TANGRAM 33

Christiane Taubira : « La parole raciste s’exprime désormais à visage découvert »

Christiane Taubira, Paroles de liberté : Taubira répond, Flammarion, Paris, 2014.

Renaud Dély est journaliste. Il est directeur de la rédaction du magazine d’actualité français Le Nouvel Observateur.

La Ministre et Garde des Sceaux française Christiane Taubira publie un essai sur le racisme, la xénophobie, le malaise identitaire français et les menaces sur la République française. Interview.

Vous commencez votre livre, Paroles de liberté, en revenant sur cet incident, à Angers, lorsqu’une enfant participant à un rassemblement anti-mariage pour tous vous a lancé : « C’est pour qui la banane ? C’est pour la guenon ! » Selon vous, cet épisode était donc un vrai révélateur ?

Je ne veux pas focaliser sur cette enfant. Avant cet épisode, une candidate du Front national m’avait déjà assimilée à un singe, des élus de droite avaient eu des propos limites, des manifestants avaient scandé « Y a bon Banania, y a pas bon Taubira ! », d’autres m’avaient expulsée de la communauté nationale en hurlant : « Taubira, t’es foutue, les Français sont dans la rue ! » Bref, il y a eu tout un tas de signes avant-coureurs. A Angers, ce n’est pas l’injure la plus grave que j’aie subie, mais c’est sans doute la plus signifiante. Que le Front national fasse preuve de racisme à mon encontre, rien de surprenant. Mais un enfant, c’est gai, joyeux, spontané... Alors qu’une petite fille soit à ce point imprégnée de la haine, du mépris et du racisme pour en faire une plaisanterie en sachant que ce sera accueilli favorablement par les rires des adultes qui l’entourent, cela en dit long sur l’état de notre société.

Est-ce à dire que la France de 2014 est raciste ?

Non. Je ne le crois pas. Je ne l’ai jamais pensé. Même si 3 millions de Français défilaient en criant des slogans racistes, je n’en déduirais pas que la France est raciste. Le passé nous apprend que même dans les moments les plus sombres de l’histoire, ceux où le racisme semblait l’emporter, des Français se sont levés, indignés, pour protester. Lors de l’affaire Dreyfus ou pendant la collaboration, ils se sont fait entendre. La France, c’est Zola, c’est Hugo, et cette France-là, parfois minoritaire, n’est jamais marginale car sa voix porte toujours haut et loin. Elle n’est jamais périphérique car elle sait s’élever, tonner et frapper. Pour autant, incontestablement, il s’est passé quelque chose ces dernières années. Les inhibitions qui empêchaient cette parole raciste de s’exprimer se sont dissoutes. Les digues sont tombées. La parole raciste s’exprime désormais à visage découvert dans l’espace public, tranquillement, et parfois en riant.

La faute à qui ?

C’est d’abord la faute de ceux qui y succombent. C’est d’abord affaire de responsabilité individuelle. Pour cette gamine d’Angers, ce sont ses parents. Pour cette candidate du FN, c’est elle. Mais d’autres aussi ont des responsabilités. Pierre Bourdieu expliquait que les paroles sont des actes qui tiennent leur force de l’autorité sociale du locuteur. Lorsque des élus UMP, donc d’une droite républicaine, de gouvernement, dotée d’une éthique, flirtent avec des attitudes et des propos racistes, ils les légitiment et ils ont deux facteurs aggravants. D’abord leur statut, leur « autorité sociale » justement, et leur lucidité, puisque ces personnes-là savent tellement ce qu’elles font qu’elles savent même... jusqu’où ne pas aller trop loin.

Mais comprenez-vous que puisse s’exprimer un malaise identitaire français qui ne soit pas forcément raciste ?

Cette interrogation sur l’identité française, je l’entends, je la vois et je la respecte. Pour y répondre, quittons le terrain des passions et revenons-en aux faits et à l’histoire. Il faut rappeler que, sur à peine trois générations, 25 % des Français ont des ascendants étrangers. Etre français, c’est faire en sorte que la présence du monde sur le territoire de notre pays inspire un destin commun. Et ce destin commun, c’est la nation, et ce depuis la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790. Même Renan a changé au fil de ses réflexions : il a compris que la nation n’est pas un groupe ethnique mais une communauté civique, liée par un destin commun. La nation française, qui enfante des citoyens égaux, dotés des mêmes droits, se construit contre la tribu, contre la conception ethnique. Or, aujourd’hui, un parti tribaliste, le Front national, s’est emparé de la nation et « vend » aux Français un ressentiment tribal à l’endroit de boucs émissaires immigrés. La réponse au malaise identitaire français, c’est donc de rappeler aux citoyens d’où ils viennent et de leur demander quelle histoire ils veulent écrire ensemble. Il faut en revenir au Siècle des Lumières qui a produit un vrai basculement. C’est la première fois que les Français ont cessé de se penser seulement en fonction d’un passé commun et ont commencé à comprendre qu’ensemble ils devaient construire un avenir commun.

