Auteure
Elke-Nicole Kappus est chargée de cours dans le domaine « Diversité et société » à la Haute école pédagogique de Lucerne et coresponsable du groupe de travail « Formation et migration » de la chambre HEP de swissuniversities. elke-nicole.kappus@phlu.ch
Si les institutions de formation ne peuvent pas « remédier » à la discrimination structurelle dans la société, elles peuvent toutefois la combattre dans leur domaine.
La discrimination structurelle désigne « l’exclusion et le préjudice subis par certains groupes » qui sont si profondément ancrés dans la société qu’ils sont « acceptés comme “normaux” et ne sont donc pas nécessairement perçus ou remis en question » (Service de lutte contre le racisme, 2021). Elle reflète donc des visions du monde et de l’être humain héritées de l’histoire ainsi que des « valeurs, des attitudes et des actions largement inconscientes ». La discrimination structurelle constitue un terrain propice à la discrimination institutionnelle, c’est-à-dire « l’inscription de la discrimination dans les structures, les programmes, les règles et les routines formelles, juridiques et organisationnelles au sein d’institutions sociales centrales » (Gomolla, 2008). Celles-ci servent à leur tour de cadre à la discrimination individuelle, qui passe souvent inaperçue et se produit involontairement dans les interactions, mais qui reproduit et cimente ainsi les désavantages déjà en place. Dans cette optique, il est intéressant de se pencher sur l’histoire du système éducatif moderne et sur son rôle dans la construction de la société moderne et dans la transmission de la vision du monde et de l’être humain.
Comme beaucoup d’institutions actuelles, le système éducatif moderne remonte au XIXe siècle : les compétences que la société industrielle exigeait des individus – et de tous les individus – ne pouvaient plus être transmises par les institutions familiales, corporatives ou religieuses traditionnelles. Les techniques culturelles telles que lire, écrire et compter, qui étaient jusqu’alors réservées à certains groupes sociaux, devaient désormais devenir des compétences de base pour tous. En introduisant l’enseignement obligatoire, l’État a pris la responsabilité de transmettre ces compétences en tant que socle sur lequel le système éducatif secondaire pouvait s’appuyer et que l’économie pouvait attendre chez tout un chacun.
En plus des « techniques » nécessaires à la vie pratique dans le monde moderne, l’école – chaque niveau scolaire à sa manière – transmettait aussi des connaissances sur le monde humain et le monde des choses, sur leur catégorisation et les différentes appartenances, ainsi que la capacité de reconnaître « ce qui est propre » et « ce qui est étranger ». Cette connaissance du monde est devenue une partie de la « culture » partagée et le fondement de la « communauté idéale » que la nation moderne se représentait (Anderson, 1998). Outre les compétences qui devaient leur permettre de participer avec succès à l’économie, l’école publique transmettait aux adolescents des représentations du monde, des êtres humains et du rôle de chacun, ainsi que des attitudes, des comportements et des pratiques qui faisaient d’eux des « membres à part entière de la communauté culturelle et linguistique » et partant, des candidats à une « citoyenneté moralement légitimée » (Szporluk, 1998 ; Oester & Kappus, 2005).
L’école publique non seulement pourvoyait à la qualification et à l’acculturation des jeunes générations, mais elle assumait aussi la mission d’attribuer des positions sociales (Fend, 2008). La « communauté culturelle et linguistique » formée à l’école primaire pouvait ensuite être différenciée au fil de tests de performance réalisés en cours de formation. Détenteur du monopole de l’éducation, l’État moderne a réussi à maintenir de manière crédible la promesse d’égalité civique en dépit des inégalités et des stratifications sociales qui ont vu le jour sous une nouvelle forme avec le capitalisme industriel (Fend, 2008 ; Nassehi, 2011), et ce sans pour autant révolutionner fondamentalement l’ordre social : l’éducation a permis la mobilité sociale, mais le paysage éducatif a structuré l’ascension sociale en fonction de la classe sociale ou du genre. La formation professionnelle a ouvert de nouvelles opportunités aux enfants issus de familles ouvrières et paysannes, tandis que les universités sont restées longtemps l’apanage des classes socio-économiques aisées. Les filles et les garçons étaient préparés aux rôles que la société leur destinait selon des offres de formation spécifiques. Ce n’est que grâce aux appels au principe de l’égalité des chances qu’on aborda le fait qu’une telle attribution des rôles en fonction de l’origine et du genre ne correspondait pas au principe méritocratique mis en avant par la société moderne (Scherr, 2008). La reproduction par le système éducatif des inégalités en classes et en strates sociales a été de plus en plus thématisée lors des années 1960 et 1970, dans la foulée de la généralisation de l’éducation (p. ex. Bourdieu & Passeron, 1971 ; Willis, 1977).
