TANGRAM 33

Le profilage racial du point de vue des victimes

Auteure

Denise Graf est juriste pour la Section suisse d’Amnesty International et, entre autres, chargée des cas de violences policières.
dgraf@amnesty.ch

Bien que moins fréquemment que par le passé, Amnesty International est régulièrement contactée par des personnes qui s’estiment victimes de profilage racial. Une personne en provenance d’Afrique de l’Ouest nous a contactés en novembre 2012 pour nous faire part du témoignage suivant :

J’étudie en Suisse pour compléter mes études. Cela ne fait pas encore longtemps que je vis en Suisse. Un jour, après l’université, je me suis rendu chez moi et j’ai mangé. J’ai ensuite décidé de faire une promenade pour prendre l’air. Depuis mon appartement, je mets environ dix minutes pour me rendre au bord de la rivière. J’ai mis mes deux téléphones portables dans ma poche et j’ai écouté de la musique. Je fais régulièrement une promenade le long de la rivière. Je traverse un pont, je longe la rivière de l’autre côté et je traverse un autre port plus loin pour ensuite revenir par l’autre bord de la rivière avant de remonter chez moi. Je portais des habits de sport. Il faisait sombre. Je marchais au bord de la rivière. Il y a une route qui surplombe la rivière. Tout à coup un monsieur s’est adressé à moi depuis la route en haut : « Nous sommes de la police, montez en haut. » Il me parlait en anglais. Comme je ne connaissais pas cette région de la ville, je leur ai répondu : « Je ne sais pas par où il faut monter mais je veux bien volontiers vous attendre ici. » Il a mobilisé ses collègues pour descendre vers moi. L’un deux est descendu par la droite et l’autre par la gauche. Je ne sais pas comment la troisième personne est descendue mais ils étaient trois à m’entourer. Le quatrième était toujours en haut et il continuait à parler avec moi. Près de moi, il y avait une agente de police et deux agents de police. Celui qui était en haut, était aussi un homme. Je pense qu’il était leur chef.
 
Quand ils sont descendus, ils ont immédiatement menotté mon bras gauche. Je leur ai demandé : « Pourquoi vous me faites ça ? » Ils ont répondu qu’ils étaient en train de contrôler les Noirs. Je leur ai dit : « Ne me faites pas ça. Pourquoi vous me faites ça ? » Ils voulaient aussi menotter ma main droite par devant. Je n’ai pas accepté. C’est alors que le quatrième policier est à son tour descendu. Il m’a poussé par terre sans préalablement essayer de parler avec moi. Il m’a poussé très fortement et je suis tombé par terre, sur mon dos. Ils m’ont tourné et m’ont menotté dans le dos. Ils m’ont demandé de me lever et de les suivre. Je leur ai répondu que je ne pouvais pas me lever. C’est ainsi que l’un d’eux m’a pris sous mon épaule gauche et l’autre sous mon épaule droite et ils m’ont levé. Ils ne m’ont jamais demandé de m’identifier ni essayé de trouver une pièce d’identité sur moi.
 
Ils m’ont emmené en haut et m’ont fait monter dans un bus de la police. J’étais assis entre les deux policiers. Ils m’ont directement emmené au poste.
 
Ils m’ont emmené dans une pièce et ont dit qu’ils allaient procéder à un interrogatoire. Je leur ai répondu que je pensais que j’avais le droit à la présence d’un avocat. Jusqu’à ce moment, personne ne m’a jamais demandé mon identité ou mon titre de séjour. Ils voulaient enlever mes menottes mais je n’ai pas accepté qu’ils enlèvent mes menottes. Je leur ai dit que je voulais qu’ils fassent préalablement une photo de moi en menottes avec mon portable et qu’ils appellent un avocat de mon choix. Un policier a fait cette photo. Il y a une grande table en dehors de la pièce et ils m’ont emmené vers cette table. Je leur ai dit que je ne pouvais pas comprendre pourquoi ils me traitaient de cette façon et qu’ils ne me permettaient pas d’avoir un avocat. C’est alors qu’ils ont procédé à une fouille. Ils ont enlevé tous mes habits. J’avais déjà marché une quarantaine de minutes et j’avais bien transpiré. Ensuite, ils ont pris mes empreintes digitales. Jusqu’à ce moment-là, personne ne m’avait jamais demandé mon identité, ni mon titre de séjour. Je voulais qu’ils appellent mon avocat. Ils m’ont demandé d’appeler mon avocat. J’ai donc appelé mon professeur et j’ai passé mon téléphone au policier. Il a parlé avec lui et à ce moment-là, ce dernier ne s’est pas senti bien. Il s’est d’abord excusé auprès de mon professeur et après l’entretien téléphonique auprès de moi.
 
