Auteurs
Jules Bagalwa a réalisé l’étude sous la direction du professeur et sociologue Claudio Bolzman : « Modalités d’accès des diplômés du tertiaire d’origines africaines aux emplois correspondant à leurs qualifications sur le marché de l’emploi suisse », à la Haute école de Travail social (HES-SO / Genève).
claudio.bolzman@hesge.ch
jules.Bagalwa@hesge.ch
Une recherche menée dans le cadre de la Haute école de travail social de Genève analyse la situation des personnes hautement qualifiées d’origine africaine sur le marché de l’emploi en Suisse. Malgré les efforts fournis par les diplômés africains, de nombreux obstacles se dressent sur leur chemin.
Depuis le milieu des années 90, la Suisse, ainsi que d’autres pays européens, ont accru leur intérêt pour des migrants qualifiés disposant d’un diplôme universitaire. Ces pays désirent attirer les migrants spécialisés dans des domaines comme l’informatique ou la santé. Ainsi, des facilités sont accordées à des migrants qualifiés souhaitant travailler en Suisse et qui arrivent avec un contrat de travail.
Qu’en est-il des diplômés africains durablement installés dans le pays ? Existe-t-il une politique de reconnaissance de leurs titres obtenus à l’étranger ? Comment ces migrants mobilisent-ils les qualifications acquises hors du pays ? Avec quels résultats ? Quelle est la situation des Africains qui ont effectué des études supérieures en Suisse ? Telles sont les questions que nous avons abordées dans le cadre d’une recherche soutenue par le réseau CEDIC de la HES-SO. Pour y répondre, nous avons interviewé, en 2012, 22 hommes diplômés d’origines africaines résidant dans les cantons de Genève et Vaud, bénéficiaires des titres de séjour stables et durables (permis B, permis C, passeport suisse), dont l’âge se situait entre 25-55 ans. La grande majorité des diplômés interviewés faisaient partie de l’une des trois nationalités les plus nombreuses d’Afrique subsaharienne en Suisse : Angola, Cameroun, RDCongo. Nous avons également interviewé treize experts et professionnels travaillant dans des structures publiques ou privées en lien avec les questions liées à l’emploi des migrants.
Les universitaires subsahariens en Suisse peuvent être répartis en cinq catégories :
Les diplômés qui ont fait toute leur formation universitaire dans ce pays. Ce groupe comprend les arrivées dans ce pays avant le début de leurs études supérieures qu’ils soient boursiers ou non. Peu nombreuse, cette catégorie s’est installée en Suisse entre les années 70 et 90, une période plus souple en matière de visas d’entrée et de bourses d’études.
Les étudiants ayant entamé des études en Afrique et les ayant complétées en Suisse.
Les personnes installées en Suisse ayant fait un cycle d’études supérieures dans un autre pays européen.
Les personnes ayant obtenu un diplôme universitaire en Afrique avec une reconnaissance possible en Suisse. Ces personnes présentes en Suisse depuis les années 90 ont dû développer une expérience professionnelle, parfois en passant par la case de l’autoemploi.
Les personnes arrivées en Suisse avec des diplômes africains sans possibilité de reconnaissance dans ce pays. Elles ont en général effectué des études ayant une durée inférieure à trois années.
Les possibilités des diplômés africains de faire valoir leurs titres sont tributaires des effets conjugués des facteurs tels que le pays d’origine du diplôme, le type de permis de séjour en Suisse, la conjoncture économique, ainsi que les stratégies individuelles construites en réponse aux blocages rencontrés.
Il existe une hiérarchisation des diplômes en fonction du lieu de délivrance : selon l’expérience des témoins, les diplômes suisses sont accueillis plus favorablement par les employeurs. Remarquons que la disqualification des diplômes étrangers a concerné, jusqu’en 2007, non seulement les diplômes obtenus dans des pays tiers, mais aussi ceux venant des pays de l’UE. Selon certains témoins, la déconsidération des diplômes africains sur le marché de l’emploi ne serait pas forcément dépassée par la présence d’un titre complémentaire obtenu en Suisse. Ils suggèrent qu’en l’absence d’un diplôme de base suisse, des diplômes complémentaires obtenus dans ce pays n’apportent que peu d’avantages au diplômé, quelles que soient les disciplines envisagées. L’étudiant voit son âge avancer sur les bancs de l’école, accumule des diplômes et guère de l’expérience professionnelle utile.
« Tous ceux qui ont fait des thèses de doctorat ici, ayant des licences étrangères, ont énormément de difficultés pour trouver un emploi. Il y en a un qui a refait sa licence ici et a trouvé du travail, c’est un Tunisien, certes, il a d’autres avantages qui ne sont pas négligeables : il était marié à une Suissesse et a eu le passeport suisse, et comme il vit à Berne, il a appris l’allemand… Je pense que tous ces éléments entrent en jeu (…). C’est un fait, c’est comme ça. Ils ne veulent pas donner leur chance à ces diplômés ayant fait leur études à l’étranger » (J).
Les types de permis de séjour limitent, selon leur nature, l’accès des porteurs à certains emplois, en fonction de la conjoncture économique. C’est le cas pour les détenteurs de certains types de permis B, mais surtout des permis liés à l’asile (N ou F).
