Céline Maye est cheffe du Service cantonal de la cohésion multiculturelle (COSM), déléguée aux étrangères et aux étrangers du canton de Neuchâtel et co-présidente de la Conférence suisse des délégué-e-s à l’intégration (CDI).
Celine.Maye@ne.ch
Depuis la mise en œuvre des programmes d’intégration cantonaux (PIC) dans l’ensemble des cantons suisses en 2014, la prévention du racisme est l’un des huit domaines prioritaires de l’encouragement de l’intégration. Quels sont les enseignements de cette stratégie nationale ? Y a-t-il un risque que la lutte contre le racisme se noie dans le domaine de l’intégration ? Comment et à qui communiquer sur la problématique du racisme ? Pour Céline Maye, « on ne peut mener une politique d’intégration sans garantir la non-discrimination. Cela n’empêche pourtant pas de devoir également faire de la prévention du racisme indépendamment de la question migratoire ». Bilan de cette première expérience de quatre ans avec la déléguée aux étrangères et aux étrangers du canton de Neuchâtel.
La protection contre la discrimination fait aujourd’hui partie intégrante de la politique suisse d’intégration. D’où vient cette inclusion ?
C’est le résultat d’une réflexion originelle des délégué-e-s à l’intégration des cantons (dont majoritairement des Romands) et des grandes villes : forts de leur expérience du terrain, ceux-ci étaient convaincus qu’on ne pouvait dissocier la politique publique d’intégration d’une politique de prévention des discriminations, en particulier raciale.
Les PIC ont démarré en 2014. Avec le recul, cette inclusion a-t-elle été profitable ?
Sans aucun doute. Il s’agit d’une avancée importante. Grâce à l’inclusion de ce domaine dans les PIC, tous les cantons ont été amenés à opérer deux mouvements décisifs : s’interroger sur les actions à entreprendre et désigner un interlocuteur de la Confédération en matière de prévention des discriminations. Le Service de lutte contre le racisme et la Commission fédérale contre le racisme disposent désormais de relais précieux dans les cantons, les grandes villes et plusieurs communes. Ceci permet de thématiser la question, et de mettre en place des actions à tous les niveaux, en bénéficiant de réseaux régionaux et nationaux.
On peut donc parler d’une « success story » ?
On peut le dire, oui. Indépendamment des différences entre les cantons, l’inclusion de la thématique du racisme dans l’ensemble des politiques publiques d’intégration est un succès à mettre au crédit des PIC. Une politique d’intégration qui ne mettrait pas en place des mesures pour lutter contre les stigmatisations serait incomplète et vouée à l’échec. L’intégration, contrairement à l’assimilation – deux termes qu’on confond à tort – est une notion évolutive et non figée. Elle part du principe qu’un socle commun est nécessaire pour le vivre ensemble, mais que chacun est libre de préserver ses spécificités. L’intégration ne se résume pas à l’apprentissage de la langue locale. La notion « encourager et exiger », devenue un slogan de l’intégration, doit aussi permettre de souligner que derrière « encourager » se trouvent également des principes d’égalité des chances et de non-discrimination.
Pouvez-vous nous citer un exemple ?
Pour prendre un dossier actuel, on ne peut imaginer relever le défi de l’intégration professionnelle des personnes réfugiées sans sensibiliser les entreprises, les employeurs et la société dans son ensemble à la situation particulière des personnes concernées et à leurs droits. Sans cela, même l’argent supplémentaire de l’Agenda intégration (AIS) et l’augmentation des mesures « langue » et « employabilité » n’auront d’effets. La prévention des discriminations, comme l’intégration, ne relève pas de la seule responsabilité des migrants. L’art. 4 de la loi fédérale sur les étrangers parle clairement d’un processus réciproque, avec une responsabilité conjointe des personnes arrivant et de la société d’accueil. Dans la même veine et depuis les PIC, plusieurs bureaux d’intégration cantonaux ont développé des politiques incluant l’administration comme acteur devant garantir la non-discrimination, tant au niveau du recrutement que de la communication. L’ouverture des institutions est d’ailleurs l’une des priorités de plusieurs villes et cantons. Des projets de sensibilisation sont ainsi menés dans la ville de Genève (Genève Ville diverse), de Berne (Eine Stadt für alle) ou dans le canton de Neuchâtel (Feuille de route pour une administration égalitaire et ouverte à la diversité).
Et avant les PIC, c’était comment ?
