Montassar BenMrad est depuis 2015 le nouveau visage de la Fédération d’organisations islamiques de Suisse. À la tête de la plus grande structure faîtière musulmane du pays, il prêche pour faire entendre la voix de la modération. Le Vaudois est inquiet. Il constate une augmentation de l’hostilité envers les musulmans de Suisse. S’il comprend les peurs générées par le terrorisme, il déplore que ses coreligionnaires doivent subir les conséquences des crimes commis par d’autres au nom d’une doctrine qui leur est étrangère. Pour Tangram, il répond sans détours à des questions sensibles qui interpellent la Suisse et les Suisses.
Montassar BenMrad, qui êtes-vous ?
Je suis un citoyen suisse, né en Tunisie. J’ai grandi entre l’Allemagne et la Tunisie. À 24 ans, j’ai rejoint Lausanne pour rédiger ma thèse de doctorat à l’EPFL. Je suis marié et j’ai trois enfants. Je travaille dans le conseil en entreprise. Je suis engagé depuis 20 ans dans le dialogue interreligieux et je m’intéresse aux questions de l’islam pluriel.
Vous êtes manager dans une entreprise internationale, vous parlez le français et l’allemand, vous avez mérité le passeport
suisse, vous êtes père de famille et socialement très engagé. Êtes-vous le super-musulman qui fait rêver la Suisse ?
Je n’aime pas le terme de super-musulman. Être cadre ne fait pas plus de moi un modèle d’intégration qu’un coreligionnaire médecin, ouvrier ou artisan. En revanche, je m’insurge contre une certaine propagande qui réduit les musulmans de Suisse à la caricature du migrant qui n’apprend pas la langue, ne veut pas s’intégrer tout en profitant de l’aide sociale.
Vous vous définissez aussi comme un « Suisse de tradition musulmane ». Est-ce compatible ?
Absolument. Je suis citoyen suisse et fier de l’être. Et en même temps l’une des dimensions qui me caractérise est la religion à laquelle je m’identifie.
À vous entendre, on peut être bon citoyen et bon musulman. Tout le monde n’a pas le même avis …
Il est vrai que la situation actuelle est compliquée. L’image du musulman a beaucoup changé au cours des 20 dernières années. Auparavant, être musulman constituait le reflet d’un certain exotisme. La vague d’attentats qui a ébranlé l’Occident a profondément transformé la perception des musulmans. Nous devons malgré nous vivre avec cette nouvelle réalité qui cristallise les crispations.
Une enquête montre que 20 % des Suisses ne souhaitent pas avoir de voisins musulmans. Comment l’expliquez-vous ?
Je comprends cette méfiance et cette peur, tout en les déplorant. Il n’est pas fondé que les musulmans de Suisse subissent les conséquences d’actes barbares commis par des individus avec lesquels ils n’ont rien en commun. Cette peur fait grandir les préjugés et vice-versa. Et la polarisation médiatique ou politique ne nous aide pas: elle renforce les craintes et la stigmatisation. À titre d’exemple, une annonce immobilière parue à Zurich en 2016 indiquait explicitement qu’un logement à louer ne serait pas attribué à des musulmans.
La Suisse est-elle devenue islamophobe ?
Non, on ne doit pas généraliser. Notre pays a su intégrer une grande diversité. Les statistiques montrent cependant qu’il y a eu une augmentation marquée de l’islamophobie au cours des dernières années. Ce que l’on peut lire aujourd’hui sur les réseaux sociaux – insultes, menaces et autres appels à la violence contre la communauté musulmane – m’effraie particulièrement.
Avez-vous vous-même été victime de menaces ?
Plusieurs responsables d’organisations islamiques de Suisse ont reçu des menaces de mort contre eux ou leur famille. Mais ces menaces lâches ne doivent pas nous paralyser ou freiner notre vivre ensemble.
Vous avez participé à un débat lors du colloque « Hostilité envers les musulmans » qui s’est récemment déroulé à Fribourg. Que pensez-vous de cette initiative et qu’en avez-vous retiré ?
Ce colloque, par une approche critique et scientifique, a été l’occasion de réfléchir sereinement aux défis actuels. Il a permis d’aborder la diversité des musulmans en Suisse qui, contrairement aux croyances, ne forment pas un tout uniforme. Il a montré que la part des personnes pratiquant leur religion en Suisse n’est pas plus élevée chez les musulmans que chez les autres traditions religieuses. J’ai regretté qu‘il n’y ait pas plus de participants islamophobes qui participent avec objectivité à ce genre de débats. Une confrontation des idées est une démarche plus constructive que celle consistant à diffuser des informations de propagande depuis une tour d’ivoire. Étant donnée l’urgence de la problématique, je souhaiterais que ce genre d’événements soit plus souvent reproduit. Car ils peuvent servir de balancier aux clichés et raccourcis trop souvent exprimés dans les médias et certains discours politiques.
Pouvez-vous préciser cette dernière affirmation ?