Les personnes venues comme étudiants dans les années 70-90 reconnaissent avoir bénéficié de la prospérité économique et être passées de leurs premiers jobs d’étudiant vers des emplois durables, semi-qualifiés ou qualifiés, par l’entremise des bureaux universitaires de placement. « Il était courant qu’après quelque temps, un patron satisfait demande pour vous un permis B de travail que l’on octroyait pour ‹assiduité›. » (O).
La possibilité d’obtention d’un titre de séjour durable pour « assiduité au travail » n’a pas disparu, mais elle semble être devenue moins courante tout comme les offres d’emplois destinées aux étudiants. Dans un contexte de contraction de l’emploi (crises successives des années 2000), les employeurs suisses sont moins disposés à demander des autorisations de séjour pour des diplômés étrangers.
Le mariage avec une personne durablement établie en Suisse est une autre modalité d’accès au séjour pour certains diplômés. Depuis la fin des années 90, cette possibilité suffit à frapper du sceau du soupçon les mariages des étrangers, même si les mariages de complaisance ne semblent concerner que très peu de gens.
Par contre, la requête de l’asile politique est sans conteste la modalité qui concerne le plus de diplômés africains qui désirent s’établir durablement en Suisse. Les témoignages montrent que la procédure d’asile prend plusieurs années, avec des conséquences souvent destructurantes pour les requérants.
Il apparait que ces longues procédures ont pour effet d’une part de geler les diplômes détenus : les personnes concernées ne peuvent postuler que pour des emplois non qualifiés et temporaires ; elles ne peuvent, d’autre part, pas entreprendre des formations pour entretenir leurs connaissances ou se réorienter professionnellement. La procédure les disqualifie également par sa durée : une fois revenus sur le marché, les requérants du droit d’asile sont évidemment plus âgés et toujours sans expérience utile ; du reste, ils sont précipités par les institutions d’aide sociale vers l’autonomie financière. Aussi, viser des emplois qualifiés ou même semi-qualifiés dans le domaine de leur formation universitaire devient problématique. Hormis d’éventuels stages en entreprise, leur seule issue est de cibler des emplois non qualifiés afin de gagner rapidement leur vie. Même dans ce cas, avoir fait des études universitaires les poursuit comme un handicap, car faisant reculer certains employeurs à la recherche d’ouvriers expérimentés. Comme le dit ce responsable des formations et apprentissages dans une entreprise vaudoise : « Si la personne a en plus un diplôme qualifié, la précarité de son statut peut être un frein à son engagement, car le risque devient trop grand de voir la personne quitter le poste où elle pourrait être engagée » (H).
Les modes d’accès à l’emploi ont connu une profonde mutation durant les années 90, suite à la transformation de la conjoncture économique mondiale. Les diplômés arrivés en Suisse avant cette période remarquent que pour les Africains, les modalités d’accès au marché du travail sont passées des procédures officielles, impersonnelles et directes des années 80, à des modes de fonctionnement actuels, plus informels et indirects, nécessitant un important investissement des liens interpersonnels. Aussi, en plus des savoir-faire, le capital social des chercheurs d’emploi est fortement mobilisé pour accéder à l’information, dépasser le premier tri de dossiers, décrocher un rendez-vous, susciter de l’intérêt, etc.
Ainsi, l’investissement des espaces de rencontres de la société d’accueil occupe une partie non négligeable de l’activité de recherche d’emploi des diplômés africains. La pratique du réseautage concerne aussi ceux qui ont déjà du travail, car leur stabilité ou avancement en emploi pourraient en dépendre. Le capital social stratégique mixe pêle-mêle des amis, d’anciens collègues de travail ou des personnes rencontrées dans le monde professionnel, d’anciens condisciples, des membres de groupements citoyens, des élus, des responsables de milieux institutionnels ou associatifs, etc. Le parrainage est présenté comme une aide face aux discriminations subies par les travailleurs africains, même si aucune garantie de réussite ne peut être donnée.
M. est fier d’avoir un volumineux carnet de connaissances jusqu’au sommet de l’Etat en Suisse, connaissances qu’il s’est patiemment faites depuis une quinzaine d’années, grâce à un travail avec des milieux officiels sur des questions d’intégration. Il se désole en même temps de voir que celles-ci n’acceptent pas facilement de recommander ses candidatures, même dans ce champ de travail (devenu un secteur d’insertion pour les immigrés), où son expertise serait reconnue. Des soutiens dont il croyait pourtant qu’ils lui auraient permis de trouver un emploi stable (au lieu des petits contrats temporaires, du travail à temps réduit et d’un salaire inadéquat...) à défaut d’un emploi idéal dans le domaine de son diplôme, après 23 ans de séjour en Suisse. Il vit sa situation comme un échec.
On constate que malgré les efforts fournis par les diplômés africains, de nombreux obstacles se dressent sur leur chemin d’accès à un emploi qualifié : non prise en compte des diplômes obtenus à l’étranger, limitations liées à un statut juridique précaire, méfiance des entreprises, difficulté à se construire un réseau social soutenant. Se pose alors la question de l’utilisation des ressources de ces diplômés, pouvant mener non seulement à des situations individuelles douloureuses, mais aussi à un véritable gaspillage de cerveaux.