Avant les PIC, la situation différait d’un canton à l’autre. Certains étaient actifs, d’autres moins ou pas du tout. Tous ne partageaient pas l’idée que la prévention du racisme relève des politiques publiques. Ce fut d’ailleurs aussi longtemps le cas pour les politiques d’intégration en général. Dans certains cantons, les autorités ont pourtant choisi avant l’heure de lier politique publique d’intégration et prévention des discriminations. Le canton du Jura dispose par exemple d’un Bureau de l’intégration des étrangers et de la lutte contre le racisme depuis la création dudit bureau en 2002. Le canton de Vaud a institué en 2009 un Bureau cantonal pour l’intégration des étrangers et la prévention du racisme. Le canton de Fribourg a inclus la composante des discriminations raciales dès 2011 en créant un Bureau de l’intégration des migrant-e-s et de la prévention du racisme. D’autres cantons ont pour leur part inscrit la prévention des discriminations dans leur loi.
La cohabitation entre intégration et prévention du racisme coule-t-elle de source ?
Pas toujours. Car si tout le monde s’entend désormais sur la nécessité de mettre en place des mesures pour faciliter l’intégration, les réticences sont nombreuses dès que l’on touche au racisme et aux discriminations. Il n’est pas toujours aisé de faire passer au niveau institutionnel et politique la nécessité de traiter cette question encore sensible. Nous avons été nombreux à devoir retravailler des textes, mettre des nuances, adapter la terminologie afin de ne pas heurter les administrations ou les politiques. Nous avons rencontré au départ des obstacles et eu du mal à mettre en place des actions de prévention du racisme.
La prévention du racisme doit-elle être de la seule responsabilité des PIC ?
Non. Si une politique d’intégration ne peut se passer de lutte contre les discriminations, le contraire n’est pas vrai. En effet, la question de la prévention des discriminations peut et doit aussi se traiter indépendamment du fait migratoire. Les discriminations touchent non seulement les personnes étrangères, mais aussi suisses, issues ou non de la migration. On pense aux personnes dont le mode de vie est itinérant (minorité nationale yéniche/sinté), aux Roms ou aux personnes juives. Et aussi, de plus en plus, aux personnes dont la peau est brune (noire) ou qui sont visiblement musulmanes, qu’elles soient Suisses ou non.
À vous entendre, il faut donc agir à plusieurs niveaux dans la prévention du racisme : les personnes migrantes, les Suisses d’origine étrangère et les minorités nationales…
Tout à fait. Selon l’enquête Vivre ensemble en Suisse de l’OFS, un tiers des personnes sondées se sentent dérangées par la présence de personnes qu’elles estiment différentes. On ne peut pas fermer les yeux sur cette réalité. Le fait que la prévention des discriminations soit incluse dans la politique d’intégration pourrait laisser entendre que cela ne touche que les personnes migrantes. Ceci n’est pas l’interprétation faite par les professionnels de l’intégration. Si à ce jour la majorité des personnes subissant des discriminations est de nationalité étrangère, la tendance pourrait s’inverser dans les prochaines années. La première génération a parfois pu accepter certaines humiliations, la seconde et troisième, suisse, ne les acceptera pas. À juste titre. Dans le meilleur des cas ils se battront pour être reconnus comme citoyens à part entière. Dans le pire, ils seront exclus de la société à laquelle ils appartiennent. Avec les risques que cela comporte pour la cohésion sociale.
Quel est votre public cible en termes de prévention du racisme?
La question de l’atteinte du public cible constitue l’un des plus grands défis. D’un côté, on pourrait penser qu’il ne sert à rien de prêcher dans le désert ou à des convaincus. D’un autre, nous nous devons d’atteindre une audience large. Je dirais donc que le public- cible principal de nos actions de sensibilisation est ce que l’on pourrait appeler un public « entre deux ». Soit un public ni complètement ouvert, ni foncièrement raciste. Un public méfiant qui ne connaît de la migration que des réalités raccourcies. Un public parfois constitué de personnes qui cherchent un bouc émissaire aux problématiques sociales et économiques vécues. Comment atteindre ces personnes avec des actions qui attirent souvent majoritairement des convaincus ? La question n’est pas nouvelle. Enfin, il est aujourd’hui impératif de s’interroger sur la pertinence de certaines actions qui, visant à valoriser la diversité, contribuent à enfermer les personnes dans des appartenances figées.
Il s’agit donc de veiller à ne pas confondre valorisation de la diversité et lutte contre le racisme ?
La valorisation de la diversité peut parfois avoir pour corollaire de renforcer la permanence des clichés, ce que nous souhaitons justement éviter. Les actions d’intégration (« vivre ensemble ») et de prévention des discriminations se mélangent encore trop souvent dans un melting pot multiculturel, souvent culinaire. Il s’agit désormais, petit à petit, d’aborder de front, en tant que telles, les discriminations structurelles. Le racisme est avant tout une question de pouvoir. Est-ce aux déléguées et aux délégués de relever ce défi ? Sans doute, mais pas seulement.