Le point de vue de l’écrivain Yves Patrick Delachaux sur la question du profilage racial. Il a exercé pendant vingt ans au sein de la police genevoise, d’abord sur le terrain puis comme formateur en éthique et droits humains.
Quelles bonnes pratiques préconisez-vous pour éviter que les Noirs en Suisse ne deviennent systématiquement la cible de contrôles policiers du simple fait de la couleur de leur peau?
Premièrement, initier des réflexions institutionnelles à propos de la discrimination professionnelle, que je qualifie d’objective, une action par laquelle les critères de genres, ethniques, sociaux, d’âge, d’habillement ou de comportement ont des fonctions opératoires et objectives. La principale difficulté pour les policiers consiste à ne pas généraliser des appréciations issues de la pratique, mais au contraire d’effectuer consciemment des hypothèses de travail. Les choix de personnes à contrôler ou à interpeller doivent se baser sur un faisceau d’indices et une contextualisation. En aucun cas ces « choix sélectifs » ne doivent être animés par des valeurs personnelles. Deuxiè-
mement, les policiers ont grandement besoins d’outils de travail et de compréhension des enjeux d’un Etat de droit, bien avant des cours sur la lutte contre le racisme. Oui, j’ai officié pendant dix ans comme formateur de policiers en Suisse et en France et je ne crois plus que la formation seule peut éviter des glissements racistes. Troisièmement, lors du recrutement, il faut évaluer le postulant à son degré d’adhésion aux valeurs défendues par l’institution policière dans un Etat de droit, ainsi que ses capacités à se remettre en question. Dans ce cas l’attention sera portée sur les capacités d’apprendre, d’évoluer et d’être en mesure de procéder à de l’introspection, et sur les capacités à défendre les positions politiques de l’Etat, ceci pour évaluer immédiatement les capacités du postulant à opérer des démarches « éthiques », c’est-à-dire comprendre ce qui sous-tend les lois et les règlements d’un Etat de droit démocratique. Si l’on désire réellement trouver une issue aux problèmes de racisme et de discrimination, il faut élaborer une réflexion sur les processus, développés par la pratique, qui sous-tendent les représentations subjectives, et agissent comme des protections face aux peurs engendrées par un métier à risques. Il s’agit également d’appréhender les notions de pouvoir de coercition et discrétionnaire et, par conséquent, les dangers d’abus de pouvoir et de discrimination.
Y a-t-il des mesures concrètes prises au sein des polices en Suisse pour éviter les dérapages et les abus envers les Noirs et pour éviter les pratiques discriminantes et racistes ?
Quelques-unes, mais les corps de police ne sont pas encore pourvus en grilles d’analyses de situations critiques. Dans toutes les affaires considérées à caractère raciste, c’est la confirmation ou l’infirmation du degré de racisme du fonctionnaire impliqué qui est évalué et l’on ne peut que déplorer que ne soient pas interrogés l’action menée, les moyens mis en œuvre, les outils utilisés, psychiques et physiques, l’encadrement, la communication, en amont et en aval de l’intervention. Pourquoi l’agent est-il intervenu de la sorte ? Pourquoi a-t-il privilégié cette action plutôt qu’une autre ? Qu’avait-il à sa disposition pour résoudre le problème ? A-t-il déjà été confronté à ce type d’action ? Quelles ont été les instructions ? A-t-il été confronté à ce type d’action lors de formations continues ? Ce sont autant de questions qui renforcent, je veux le croire, la réflexion critique et évitent l’enfermement de l’exclusif débat raciste. Les réponses formulées répondraient aussi bien au devoir de rendre compte des institutions d’Etat envers les citoyens, qu’aux développements de nouvelles compétences professionnelles. Cela permettrait à la police de trouver une position ferme sur ce qu’est un acte à caractère raciste ou discriminatoire envers les Noirs et les autres communautés. Les corps de police souffrent d’immaturité organisationnelle en ressources humaines et en politique de formation, de faiblesses managériales, d’absence de politiques en éthique et droits de l’homme et de grilles de lecture des situations critiques. Les outils manquent pour soutenir un regard policier débarrassé de réflexes protectionnistes primaires. Deux mesures simples peuvent être mises en place. La première consiste à aménager, à la prise ou à la fin de service, un espace de discussion pour faire le point sur telle ou telle pratique abusive ou idée reçue. C’est aux cadres intermédiaires d’organiser ces moments de discussions. Durant ces séances, ils sensibiliseront leur personnel et en profiteront pour remettre à l’ordre ceux qui, par routine, se laissent aller à la discrimination. Cela implique que les cadres soient formés pour une telle démarche. La seconde mesure, plus institutionnelle, consiste à mettre en place une analyse des incidents critiques. Par ce biais, des exemples d’interventions délicates, ou dénoncées comme telles, pourront servir de spécimen pour découvrir toutes les fragilités du système de management et envisager alors des mesures à long terme. Ainsi, pour atteindre l’objectif de combattre l’acte raciste et toute forme de discrimination, les états-majors doivent développer trois axes : la posture et l’attitude de leurs agents sur les rôles du service public et les valeurs défendues dans un Etat de droit ; les compétences des cadres intermédiaires à promouvoir les postures et les attitudes des policiers ; les qualités du management des cadres supérieurs en analyse d’incidents critiques.
A qui peuvent s’adresser les personnes qui s’estiment victimes de contrôles abusifs et systématiques ? Ces organes sont-ils suffisamment indépendants de la police pour pouvoir remplir leur fonction qui est de protéger les victimes ?
Tous les corps de police ont un groupe, une brigade, d’inspection générale. Mais la plupart du temps ce service n’est pas indépendant de la police. Il s’agit d’officiers de police qui ont beaucoup de difficultés à ne pas défendre la profession contre elle-même. Il n’y a pas de vue pluridisciplinaire et indépendante. Et en général, ces officiers rendent des comptes à la direction de la police, elle-même ayant tout intérêt à ce que les affaires ne soient pas ébruitées. Généralement, c’est le chef de la police qui dirige l’inspection générale. C’est une absurdité. Certes, parfois une affaire est rendue publique, ou dénoncée en justice, mais c’est exceptionnel. Certains corps de police ont un commissaire à la déontologie – d’ordinaire il s’agit d’un juriste ou d’un magistrat. Mais là encore, il est difficile pour cette personne d’obtenir les versions exactes des affaires. Il faut savoir qu’en tout premier lieu c’est le responsable direct du policier qui prend sa déposition, parfois un officier, et dans la plupart des cas la déposition sera « orientée » avant d’être acheminée par voie de service. Il est nécessaire d’instaurer un collège pluridisciplinaire extérieur au corps de police qui puisse avoir accès sans restriction à l’ensemble des dossiers, interpeller directement les agents de police, visiter les postes et les brigades sans avertissement.
1 Via courriel.