaux les manuels scolaires véhiculent-ils?
Vera Sperisen: Nous nous concentrons sur les contenus qui s’appuient sur l’appartenance nationale et ethnoculturelle. Prendre en compte la diversité des classes et des milieux sociaux est essentiel pour promouvoir l’égalité en milieu scolaire. Dans un manuel du domaine Économie - Vie professionnelle - Vie domestique, nous avons par exemple observé que la majorité des familles représentées étaient des familles blanches de classes socioprofessionnelles moyennes ou supérieures, plutôt intellectuelles et axées sur la réussite, et les thèmes traités ceux de ces milieux. Les travaux de recherche menés dans ce domaine montrent que l’école est taillée sur mesure pour les enfants de ces catégories sociales et qu’ils ont statistiquement le meilleur parcours scolaire.

Avez-vous observé des différences régionales ?
Simon Affolter: Les manuels utilisés en Suisse romande sont analysés par nos collègues de la Haute école pédagogique de Fribourg. Nos échanges ont d’ores et déjà fait apparaître quelques parallèles. Tous les résultats seront regroupés à la fin des travaux de recherche. Nous sommes impatients de découvrir lesdits points communs et les éventuelles différences.

À quel niveau faudrait-il intervenir pour améliorer la situation ? Lors de la conception des manuels ?
Simon Affolter: Il est encore trop tôt pour formuler des recommandations. Ce qui est certain, c’est qu’il manque un plan d’orientation générale. La discrimination raciale est trop peu thématisée à l’école, ce qui a en partie une cause structurelle : la notion même de racisme n’apparaissant pas dans les plans d’études, le sujet n’est pas intégré dans les manuels. Cela bloque toute possibilité de débat social critique et de traitement, en classe, des questions du racisme et des discriminations. Dans les manuels, certains éléments permettent de faire le lien avec le vécu des élèves au quotidien ou avec le racisme structurel. Mais dans les faits, ce n’est pas le cas, car le racisme n’est pas abordé comme un phénomène touchant l’ensemble de la société. C’est pourtant essentiel pour permettre un examen critique de la situation.

Le racisme ne peut pas être appréhendé dans toute sa complexité si les discriminations subies par certaines personnes ne sont pas décrites dans les manuels comme découlant des rapports de force qui sont à l’œuvre dans la société et conditionnent son fonctionnement. On en vient alors à expliquer les inégalités non pas à travers le prisme du racisme, mais à travers celui d’une « culturalisation » des différences.

Vera Sperisen: Nous sommes en train de dégager deux axes de réflexion. Il convient d’examiner d’une part les questions de l’appartenance – et les ambivalences identitaires qu’elles sont susceptibles de révéler – d’autre part les inégalités comme un phénomène touchant l’ensemble de la société, puis de faire le lien entre ces deux aspects. Les questions à se poser pour comprendre les rapports sociaux et son propre rôle sont les suivantes : quelles sont mes possibilités d’action et mes limites dans la société ? Quelles sont les possibilités d’action et les limites d’autrui ? Comment expliquer cette condition sociale ? Que puis-je/suis-je disposé à modifier dans mon champ d’action ? Le meilleur endroit pour aborder ces questions, c’est la formation de base et la formation continue du corps enseignant. Il est tout à fait possible de faire un cours critique sur le racisme, même avec un manuel jugé problématique, en interrogeant les illustrations et les contenus proposés. Pour préciser ma pensée : je trouve formidable d’avoir des manuels de qualité – et ils le sont pour la plupart – mais il ne faut pas perdre de vue qu’ils présentent des problématiques, des approches et des connaissances qui ne sont pas de la toute dernière actualité. Ce décalage s’explique par le fait que les contenus doivent être adaptés sur le plan didactique, ce qui prend du temps. À cela s’ajoute que leur élaboration s’effectue dans le cadre étroit posé par les plans d’études et les politiques de formation. La révision des manuels scolaires est donc un processus tout à fait normal. Cela étant, ce n’est pas parce que leur contenu pourrait être optimisé que le cours proposé ne peut pas être de qualité.

En quoi les résultats de l’étude seront-ils utiles pour le corps enseignant ?
Vera Sperisen: Nous formulerons à l’adresse des enseignants un certain nombre de recommandations. Nous envisageons d’élaborer une sorte de guide énumérant les points auxquels il convient de prêter attention dans les manuels scolaires. Comme je l’ai déjà dit, un grand nombre de ces ouvrages sont de qualité sur le plan didactique. L’idée est de développer une approche pour éviter la reproduction de connaissances empreintes de représentations racistes. Nous avons conscience de la complexité du sujet. Notre mission est précisément de traduire cette complexité dans la pratique.

Simon Affolter: Ce qui est intéressant avec cette étude, c’est qu’elle implique une grande diversité d’acteurs, parmi lesquels des établissements de formation. Nos recommandations ont donc de grandes chances d’être effectivement mises en œuvre. Cela ne pourra toutefois fonctionner que si chacun s’engage à les diffuser et à les appliquer. Notre étude n’est pas destinée à rester au fond d’un tiroir.

Cet entretien a été réalisé en juin 2022. Les résultats de l’étude sur les manuels scolaires seront publiés début 2023.