TANGRAM 46

Les institutions sociales discriminent-elles les personnes hautement qualifiées originaires des pays tiers ?

Auteure

Rosita Fibbi est sociologue et chercheuse au Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population de l’Université de Neuchâtel. rosita.fibbi@unine.ch

Le lieu de formation et l’origine sont des facteurs importants dans le recrutement de personnes hautement qualifiées au sein des institutions sociales. Cependant, le fait que si peu de personnes issues de la migration voient leur candidature retenue semble procéder non pas tant de pratiques discriminatoires individuelles que du mode de fonctionnement des institutions et de la société.

La carrière des personnes diplômées du tertiaire d’origine étrangère (highly qualified migrant, HQM), et en particulier des personnes provenant de pays tiers (et donc non liés par l’accord de libre circulation entre la Suisse et l’Union européenne), est entravée par des comportements discriminatoires, spécialement dans les organismes publics. Cette observation contraste avec la pratique des entreprises internationales, qui valorisent davantage les compétences des HQM, comme l’ont montré les entretiens réalisés par Jey Aratnam dans le cadre de son étude sur le marché du travail (2012). Pour connaître l’ampleur du phénomène et en comprendre les origines, la Commission fédérale contre le racisme a commandé une étude portant sur les organisations où travaillent les HQM. Réalisée par le Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population (SFM), cette étude (Fibbi et al. 2019) s’est focalisée sur l’accès des HQM aux postes de cadre dans les institutions publiques ou semi-publiques à but non lucratif qui offrent un soutien et un accompagnement aux personnes ayant des difficultés d’intégration sociale ou professionnelle, à l’exclusion des institutions du système de santé et du domaine de la formation. Pour aborder ce vaste sujet, les auteurs de l’étude ont eu recours à diverses méthodes de recherche.

L’étude du SFM a tout d’abord révélé que le lieu de formation a un impact significatif sur les chances d’être embauché dans une fonction dirigeante : le fait d’avoir suivi sa formation dans un pays non limitrophe semble ainsi compromettre les chances d’un candidat d’accéder à un poste de cadre supérieur. C’est ce qui ressort des entretiens exploratoires réalisés avec seize experts, lesquels estiment toutefois que l’expérience professionnelle en Suisse devrait contrebalancer ce désavantage. Par ailleurs, en réponse à une enquête en ligne, les responsables des ressources humaines de 379 institutions sociales ont fourni une estimation du nombre de cadres supérieurs issus de la migration parmi leur personnel : les institutions à but non lucratif s’adressant aux personnes migrantes et localisées en Suisse latine sont celles qui emploient le plus de cadres issus de la migration ; à l’inverse, les institutions publiques s’adressant à un public non migrant et situées en Suisse alémanique sont celles qui font le moins recours à ce type de profil.

L’enquête en ligne comportait aussi une partie empirique qui invitait les responsables des ressources humaines à participer à une procédure de recrutement fictive. Le scénario proposé prévoyait la mise au concours de quatre postes de cadres supérieurs dans une institution sociale : un directeur, un responsable des ressources humaines, un responsable du service informatique et un responsable de la communication. Pour chacun de ces postes, les responsables des ressources humaines ont reçu le CV de plusieurs professionnels de différentes origines au bénéfice d’un titre de formation tertiaire comparable délivré en Suisse ou à l’étranger. Tous les candidats fictifs formés à l’étranger avaient une expérience de travail de plusieurs années en Suisse et tous ceux d’origine étrangère avaient acquis la nationalité suisse. Les responsables des ressources humaines devaient indiquer la probabilité pour chaque candidat d’être présélectionné sur la base du profil requis dans l’offre d’emploi.

Les résultats de cette enquête sur les « préférences déclarées » (stated preferences) ont montré que le lieu de formation est le critère déterminant pour expliquer les différences de notation entre les candidats aux quatre postes : les HQM originaires d’un pays tiers et formés dans leur propre pays ont systématiquement moins de chances d’être présélectionnés pour un poste à responsabilité que les candidats formés en Suisse. Même le fait d’avoir suivi un perfectionnement en Suisse n’annule pas ce handicap.

Par ailleurs, on constate que parmi les personnes formées en Suisse, toutes ne se trouvent pas sur un pied d’égalité : à lieu de formation équivalent, c’est l’origine du candidat qui fait la différence. Ainsi, les HQM formés en Suisse dont la famille est originaire d’un pays européen non membre de l’UE sont particulièrement pénalisés. Outre un avantage pour les personnes formées en Suisse, l’enquête a donc aussi révélé une préférence pour les candidats d’origine suisse.

Cette préférence pour les candidats du cru est plus nette en Suisse alémanique qu’en Suisse latine. La différence de traitement varie aussi en fonction du type de poste. Elle est particulièrement marquée pour les postes de directeur et de responsable de la communication, à savoir pour des fonctions dont la mission consiste notamment à représenter l’institution vis-à-vis de l’extérieur.

