Noémi Michel est assistante au Département de sciences politiques et de relations internationales à l’Université de Genève. Elle est en train de terminer une thèse en théorie politique qui porte sur les politiques des actes de discours et la postcolonialité en Europe.
noemi.michel@unige.ch
Noémi Michel se base sur la théorie politique et postcoloniale contemporaine pour explorer des controverses en Suisse et en France autour des mots et images hérités du colonialisme. Ses recherches rendent compte du pouvoir injurieux du discours et soutiennent qu’il faut recevoir les contestations publiques contre les discours racistes « blessants » comme des appels à l’égalité.
Que se passe-t-il quand une personne est victime d’insultes racistes ? Pourquoi ces insultes peuvent-elles être plus blessantes et plus graves que d’autres insultes ?
Les insultes font partie du domaine du discours, à savoir du domaine des mots, des images et des récits. La théorie des « actes de discours » élaborée dans les années soixante par le philosophe anglais J. L. Austin, et revisitée par plusieurs travaux de théorie critique contemporaine nous apprend que le discours ne fait pas que décrire les choses, mais qu’il agit sur la réalité. Comme le stipule la philosophe Judith Butler, les mots nous constituent, nous avons besoin des mots pour exister socialement. Notre position sociale se tisse au quotidien par des actes de discours variés. Les noms, les clichés, les images, les catégories par lesquels nous sommes interpelés constituent les ressorts de conventions sociales qui dessinent notre position dans la société. Or, certains actes de discours peuvent nous assigner à une position injurieuse. C’est le cas des insultes racistes, et, plus généralement, de certains mots, images, modes et dispositifs de représentation stéréotypés des Noirs hérités du colonialisme que l’on peut regrouper sous la catégorie des « actes de discours racialisés ».
Comme nous le rappellent l’historiographie et la pensée critique du colonialisme, la traite négrière, l’esclavage, la conquête et la domination coloniales ont constitué des institutions centrales de la modernité. Ces institutions se sont développées, justifiées et maintenues par le biais d’une multitude d’actes de discours racialisés qui ont infusé de sens certains attributs corporels tels que la couleur de peau, la forme du nez, la texture des cheveux, et en ont fait les marqueurs d’une différence « naturelle » fondamentale, d’une infériorité humaine. Les actes de discours racialisés n’ont cessé de circuler et d’être reformulés dans le monde colonial, et ce, dans toutes les sphères socio-politiques.
Les termes « nègre » et « négresse » ont par exemple été des actes de discours extrêmement opérants. Synonymes du mot « esclave », ils ont constitué des catégories politiques et légales qui réduisaient les Noirs au statut de bête de somme. Au sein de la science, dans les écrits de l’anthropologie raciale et de l’eugénisme, ils désignaient une « espèce » humaine inférieure et faisaient l’objet de pratiques telles que la mesure des crânes, ou la dissection des organes génitaux comme en témoigne le cas de Saartjie Baartman, surnommée la « Vénus hottentote ». Dans la sphère culturelle, les « nègres » ont été représentés par des images caricaturales qui circulaient par le biais des films, des illustrés pour enfants, mais aussi des « villages nègres », ces attractions qui prétendaient montrer au public européen – notamment au public suisse – des êtres « exotiques » et « primitifs ». Dans la sphère intime, la figure du « nègre » ou de la « nègresse » est devenue l’objet de peurs, mais aussi de fantasmes. Enfin, ces termes ont circulé dans la sphère commerciale : l’écrivain anticolonial Frantz Fanon a par exemple vivement dénoncé le « nègre de type y a bon Banania », cette figure caricaturale d’un tirailleur sénégalais « souriant » qui servait de support publicitaire pour une boisson chocolatée, et s’est retrouvée sur des tasses et autres produits dérivés. Sans cesse répétés, mis en circulation, à travers les contextes et les sphères sociales, ces actes de discours assignaient les personnes marquées comme « noires » à une place en marge de l’humanité et de la collectivité, à une position qui les exposait à la violence, l’exploitation, l’objectivation et la mort prématurée.
Aujourd’hui, les institutions du colonialisme ont été condamnées. Leur infrastructure légale et politique a été démantelée, mais leur infrastructure discursive persiste. L’histoire des actes de discours racialisés continue. Nous continuons à « lire les corps comme des textes », comme le résume très bien la formule du critique Stuart Hall. Par conséquent, lorsqu’ils sont énoncés dans le présent, les actes de discours racialisés ravivent une longue histoire d’exclusion et de violence. Ils viennent rappeler que le racisme a été une institution importante qui a régi de nombreuses pratiques et relations sociales d’exclusion durant près de cinq siècles. L’énonciation ou la mise en circulation de tels actes de discours vient faire planer la menace du retour et de la réactivation de l’exclusion, voire de la violence pour les groupes ou les individus dont les corps se lisent comme « noirs ».