J’ai pu quitter le poste. J’avais des douleurs partout. J’ai pris contact avec le service d’aide aux victimes. Lorsque j’étais auprès de ce service, ils m’ont dit que la police avait le droit de faire des contrôles d’identité. »

Lorsque la personne en question nous a contactés, elle était fortement atteinte par cet événement. Elle se sentait profondément humiliée, physiquement mal, souffrait d’insomnies et envisageait d’abandonner ses études en Suisse et de rentrer dans son pays. Malgré les excuses présentées par la police, cette manière de procéder était incompréhensible pour elle, ceci d’autant plus qu’à aucun moment, la police ne semble avoir essayé de procéder à une identification.

Pas de soutien pour les victimes

Ce désarroi face à l’intervention policière, nous le ressentons très régulièrement lorsque nous avons affaire à des victimes de profilage racial. Malheureusement, la réponse du service d’aide aux victimes n’arrange pas les choses et équivaut à une retraumatisation. Les services d’aide aux victimes doivent absolument examiner les doléances des personnes appartenant à des minorités visibles avec un esprit plus critique, avant de dire que la police a le droit de faire des contrôles d’identité. Il faut par exemple examiner la justification de l’intervention, sa proportionnalité, le comportement des différents acteurs impliqués, etc.

Pour la victime, le profilage racial représente toujours un traumatisme important qui laisse un sentiment d’humiliation, d’exclusion et d’incompréhension face à l’arbitraire. L’interpellation d’une personne sous le seul prétexte de son sexe, de sa race, de la couleur de sa peau, de sa religion, de sa langue, de son âge, de son statut, de la manière de s’habiller ou de tout autre critère distinctif particulier relève de l’arbitraire total et doit par conséquent être interdite.

Plaintes pénales sans résultats

Et pourtant, en cas de plainte pénale, cette pratique est souvent couverte par le procureur en charge du dossier, voire par les tribunaux. Il est extrêmement coûteux de mener une procédure pénale contre la police, et la plupart du temps les victimes ne parviennent pas à mener une procédure jusqu’au Tribunal fédéral qui pourrait éventuellement corriger le tir.

Beaucoup d’avocats et d’avocates se plaignent de la réticence des services d’aide aux victimes d’assister les victimes de profilage racial et de prendre en charge leurs frais d’avocat. Il faut absolument repenser l’aide aux victimes dans ce contexte et formuler des critères bien précis pour favoriser l’accès à la justice des personnes appartenant aux minorités visibles. Dans le cas qui nous occupe, le contrôle d’identité aurait par ailleurs pu avoir lieu sans que la personne concernée se soit offusquée. La personne concernée ne se serait pas sentie lésée et était, d’après ses dires, tout à fait prête à répondre aux questions des policiers et à s’identifier.

Quelle évaluation de la police ?

La question la plus importante est celle de savoir quelle évaluation la police fait avant son intervention. A-t-elle effectué une pesée d’intérêts entre les indices objectifs qui plaident en faveur de la commission d’un délit par la personne interpellée et ceux qui plaidaient contre, ou a-t-elle commis un acte arbitraire en se basant uniquement sur des critères relevant du profilage racial ?

Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, « les organes de police ne sont pas habilités à interpeller sans raison aucune et dans quelque circonstance que ce soit n’importe quel quidam déambulant sur la voie publique. Une interpellation verbale, avec demande de renseignements personnels ou d’exhibition de papiers de légitimation, ne doit pas avoir un caractère vexatoire ou tracassier, ni obéir à un sentiment de curiosité gratuite ; il ne serait par exemple pas admissible que certains citoyens, au comportement correct, soient systématiquement et régulièrement soumis au contrôle policier sous des prétextes futiles ou d’ordre purement subjectif. L’interpellation de police doit répondre à des raisons objectives minimales, telles l’existence d’une situation troublée, la présence de l’intéressé dans le voisinage de lieux où vient de se commettre une infraction, sa ressemblance avec une personne recherchée, son insertion dans un groupe d’individus dont il y a lieu de penser, à partir d’indices si faibles soient-ils, que l’un ou l’autre se trouverait dans une situation illégale impliquant une intervention policière » (ATF 109 Ia 146 consid. 4b p. 150/151; cf. Mémorial des séances du Grand Conseil, session du 3 juin 1982, pp. 1914 –1915).

Contrôles systématiques

Bien que les directions des différents corps de police suisses semblent aujourd’hui conscientes du problème du profilage racial, celui-ci n’est de loin pas banni de la pratique policière. Nous le rencontrons dans des témoignages au sujet de contrôles par des agentes et des agents de la police des frontières, de la police ferroviaire et de différents corps de police à travers la Suisse.

Les contrôles systématiques près des centres d’aide d’urgence, d’une école qui dispense des cours pour des sans-papiers, de personnes de couleur ou arabophones dans les gares et dans les trains, de groupes de jeunes migrants, entre autres, sont des contrôles qui interviennent dans la plupart des cas uniquement à cause d’un signe distinctif de ces personnes et non pas en raison d’observations de la police qui permettraient de confondre une personne pour un acte délictuel bien précis. Ces contrôles ne peuvent pas être justifiés par la recherche d’un éventuel acte illégal tel que la vente hypothétique de drogue ou un hypothétique séjour illégal, ceci même si une personne sur vingt devait pouvoir être confondue pour un acte illégal.