Quelques employeurs ayant participé à l’enquête ont été invités à commenter les résultats de l’étude empirique lors de discussions de groupe. Ils ont reconnu que la tendance à écarter les candidatures des HQM est une pratique bien établie dans leurs institutions. Ils la considèrent toutefois comme légitime, car reposant sur des arguments méritocratiques et des facteurs contextuels. Cette pratique découle en premier lieu de leurs doutes quant à la solidité des compétences professionnelles des candidats formés à l’étranger et, en particulier, dans les pays tiers. Et contrairement à ce qu’avancent les experts, une expérience professionnelle dans notre pays ne suffit pas à dissiper ces doutes.

La préférence pour les candidatures locales est imputée en deuxième lieu à un climat politico-économique qui tend à remettre en question le rôle des institutions sociales, l’étendue de leur cahier des charges et leur financement, les forçant à adopter une posture défensive : plus cette pression est forte, plus la préférence des employeurs pour les candidats du cru est nette et assumée. L’importance de cette dimension locale s’explique par la forte décentralisation aux niveaux cantonal et communal des structures politico-administratives déterminantes pour la politique sociale. Les personnalités politiques et institutionnelles locales définissent les conditions d’existence et de développement des institutions sociales, qu’elles soient publiques ou à but non lucratif. Pour mener à bien leur mission, les institutions estiment ainsi qu’il est crucial que les personnes qui les représentent vis-à-vis de l’extérieur disposent d’un réseau bien ancré au niveau local. Dans ce contexte, les HQM formés à l’étranger sont pénalisés par rapport aux candidats du cru.

Si les doutes sur la qualité des formations suivies à l’étranger peuvent se comprendre, le fait de ne pas tenir compte d’une longue expérience professionnelle acquise en Suisse semble plus problématique, car cela équivaut à mettre en doute a priori les compétences professionnelles des HQM. En outre, la discrimination dont sont aussi victimes les HQM originaires de pays tiers mais formés en Suisse suggère que l’argument du lieu de formation cache aussi d’autres motivations, moins légitimes.
Cette pratique s’apparente en effet à de la discrimination statistique, à savoir un traitement des individus non pas selon leurs mérites, mais selon les caractéristiques du groupe auquel ils sont censés appartenir, ce qui revient à enfreindre le principe de l’égalité de traitement.

Les résultats de l’étude tendent ainsi à valider l’hypothèse avancée par Jey Aratnam en 2012, qui suggérait l’existence d’un mécanisme conduisant les membres d’un groupe donné à évaluer plus positivement et à favoriser les membres de leur propre groupe par rapport à ceux d’autres groupes. Intervenant théoriquement au niveau des rapports interpersonnels, ce mécanisme peut résulter aussi bien d’une volonté délibérée que de processus inconscients et de représentations stéréotypées.

Toutefois, le constat que les préférences varient selon les fonctions, les institutions et les régions invite à chercher d’autres explications à cette inégalité de traitement, particulièrement prononcée pour les postes impliquant un rôle de représentation dans l’espace public et des responsabilités vis-à-vis d’interlocuteurs extérieurs à l’institution. Les pratiques de recrutement semblent influencées par le besoin des institutions sociales de légitimer leurs activités face à l’opinion publique et par le climat plus ou moins favorable aux politiques sociales et à l’immigration. Ainsi, la mise à l’écart des candidats issus d’un groupe minoritaire semble être davantage le fruit du fonctionnement des institutions et de la société que de pratiques discriminatoires individuelles.

L’étude de la SFM est novatrice par rapport aux études précédentes relatives aux discriminations sur le marché du travail en Suisse. Il s’agit en effet de la première étude empirique sur les inégalités dans l’accès à l’emploi frappant les personnes au bénéfice d’une formation tertiaire, les enquêtes précédentes s’étant plutôt penchées sur les personnes moins qualifiées. Cette étude est aussi inédite pour deux autres raisons : d’une part parce qu’elle analyse l’accès à des postes à responsabilité et d’autre part parce qu’elle se penche sur les structures publiques et semi-publiques, alors que les travaux précédents se concentraient sur des emplois de début de carrière et s’intéressaient plutôt au secteur privé.

Les phénomènes révélés dans l’étude sont très mal connus, alors qu’ils devraient faire l’objet d’un débat public, condition sine qua non à toute initiative visant à changer les choses, c’est-à-dire à mettre en place des dispositifs organisationnels en mesure d’entraîner un changement.

Bibliographie:

Jey Aratnam, Ganga (2012). Hochqualifizierte mit Migrationshintergrund. Studie zur möglichen Diskriminierungen auf dem Schweizer Arbeitsmarkt. Bâle : Gesowip

Fibbi, Rosita, Joëlle Fehlmann et Didier Ruedin (2019). Discrimination des personnes issues de la migration hautement qualifiées dans le domaine du social ? Rapport à la Commission fédérale contre le racisme. Neuchâtel : Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population. Disponible sur http://www.migration-population.ch/sfm/home/publications/etudes-du-sfm.html