TANGRAM 42

Des étrangers de deuxième classe. La discrimination induite par la politique d’intégration actuell

Auteur

Esteban Piñeiro est professeur à la Haute école de travail social de la Haute école spécialisée du nord-ouest de la Suisse (FHNW). Son domaine de recherche porte sur la politique d’intégration de la Suisse et les processus de construction de la différence ethnique dans l’administration publique.
esteban.pineiro@fhnw.ch

Comme d’autres pays, la Suisse a changé d’attitude envers la population étrangère au milieu des années 1990, en adoptant une politique d’intégration qui repose notamment sur la lutte contre la discrimination. Cependant, si l’on y regarde de plus près, la politique d’intégration actuelle est elle-même discriminatoire, un paradoxe auquel il faut absolument remédier si l’on veut réaliser l’égalité des chances tant préconisée.

La Confédération, au moment de se doter de sa première véritable politique des étrangers, avait fait sien le discours sur le danger de surpopulation étrangère, et dans les années 1960 et 1970 encore, sa politique d’intégration consistait à assimiler les étrangers afin d’éviter cette surpopulation. Par la suite, elle abandonna peu à peu cette conception : la discrimination de la population étrangère – en raison de la nationalité et de l’ethnie – censée remédier à ce danger a laissé la place à une politique d’accueil, qui fait du vivre ensemble pacifique et productif entre étrangers et citoyens suisses son objectif principal. Les étrangers ne sont plus considérés comme de « dangereux éléments », mais comme des semblables d’une autre nationalité. Cet idéal d’intégration s’est accompagné d’une nouvelle conception dans laquelle les immigrés, membres à part entière d’une société ouverte, libérale et pluraliste, doivent bénéficier des mêmes chances de participation à la vie de la société que la population locale. Tout portait à croire que l’on avait définitivement surmonté la peur de l’altérité ethnique. S’est alors imposée l’image de « l’étranger de chez nous », fort utile, dont le potentiel économique, culturel et sociétal constitue un enrichissement pour la Suisse.

Lutte contre la discrimination et intégration

Il semblait donc tomber sous le sens que la Suisse, dans sa politique d’intégration, s’engage aussi à combattre le racisme, puisque l’intégration telle qu’elle la conçoit présuppose une volonté de reconnaissance de l’autre. En effet, là où il y a discrimination, les étrangers ne peuvent participer pleinement à l’économie et à la vie de la société. Les diverses formes d’inégalité de traitement ou de marginalisation qui se fondent de manière directe ou indirecte sur l’appartenance à une race, à une ethnie, à une nation ou à une religion sapent par conséquent le processus d’intégration. La politique d’intégration doit donc absolument aller de pair avec une politique de lutte contre la discrimination. On voit dans la protection contre la marginalisation et la suppression des obstacles à l’intégration la condition pour garantir l’égalité des chances qui favorise cette intégration. La xénophobie et le racisme constituant de véritables obstacles, la Suisse entend donc les combattre de manière systématique. Désormais, ce ne sont plus les étrangers et, par là, la surpopulation étrangère qu’elle entend maîtriser, mais la xénophobie de la population locale. Dans cette vision des choses, l’intégration exige en effet une volonté non seulement de la part des étrangers, mais aussi de la société d’accueil, qui doit garantir l’existence d’un cadre encourageant l’intégration et favorisant un esprit d’ouverture.

Le potentiel d’intégration comme critère de sélection

Parallèlement à cette politique d’intégration fondée sur l’égalité des chances et la lutte contre la discrimination se développe toutefois une politique d’immigration qui discrimine directement une partie des étrangers. Le système d’admission binaire que la Suisse a adopté distingue en effet deux catégories d’étrangers : les ressortissants des États membres de l’UE/AELE, qui sont les bienvenus, et ceux des États tiers, qui ne le sont qu’exceptionnellement. Tandis qu’un régime d’admission libéral est appliqué aux premiers, qui obtiennent ainsi un statut avantageux à bien des égards, un régime de sélection restrictif est pratiqué avec les seconds : pour pouvoir immigrer en Suisse, il leur faut désormais être des spécialistes demandés sur le marché de l’emploi et avoir de bonnes chances de s’intégrer de manière durable dans la société suisse. Si la question de l’intégration ne se pose plus automatiquement pour les travailleurs en provenance de l’UE/AELE, les ressortissants d’États tiers ayant un faible niveau de formation sont par principe soupçonnés de ne pas présenter les caractéristiques nécessaires pour s’intégrer. Ce régime d’admission, en général, et le fait de classer les ressortissants des États tiers en fonction de leur potentiel d’intégration, en particulier, cultivent la vieille peur d’une distance sociale et culturelle insurmontable entre certains groupes de population et la population suisse : ces migrants en provenance de pays lointains (d’où viennent aussi, ce qui est loin d’être anodin, la plupart des requérants d’asile), épouseraient moins notre système de valeurs culturelles, sociétales ou religieuses, et doivent donc faire l’objet de mesures d’intégration spéciales.