Ainsi, c’est en venant faire figurer un passé excluant dans le présent que les mots, les images, mais aussi certains gestes racialisés – tels le lancer de banane – peuvent blesser. Cependant, parmi les nombreux types d’actes de discours racialisés, les insultes racistes exercent un pouvoir particulièrement injurieux. L’insulte renvoie à un usage de la langue qui a pour but de rabaisser, de moquer, d’humilier. Par conséquent, lorsqu’on est insulté par des mots racistes, on est doublement injurié : on se retrouve non seulement exposé à la menace du retour d’un passé excluant, mais aussi à une pratique linguistique humiliante.
Quelle est l’importance des circonstances de l’énonciation de paroles liées au racisme ?
Les théories des actes de discours soulignent que le pouvoir de blesser n’émane pas des paroles en tant que telles, mais des conventions sociales et politiques auxquelles ces paroles participent. De ce fait, plusieurs éléments jouent un rôle primordial sur ce que j’appelle la « scène de la blessure discursive racialisée».
Premièrement, le pouvoir de blesser dépend de la position sociale occupée par la personne désignée par les mots. Celle-ci est d’autant plus vulnérable qu’elle s’identifie ou est identifiée à un groupe qui a été systématiquement soumis à l’exclusion par le passé. Les minorités noires sont particulièrement vulnérables aux paroles racistes, parce qu’elles ont été exposées à des conditions historiques de violence et d’exclusion systématiques durant plusieurs siècles. Dans cette perspective, l’insulte « sale Blanc » peut exercer une force blessante, mais cette force n’est pas soutenue par des siècles d’histoire d’exclusion et de déshumanisation.
Deuxièmement, la force de blesser des mots dépend du contexte politique contemporain de leur énonciation ou mise en circulation. Les propos racistes nuisent d’autant plus qu’ils sont proférés dans un contexte de racisme ambiant, ou alors dans un contexte où le racisme est peu débattu ou encore ne constitue pas un objet important d’actions politiques et collectives. Dans de tels contextes, la menace de la réinstallation permanente du passé excluant se présente avec plus d’intensité. Elle vient accroître l’expérience de rejet que vivent déjà les personnes ciblées par les paroles racistes.
Enfin, les mots déploient un pouvoir de nuire en fonction du contexte social de leur énonciation, c’est-à-dire en fonction des positions sociales occupées par les personnes qui s’adressent les unes aux autres. Des actes de discours racialisés énoncés entre membres d’une même minorité peuvent fonctionner sur un mode ironique, amical ou encore solidaire. Les individus dont le corps est marqué par la différence raciale peuvent se réapproprier des termes qui, dans leur usage dominant, participent à des conventions d’infériorisation. Dans ce cas, ils déstabilisent ces conventions dominantes en montrant que la possibilité d’un usage alternatif existe. La scène de la blessure peut alors se transformer en scène de résistance.
Quels sont les effets sur les minorités noires de la circulation continue de paroles racistes dans l’espace public ?
Je parlais tout à l’heure d’une histoire des actes de discours racialisés qui reste ouverte. Selon le philosophe Achille Mbembe, l’histoire de la « race » a été et continue d’être écrite selon deux textes.
Premièrement, elle s’écrit par l’ensemble des pratiques discursives qui persistent à assigner les personnes marquées comme « noires » dans des positions d’inégalité. Ce premier texte comprend les insultes racistes, mais aussi les représentations stéréotypées négatives et positives qui associent systématiquement les Noirs aux figures de « criminel » ou d’« assisté », à un espace « exotique », à la « sensualité » ou encore aux « prouesses physiques et rythmiques ». Ce texte est produit par les interactions interpersonnelles du quotidien, les médias, la culture, la publicité, ou encore les débats publics.
Deuxièmement, l’histoire de la « race » s’écrit par les pratiques discursives qui contribuent à résister et à délégitimer l’assignation des Noirs à une position d’inégalité politique ou humaine. Par exemple, les artistes, les intellectuels, les humoristes, les leaders politiques noirs ont de tout temps cherché à détacher le mot « nègre » des conventions injurieuses et racistes dans lesquelles il s’inscrivait. En 1927, le marxiste noir Lamine Senghor appelait à faire du mot « Nègre » avec un N majuscule un symbole de ralliement et de résistance à l’oppression coloniale. L’artiste contemporaine Renée Greene retravaille l’image de la « Vénus hottentote » pour proposer un dispositif de représentation alternatif du corps des femmes noires. Aujourd’hui, le rap français mobilise le terme « négro » en tant qu’interpellation solidaire et amicale au sein de la minorité noire. Ce second texte reste peu relayé par les médias, peu enseigné dans les cursus scolaires, il ne reçoit que rarement le soutien des instances publiques. On continue à penser que l’histoire des Noirs et de leur résistance par les mots et les images n’est pas « européenne ».
