Auteure
Amina Benkais-Benbrahim est déléguée à l’intégration du canton de Vaud et cheffe du Bureau cantonal pour l’intégration des étrangers et la prévention du racisme.
amina.benkais-benbrahim@vd.ch
La question de l’islam a pris, ces 20 dernières années, une place de plus en plus importante dans le discours politique et médiatique. Dans le monde de l’intégration, ce thème, traité généralement sous l’angle du dialogue interreligieux, l’est de plus en plus sous celui de la prévention des discriminations.
Cette orientation a été favorisée par la mise en place, en 2014, d’une politique d’intégration harmonisée au niveau national qui a formalisé la prévention de la discrimination dans le cadre des programmes d’intégration cantonaux. L’objectif fédéral, qui met en avant la nécessité d’informer et de conseiller à la fois les professionnels et les institutions mais aussi toute personne discriminée, a permis d’instituer dans la grande majorité des cantons un lieu d’accueil, de conseil et de soutien, mine précieuse d’informations.
Dans le cadre des activités des bureaux d’intégration, il faut souligner que si les questions de religion et d’hostilité envers les musulmans sont présentes, d’autres thématiques s’invitent de manière tout aussi récurrente : discrimination à l’embauche, à l’accès au logement, à la formation, etc.
Les manifestations hostiles et discriminatoires liées exclusivement à l’identité religieuse sont toutefois réelles et ont la spécificité d’être exacerbées par un contexte global de plus en plus sensible, qui génère des questionnements et des peurs dans la société d’accueil.
Une dame d’âge moyen, mère de deux enfants, Suissesse, habitant à Winterthour, appelle le Bureau cantonal pour l’intégration des étrangers et la prévention du racisme (BCI). Elle souhaite en premier lieu exprimer son angoisse : la Suisse va-t-elle devenir un califat dans 20 ans ? La disproportion même de son appréhension mérite d’en saisir l’origine. Elle explique résider dans un quartier où la proportion d’étrangers et de musulmans est élevée, ces derniers étant de plus en plus visibles (habillement). Il y a aussi une mosquée dans le quartier, qui attire, selon elle, des fidèles de plus en plus nombreux. Elle-même ne quitte que très rarement son quartier, où elle a été personnellement agressée (insultes dans la rue concernant sa tenue vestimentaire et tentative de prosélytisme), ce qui l’a confortée dans l’idée que l’islam et les musulmans sont agressifs.
Son angoisse croissante est alimentée par les médias et les réseaux sociaux, et par certains passages du Coran traduits en allemand qu’elle a lus pour se forger sa propre opinion et qu’elle juge très violents et hostiles envers les non-musulmans.
Un des premiers constats qu’elle a pu établir elle-même est que son environnement particulier, dont elle ne sort que très peu, l’enferme dans une vision très biaisée, encore renforcée par une information surabondante dont elle ne peut vérifier l’objectivité. Le Bureau lui propose des lectures, lui explique son travail et aborde les réalités des musulmans en Suisse.
Les bureaux de l’intégration ont un positionnement qui leur permet d’avoir des liens étroits avec le terrain. Pour sa part, le Bureau cantonal pour l’intégration des étrangers et la prévention du racisme (BCI), chargé du pilotage de la politique d’intégration dans le canton de Vaud, apprend ce qui se passe sur le terrain grâce à ses nombreux partenaires associatifs et institutionnels, aux projets qu’il propose et soutient, aux collaborations avec les associations musulmanes et aux consultations pour les personnes victimes de discriminations.
Ces retours concernent moins les discriminations liées à la religion que les difficultés des étrangers fondées sur la vie quotidienne. Ainsi, le plus souvent, les mesures visent à aplanir des écueils tels que l’apprentissage de la langue, l’accès à l’emploi, la maîtrise de l’environnement administratif et institutionnel. Quant aux projets de prévention des discriminations, ils visent plutôt à améliorer l’image des migrants et à lutter contre les stéréotypes.
Comment interpréter l’absence de projet spécifique sur l’hostilité envers les musulmans ? On peut se demander si les associations ne craignent pas de stigmatiser davantage ces derniers par des actions spécifiques ou si ces mesures ne sont pas considérées comme relevant du rôle et de la responsabilité de l’État. La question se pose d’autant plus que les informations reçues des associations musulmanes font état de manifestations d’hostilité dans l’espace public, par exemple dans les transports publics : insultes, changements de place, remarques déplacées, regards insistants, etc. Elles sont plus nombreuses et aiguës quand le contexte international est tendu. Ainsi, la collaboratrice d’une administration cantonale, convertie depuis de très nombreuses années et voilée, a fait le choix, après s’être longtemps questionnée, d’enlever son voile après les attentats du 13 novembre en France.