Mais l’histoire, c’est aussi celle d’un passé colonial que la France n’a pas forcément digéré ?

C’est vrai. Le tabou demeure. Il y a tout un imaginaire colonial installé jadis par de grandes expositions, ou par le Lavisse qui a été enseigné à des générations. Il en reste des traces. Je me souviens dans les années 1980 d’une grande affiche publicitaire montrant un grand Noir avec des dents gigantesques qui riait en disant : « Je vais le manger ! » Et il allait manger quoi ? Le blanc de poulet... Il n’y a plus d’expositions coloniales, mais toute une iconographie perdure, des slogans entretiennent de façon subliminale cet imaginaire. Et de ces caricatures à « la guenon », il n’y a qu’un pas...

Ce malaise identitaire est nourri par le fait que les Français ont le sentiment de vivre dans un pays en déclin ?

Depuis dix ans, des « déclinologues » essaient de nous le faire croire, mais c’est faux ! La France affronte des difficultés, c’est vrai, mais c’est un pays prospère : elle produit 2 000 milliards d’euros de richesse nationale, elle fabrique des prix Nobel, elle a une jeunesse très dynamique et très bien formée, la créativité artistique et culturelle reste importante, des filières économiques de haute technologie se développent. Bref, c’est quoi ce déclin ? Un chant funèbre, et rien d’autre ! Arrêtons de polluer l’esprit des gens. Il faut leur redire ce qu’a été la France, comment elle a surmonté ses difficultés par le passé, et quels sont ses atouts aujourd’hui. Si les Français réalisent que l’un des premiers efforts qu’ils doivent accomplir consiste à s’élever à nouveau à la hauteur de ce que la France représente dans l’imaginaire universel, ils auront nettoyé le miroir et se rendront compte combien la France est forte et belle.

La réponse, c’est le projet républicain et laïque ?

Je n’en vois pas d’autre. Je comprends que cela puisse laisser indifférents des milieux sociaux ou culturels privilégiés pour lesquels la République fonctionne. Mais ceux qui subissent le racisme, les discriminations, l’exclusion, l’antisémitisme, ceux qui ne cessent de frapper à la porte de la République, à tous ceux-là, nous devons offrir comme horizon une République laïque, une respublica, une chose publique, un bien commun. La laïcité, ce n’est pas la guerre des religions. On n’est plus sous Léon XIII. La laïcité, c’est le principe de concorde, de capacité à vivre ensemble avec des croyances, des apparences et des situations sociales différentes.

La même crise identitaire frappe toute l’Europe. Comment conjurer le risque de se réveiller le 26 mai, au lendemain des élections européennes, avec une vaste Europe blanche xénophobe repliée sur elle-même ?

Là aussi, comme à l’échelle de la France, il faut se demander quel matériau on donne aux gens pour qu’ils se pensent et se vivent politiquement ensemble. Si l’on ne leur parle plus de leur destin collectif, de leur inventivité, de leur avenir commun, si on ne leur dit pas d’où ils viennent ni qui ils sont, on court à la catastrophe. Chacun n’a comme bagage que ses propres limites. Il est temps de porter cette parole politique. Le plus grave, c’est de ne rien dire. Ces dix dernières années, la droite a mené des combats sémantiques, culturels et politiques. Nous, la gauche, nous avons été défaits. Depuis 2002, Nicolas Sarkozy, qui dominait déjà la droite, a imposé un vocabulaire, un rapport dévalorisant à la culture, aux intellectuels, donc à la raison. Il a fait le choix d’aller puiser au sein de l’électorat du FN. Ils ont osé livrer bataille, eux. Le vrai reproche que je fais à la gauche, c’est de ne pas avoir livré cette bataille sémantique, culturelle et politique. Il est plus que temps qu’elle le fasse ! Je vais y prendre toute ma part !

Interview publiée le 29 mars 2014 par Le Nouvel Observateur.

Propos recueillis par Renaud Dély