Une recherche de l’Université de Zurich démontre que près de 50 % des articles qui se réfèrent aux musulmans de Suisse depuis 2016 traitent des thèmes de la radicalisation et du terrorisme. Je souhaiterais que la presse s’intéresse davantage aux musulmans pour ce qu’ils sont et aux nombreuses initiatives favorisant le dialogue citoyen ou interreligieux et la recherche de solutions concrètes, sans avoir à être associés aux extrêmes. Je souhaiterais également que certains politiciens cessent d’utiliser l’islam à des fins électoralistes. Les initiatives « fantômes » contre les minarets ou la burqa ne correspondent pas à la réalité du terrain. Elles ne résolvent rien, stigmatisent, polarisent et provoquent des replis communautaires néfastes pour la société et l’image de la Suisse. À titre d’exemple, le Conseil central islamique de M. Blancho s’est clairement renforcé après l’initiative anti-minaret. Qui peut s’en réjouir ?
Depuis 2015, vous êtes le président de la Fédération des organisations islamiques de Suisse (FOIS), une fonction plutôt exposée ? Affectionnez-vous les problèmes ?
Non, même si j’ai acquis, au cours de mon parcours professionnel, une solide expérience de la gestion de crise. Si j’ai accepté cette fonction, c’est pour poursuivre l’action de la FOIS en faveur de la paix et la cohésion de la société dans laquelle je vis. La FOIS est un travail de groupe. À ce titre, j’ai eu la chance de bénéficier d’un soutien important des fédérations musulmanes et de nombreuses personnalités. Un large soutien qui a renforcé ma volonté d’engagement. Les débuts ont été ardus, puisque mon élection à la tête de la FOIS a eu lieu dans la foulée de l’attaque de Charlie Hebdo. Je suis convaincu qu’en ces temps troublés, les autorités de notre pays ont besoin de partenaires nationaux représentant les associations musulmanes de Suisse. La FOIS veut faire entendre la voix du milieu et de la modération.
Justement, on reproche souvent aux organisations musulmanes suisses de ne pas suffisamment prendre position contre le terrorisme. Qu’en pensez-vous ?
La FOIS a fréquemment condamné ces attentats publiquement. Il est fondamental de réprouver catégoriquement ces actes contraires aux valeurs et principes de la tradition musulmane. Nous exécrons une instrumentalisation politique barbare de notre religion. Mais certains me demandent pourquoi devoir réagir à des événements pour lesquels les musulmans de Suisse ne sont pas responsables. Et pourquoi nous ne condamnons que les crimes perpétrés en Europe et que l’on ne dit rien quand ils ont lieu au Caire, à Damas, à Istanbul ou au Myanmar. Il est malheureux de rappeler que 90% des victimes des attentats dans le monde sont musulmans. Ce qui me paraît le plus important, c’est de clarifier nos positions vis-à-vis de la société et de faire enfin comprendre que le terrorisme ne fait pas partie de nos valeurs.
Une question personnelle. Vous êtes pratiquant. Vous arrive-t-il de prier dans l’espace public ?
Étant conscient, en l’état, que cela pourrait être perçu comme une provocation, je m’organise pour trouver des lieux dans lesquels je peux faire mes prières tranquillement.
Si vous croisez à Lausanne un groupe d’hommes barbus en djellaba, verrez-vous aussi cela comme une provocation ?
Ma première pensée sera de savoir d’abord s’il s’agit de touristes. Si ce n’est pas le cas, j’ai tendance à recommander à ces gens de revêtir la djellaba dans la mosquée plutôt que dans la rue. Encore une fois, face au risque d’augmenter inutilement les crispations envers la communauté musulmane, j’opte pour le pragmatisme. Quant à la barbe, elle est à la mode aujourd’hui et il me semble moins pertinent de me prononcer là-dessus.
Si l’une de vos filles porte le foulard et que cela nuit à sa carrière, que lui conseilleriez-vous ?
En tant que père, je ne me permettrais pas d’imposer à mes filles quoi que ce soit qui aille à l’encontre de leur identité. Le foulard est l’expression d’une diversité religieuse et non celle, fantasmée, d’un radicalisme religieux. Mes deux filles ont décidé, par conviction personnelle, de porter le foulard. Cela ne leur a jamais posé problème dans le cadre de leurs études. Être bien formées sera le plus important pour leurs vies professionnelles.
Selon une recherche, les musulmans de Suisse sont bien intégrés, mais pas acceptés. Votre recette ?
Il ne s’agit pas de réinventer la roue. De nombreuses bonnes pratiques cantonales en matière d’intégration existent déjà en Suisse. Commençons par les valoriser et les généraliser au niveau national. Il faut être proactif au niveau de l’école et du travail, les vecteurs les plus efficaces de l’intégration. Avec le renforcement de la FOIS et d’autres fédérations musulmanes, les conditions sont réunies pour promouvoir le dialogue avec les institutions et les autres religions. Faisons-en un bon usage. Enfin, nous aurions besoin de discours politiques courageux qui prônent encore plus la tolérance et les atouts de la diversité. Mais aussi d’une approche moins polarisante et plus objective des médias.
En tant que président de la FOIS, quel message aimeriez-vous transmettre aux Suisses ?
Franchissons une nouvelle étape en matière d’intégration : passons du « vivre-ensemble » au « agir-ensemble ».
Propos recueillis par Samuel Jordan