Les effets discriminatoires de la politique « Encourager et exiger »

Même si la politique d’intégration n’a pas pour but premier de réglementer le vivre ensemble, mais de stimuler la volonté de l’étranger de s’intégrer et la capacité d’accueil de la société locale, des efforts d’intégration peuvent néanmoins être exigés officiellement de la part des étrangers. Aux efforts volontaires, la politique d’intégration ajoute des obligations et indique clairement à quelles conséquences l’étranger qui ne les remplit pas doit s’attendre pour son statut de séjour. Soulignons que la Suisse ne peut, du point de vue juridique, exiger d’efforts d’intégration que des ressortissants des États tiers (par le biais d’une convention d’intégration). En effet, l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP) interdisant explicitement la discrimination, toute obligation d’intégration ou sanction envers les citoyens des États membres de l’UE/AELE est illicite. Tandis que l’intégration de ces derniers ne revêt aucun caractère obligatoire, celle des ressortissants des États tiers peut se révéler déterminante pour l’octroi d’une autorisation de séjour. Avec la révision partielle de la loi sur les étrangers, qui deviendra la loi sur les étrangers et l’intégration (LEI), seules les personnes bien intégrées pourront obtenir une autorisation d’établissement. Celles qui n’atteignent pas les objectifs fixés en la matière risqueront de n’obtenir, en lieu et place d’un permis d’établissement, qu’une autorisation de séjour (permis B). La tendance est claire. Cette politique restrictive, qui force à l’intégration, ne cesse de prendre de l’ampleur, mais seulement pour la population étrangère en provenance des États tiers.

Une politique d’intégration discriminatoire

Du point de vue des principes d’égalité de traitement ou de non-discrimination, plusieurs aspects de la politique actuelle en matière d’immigration et d’intégration ne laissent pas d’inquiéter : non seulement cette politique met en place une structure qui discrimine les ressortissants des États tiers en fonction de leur origine nationale et des caractéristiques ethnoculturelles qui leur sont attribuées, mais elle en fait des victimes toutes désignées de la grande marge de manœuvre dont bénéficient les autorités dans l’application des critères d’intégration. Seuls les ressortissants des États tiers peuvent se voir supprimer leur autorisation de séjour, refuser un regroupement familial ou une demande de naturalisation ou encore être expulsés s’ils n’apportent pas la preuve d’une intégration suffisante. La politique d’intégration, tout en prônant l’égalité des chances et la lutte contre les discriminations, s’articule autour d’une distinction nationalo-ethnoculturelle de la population étrangère qui génère une discrimination structurelle des ressortissants des États tiers. L’idéal d’intégration veut faire de l’étranger un membre à part entière de la société, mais voit dans le ressortissant d’un État tiers un « Autre » différent, qui n’en a potentiellement pas les capacités. Si la lutte contre la surpopulation étrangère n’est plus d’actualité, les inégalités de traitement n’ont pas pour autant disparu. Elles se sont concentrées sur les ressortissants des États tiers, et parmi eux, sur ceux présentant un faible niveau de formation et des déficits d’intégration. Ces « Autres », identifiés par le système juridique et politique, doivent prouver leur volonté d’intégration. L’inégalité de traitement des ressortissants des États tiers et leur classement dans des catégories d’intégration potentielle en fonction de caractéristiques socio-économiques et ethnoculturelles, qui lui est intimement lié, imposent une forme de discrimination structurelle. Si la Suisse veut éviter que sa politique d’intégration perde sa crédibilité, elle doit la rendre non discriminatoire. Car une politique ne saurait à la fois discriminer et lutter contre la discrimination.

Bibliographie

Commission fédérale des migrations CFM (2017) : Intégration – Pas un instrument de mesure, mais la tâche de tous ! Recommandations, Berne

Ha, Kien Nghi (2013) : Integration als post-koloniale Politik der gesellschaftlichen Unterordnung. (éd.) : Wider die Integrationsmaschinerie. In : cfd – Christlicher Friedensdienst (éd.). Dokumentation der Tagung zur Migrationspolitik, Berne. p. 13 à 19

Piñeiro, Esteban (2015) : Integration und Abwehr. Genealogie der Schweizer Ausländerintegration. Zurich : Seismo