La circulation continue de paroles racistes dans l’espace public contribue à renforcer l’autorité et la légitimité du premier texte. En circulant sans cesse, il accumule le pouvoir de faire ce qu’il dit, à savoir de stabiliser la position des minorités noires dans un rang inférieur, de réduire leur possibilité d’être humain et citoyen à part entière.
Et pourquoi y a-t-il une tendance à minimiser l’importance de ces insultes, qui sont selon les circonstances assimilées à de l’humour ou tout simplement niées ?
Plusieurs formes de minimisation existent, je voudrais en mentionner deux. Certains courants de la philosophie contemporaine minimisent le pouvoir de nuire de ces insultes pour des raisons théoriques. Ils considèrent que le discours, et les images ne sont pas des actes, qu’ils ne sont « que des mots », et que seuls les actes de violence doivent être condamnés et poursuivis. Tout le projet intellectuel et politique des approches postcoloniales et de la philosophie critique de la « race » s’inscrit en faux contre cette minimisation. Il montre au contraire comment le discours colonial et racial a eu par le passé des effets matériels violents et comment ce discours informe encore aujourd’hui des formes de domination et d’exclusion.
La minimisation est aussi le fait d’une politique d’ « amnésie coloniale » qui marque l’Europe continentale et notamment la Suisse. La Suisse n’a pas été un Etat colonial, mais elle a été marquée par un imaginaire racial et colonial. Ses citoyens ont participé, de diverses manières, à l’entreprise coloniale. Or, aujourd’hui l’on considère que la Suisse « n’a rien à voir » avec le colonialisme et l’esclavage. Cette position est même parfois défendue par les autorités publiques. Dans ces circonstances, le racisme est renvoyé à un ailleurs temporel et spatial. La force injurieuse, accumulée durant cinq siècles d’histoire, qui se déploie lors de l’énonciation d’insultes racistes devient peu lisible. Les insultes racistes tombent alors dans la catégorie générique des insultes, et les minorités noires se retrouvent taxées d’être trop sensibles ou encore paranoïaques. Or, plus le racisme est dé-historicisé et dissimulé, plus il est normalisé, moins il est possible de le nommer, d’en débattre et de le combattre.
Certains groupes doivent-ils être plus spécifiquement protégés ? Au nom de quels principes et de quels objectifs ?
Les actes de discours racistes blessent parce qu’ils participent à maintenir ou à réactiver des formes d’inégalité humaine et politique. C’est donc au nom de l’égale dignité et de l’égalité politique que le discours raciste doit être combattu : si ce n’est pénalisé, du moins fermement condamné par les autorités publiques. Reconnaître la force blessante des mots racistes et agir contre ces mots, c’est agir sur des conditions historiques et socio-politiques pour permettre aux minorités noires de considérer que la place sociale qu’elles occupent n’est pas aux marges de l’humanité ou de la collectivité politique, que leur voix, les demandes, et les projets qu’elles énoncent depuis leur place particulière pourront prendre entièrement part à la discussion politique démocratique.
Selon vos travaux, les mobilisations politiques qui ciblent des actes de discours racialisés doivent être lues comme des appels à l’égalité…
Mes recherches se centrent sur les contestations qui ciblent des paroles racistes, mais aussi des images ou encore des schémas narratifs hérités du colonialisme. De telles contestations sont le plus souvent portées par les minorités raciales. Ces dernières dénoncent publiquement la « blessure » que leur inflige la circulation publique – notamment par la parole de personnalités, par les médias, par internet – des actes de discours racialisés. Ce registre contestataire est varié, il est exprimé par le biais de plaintes juridiques, de communiqués de presse, de manifestations publiques, mais aussi par des performances artistiques. Citons l’exemple de la plainte pénale qui avait été déposée en 2011 contre le mot croisé des Démocrates suisses qui stipulait que les « nègres devaient rentrer dans leur continent » (la plainte avait été déboutée par le ministère public zurichois). Evoquons encore l’exemple de la pétition et des manifestations des Afro-Hollandais contre la pratique traditionnelle qui consiste, pour les Hollandais, à se grimer le visage en « noir » et à mettre des perruque de cheveux « crêpus » pour défiler en tant que Zwarte Piet lors des célébrations de la Saint-Nicolas.
Ces contestations participent toutes à une politique des temps postcoloniaux. Elles cherchent à exposer le passé violent auquel ces actes de discours ont participé, à dénoncer la persistance de leurs effets dans le présent. Elles cherchent ainsi à changer le présent, à atténuer l’impact persistant du passé injurieux pour ouvrir l’horizon d’un futur plus égalitaire. Je soutiens que ces contestations participent à un appel à l’égalité : elles appellent à la déstabilisation des conventions sociales d’inégalité humaine et politique à laquelle ont participé et participent encore, bien que de manière plus subtile, certains actes de discours racialisés.
Propos recueillis par Joëlle Scacchi