Pendant longtemps, l’éducation des étrangers et des immigrés n’a joué aucun rôle dans l’école publique : dans « l’ordre national des choses », chaque pays était responsable de l’éducation de ses propres citoyens. La qualification, l’acculturation et l’attribution des étrangers à des positions sociales n’étaient tout simplement pas prévues — hormis dans les universités. Cela peut expliquer pourquoi les systèmes éducatifs nationaux, et pas seulement en Suisse, ont eu du mal à intégrer les immigrés et pourquoi, après la décision prise dans les années 1970 de scolariser les enfants de travailleurs immigrés dans les écoles publiques suisses, de nombreux enfants n’ont pas été scolarisés dans des écoles ordinaires, mais dans des écoles spéciales ou des classes à effectif réduit. L’appartenance à la communauté linguistique et culturelle, qui était – comme nous l’avons évoqué plus haut – la condition préalable à toute revendication d’égalité des chances, présupposait l’égalité linguistique et culturelle, fût-ce au prix de l’assimilation. Lorsque celle-ci n’était pas souhaitée ou réalisée, il ne pouvait être question d’appartenir à la société à part entière.
L’interaction entre l’origine sociale et l’origine ethno-nationale a pour effet, aujourd’hui comme hier, un « désavantage systématique pour les enfants d’immigrés » dans le système éducatif, avec des « conséquences massives sur leurs perspectives d’évolution dans le futur », comme l’écrit Alain Stampfli dans « Racisme structurel : une tentative d’approche », dans la présente publication. Le fait qu’un sentiment d’appartenance précaire fasse, encore aujourd’hui, souvent partie de l’expérience quotidienne des personnes ayant eu une histoire liée à la migration ou qui se voient attribuer un tel parcours, et que les médias et les conversations quotidiennes ne fassent souvent pas de distinction entre immigrés, étrangers et personnes qui ne correspondent pas à l’image que l’on se fait d’un Suisse ou d’une Suissesse, montre à quel point les catégories qui sous-tendent les relations entre « nous » et l’« étranger » ont peu évolué au cours des dernières décennies. Elles sont si profondément ancrées dans la société que le décalage avec la réalité vécue en Suisse « n’est pas forcément perçu ou remis en question » (Service de lutte contre le racisme, 2021). Aujourd’hui, 25 % de la population résidente de plus de 15 ans n’a pas de passeport suisse, 38 % sont issus de l’immigration et un nombre indéterminé de personnes se voient attribuer une origine migratoire en raison de leur couleur de peau ou de leur physionomie.
Au cours des cinquante dernières années, la recherche en éducation et le monitoring dans ce domaine ont progressivement reconnu que les « performances individuelles » ne peuvent être considérées indépendamment « des milieux de socialisation, des compétences linguistiques et du comportement social » (Emmerich & Hormel, 2013) et que les rôles attribués par la société en fonction du genre, de l’origine sociale, de l’appartenance ethno-nationale, etc. influencent (ou peuvent influencer) les performances et leur évaluation. Nous disposons aujourd’hui de connaissances approfondies sur les mécanismes et les effets de la discrimination structurelle, institutionnelle et individuelle dans le domaine de l’éducation, ainsi que sur les moyens d’y remédier (voir la bibliographie).
Le rapport sur l’éducation en Suisse du Centre de coordination pour la recherche en éducation prend en compte les dimensions « origine sociale », « genre », « statut migratoire » depuis la version pilote de 2006, afin d’attirer l’attention sur les éventuels points caractérisant le manque d’égalité des chances, qui est présentée comme une caractéristique qualitative fondamentale du système éducatif. Le Secrétariat d’État à la recherche, à la formation et à l’innovation poursuit l’égalité des chances comme objectif programmatique transversal et la promeut « indépendamment du sexe, de la nationalité, de l’âge, de l’origine, de la religion, du statut social ou d’un handicap physique, mental ou psychique ».