Depuis 2012, le BCI offre une consultation pour les victimes de discrimination, qui connaît un « succès » croissant. Ainsi, de 2012 à 2016, le nombre de consultations a triplé et pour l’année 2017, on compte déjà plus de
40 cas pour les neuf premiers mois.
Les personnes musulmanes originaires des Balkans, d’Afrique subsaharienne et d’Afrique du Nord sont surreprésentées, mais moins en raison de la religion que pour des motifs de discrimination touchant à la vie quotidienne : travail, logement, santé, école, administrations.
En général, l'origine et la religion se superposent pour les victimes, notamment pour les personnes originaires d’Afrique du Nord, qui mettent en avant, à égalité, leur origine et leur religion dans l’explication qu’ils donnent à la discrimination réelle ou supposée.
Parfois, il s’agit d’une supposition, mais il existe bien des situations où la religion est le facteur déclencheur. Exemples :
La première situation est typique des cas où l’origine et la religion sont considérées comme étroitement liées. Il s’agit d’une enseignante française d’origine algérienne. Recrutée par une école privée, elle y enseigne durant quatre mois. Assez rapidement, une étudiante se plaint auprès de la direction, arguant que du fait de son origine et de sa religion, l’enseignante n’est pas apte à enseigner la langue française.
Au lieu de défendre son employée, la direction la somme de redoubler d’efforts et de travail. Cette pression, tant de la direction que de l’élève, est insupportable pour la plaignante, qui préfère mettre un terme à la collaboration et quitte son poste.
La deuxième situation concerne également le milieu professionnel. Un candidat passe avec succès le cap d’un premier entretien au terme duquel une promesse d’embauche est articulée. Un deuxième entretien est annoncé. Durant cette seconde rencontre, le candidat fait l’objet de questions intrusives, liées notamment à sa pratique religieuse, et de remarques racistes. De recrutement, il n’est plus question. La victime dépose plainte.
Certains discours et la surmédiatisation des questions liées à l’islam peuvent accentuer ce genre de pratiques et les banaliser. De la part de professionnels du recrutement, ces comportements sont d’autant plus préoccupants. Le dépôt d’une plainte aide à lutter contre ces discriminations et leur banalisation.
La troisième situation est peut-être la plus révélatrice de la peur et de l’hostilité. La victime, une famille suissesse, habite depuis de nombreuses années dans un petit village où tout le monde se connaît. Un membre de la famille se convertit, ce qui se voit, puisqu’il s’agit d’une femme qui décide de porter le voile. Peu de temps après, la famille reçoit une lettre anonyme de menaces et d’insultes.
On peut penser que cette conversion a été vécue comme une trahison ou le souhait de créer une distance, ce qui ne permet plus la cohabitation et la paix sociale qui ont prévalu jusque-là.
Enfin, la dernière situation concerne une famille algérienne qui n’est pas particulièrement pratiquante et qui reçoit une lettre anonyme raciste et menaçante. La famille est d’autant plus surprise qu’aucun signe avant-coureur ne laissait présager un tel acte : rapports cordiaux avec les voisins, intégration et implication de la famille dans la vie de quartier.
Au vu du contexte géopolitique (succession d’attentats ou de tentatives d’attentats), il semble que l’origine suffise à faire soupçonner une pratique et des croyances religieuses hostiles, voire dangereuses.
Pour les deux dernières situations, on peut penser que les victimes ont joué le rôle de bouc émissaire, d’exutoire à une peur, une colère, une angoisse. Sans revenir sur le rôle des médias et des réseaux sociaux comme vecteur de surinformation, un travail permanent doit proposer d’autres grilles de lecture et d’analyse, afin de déconstruire les stéréotypes et diversifier les sources d’information.
Il existe des peurs dans l’opinion publique et ces peurs peuvent se transformer en une hostilité dont la virulence est très liée au contexte économique et géopolitique. On ne peut prétendre lutter contre une hostilité sans prendre en compte les peurs qui existent.
Pour les combattre, il faut combiner différentes actions : information, lutte contre les discriminations en général et implication de toutes les parties concernées.
Muslimfeindlichkeit: Erfahrungen vor Ort
(version courte)
Ostilità contro i musulmani: quali le constatazioni sul terreno?
(version courte)