Les investissements et les projets, par exemple dans le domaine de l’encouragement précoce et de la formation professionnelle, de l’organisation des transitions et de la perméabilité du système éducatif dans le contexte de l’apprentissage tout au long de la vie, montrent l’engagement et l’implication de la politique de l’éducation et des institutions de formation — y compris dans le domaine de la migration. Néanmoins, la tendance de fond que montrent les monitorings de l’éducation reste constante : l’origine sociale, le genre et le statut migratoire ont un impact sur les chances de formation. C’est principalement l’interaction entre ces différentes dimensions qui entraîne des préjudices : la figure sociale de la « fille d’ouvrier catholique de la campagne », qui incarnait dans les années 1960 le désavantage éducatif dû à une discrimination multiple, a été remplacée par celle du « garçon musulman issu d’un quartier urbain défavorisé ». Les institutions de formation sont – après le lieu de travail et l’espace public – le lieu où la plupart des personnes sont victimes de discrimination. Comment cela peut-il être possible ?
Dans l’image que les établissements d’enseignement et leurs acteurs se font d’eux-mêmes, c’est l’image d’une institution inclusive et favorable à l’égalité des chances qui prédomine. La réflexion sur l’exclusion, la discrimination et les préjudices subis est souvent reléguée au second plan. En revanche, lorsque l’on prend au sérieux les réflexions sur la discrimination structurelle et institutionnelle présentées au début de cet article, on voit combien les visions du monde et de l’être humain ainsi que les valeurs, attitudes et actions qui y sont associées et qui sont profondément ancrées dans les structures, les programmes, les règles et les routines au sein des « institutions sociales centrales » (Gomolla, 2008) ont un impact, sans que celui-ci soit pourtant délibéré. Ce qui, dans le passé, correspondait à un « ordre des choses » positif agit aujourd’hui comme une discrimination aux conséquences et aux formes diverses — sexisme, racisme, classisme, validisme, etc. Afin de modifier ou d’empêcher leur impact, les institutions sont tenues de « reconnaître ouvertement et de manière appropriée l’existence de la discrimination et ses causes et de s’y attaquer au moyen de programmes, d’actions exemplaires et d’une gestion qui instille une bonne attitude ». Dans le cas contraire, la discrimination et le racisme « risquent de se répandre comme un élément de l’éthique ou de la culture de l’organisation » (Macpherson of Cluny, 1999, in Gomolla, 2008).
Malheureusement, la discrimination et le racisme sont souvent un sujet tabou dans les institutions de formation. À lire le Lehrplan 21, la compréhension de « nous » et des « autres » est reproduite dans plusieurs contextes sous la forme d’une conception culturelle close ; une déconstruction systématique des représentations stéréotypées fait défaut dans le matériel didactique et pédagogique. Peu d’écoles disposent d’une approche méthodique de la discrimination, et la non-discrimination ne fait toujours pas partie intégrante de l’évaluation des établissements scolaires ni ne constitue un objectif obligatoire pour leur développement. De nombreuses recommandations formulées par la CDIP entre 1972 et 1995 pour l’intégration des enfants de travailleurs immigrés ou des élèves ayant un statut migratoire – ou pour faire face au racisme (CDIP, 1995) – attendent toujours d’être mises à jour et appliquées, alors qu’elles n’ont rien perdu de leur actualité. Il est temps de mettre en œuvre les connaissances sur la non-discrimination dans les institutions et de s’attaquer à la discrimination.
Le système éducatif ne peut certes pas « remédier » à la discrimination structurelle dans la société, mais il peut donner aux enseignants et aux apprenants un regard critique pour reconnaître et nommer les discriminations et pour les combattre dans leur propre champ d’action. Il peut être un espace pour expérimenter l’appartenance à la société au-delà de l’attribution binaire classique (« nous » et « les autres ») et ainsi donner vie à un « nouveau nous », inclusif. Cela devient particulièrement probant lorsque la société dans son ensemble poursuit l’égalité des chances et l’appartenance dans le contexte d’une « citoyenneté » prenant également en considération les groupes qui n’étaient pas (encore) inclus dans la conception classique de la citoyenneté du XIXe siècle.
La notion de discrimination institutionnelle libère de la question de la culpabilité. Elle permet de comprendre la discrimination comme le résultat « logique » d’un décalage entre les institutions qui se sont développées au fil du temps et les fonctions qu’elles sont censées remplir aujourd’hui pour la société et l’économie. En période de transformation rapide, il existe un moment de tension : le temps que les visions du monde, les visions de l’être humain, les objectifs, etc. trouvent une forme institutionnelle, le monde a encore changé — c’est dans la nature des choses. La responsabilité des individus et des institutions est de reconnaître cet « écart » et de le surmonter en usant de processus démocratiques.
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