TANGRAM 40

Dé-racialiser et complexifier la question musulmane en Suisse. Un éclairage sociodémographique

Auteure

Mallory Schneuwly Purdie est responsable de recherche et formatrice au Centre Suisse Islam et Société. mallory.schneuwlypurdie@unifr.ch

Depuis que le recensement fédéral de la population de l’an 2000 révélait qu’en dix ans, la population musulmane de Suisse était passée de quelque 150 000 individus à 310 000 personnes, l’islam en Suisse est devenu non seulement une question sociale, mais aussi un enjeu politique et un sujet médiatique. « 300 000 aujourd’hui, 600 000 demain », entendait-on. En 2014, à l’occasion de l’initiative « Contre l’immigration de masse », le comité d’Egerkingen a même prédit plus d’un million de musulmans en Suisse en 2030. Rappelons-nous qu’en 2004 déjà, l’UDC en campagne dans la votation contre les naturalisations facilitées brandissait le spectre d’une Suisse comptant plus de musulmans que de Suisses (!) dès 2050. Par-là, le parti faisait non seulement acte d’une essentialisation de l’identité suisse fondée sur la non-appartenance à l’islam, mais il franchissait aussi le pas d’un nationalisme méthodologique, voire d’une racialisation de l’appartenance à l’islam.

Aujourd’hui, bien que l’islam soit régulièrement à l’agenda politique ou à la une de l’actualité, il n’en demeure pas moins que les musulmans de Suisse sont encore largement méconnus et sujets à de nombreux stéréotypes. L’objectif de cette contribution est d’apporter un éclairage à la diversité des appartenances des musulmans et musulmanes1 de Suisse en partant des données statistiques récoltées par l’Office fédéral de la statistique (OFS) dans les Relevés structurels annuels de la population (RS – 2010 à 2015) et l’Enquête sur la langue, la religion et la culture (ELRC 2014)2.

Qui sont alors les musulmans de Suisse ? Les données de l’OFS permettent de tracer les contours de leurs caractéristiques sociodémographiques en quatre points.

Les musulmans de Suisse, une minorité religieuse

Premièrement, et avant tout, les musulmans composent une catégorie socioreligieuse de la population parmi d’autres. En effet, les données du Relevé structurel 2015 révèlent tout d’abord qu’ils représentent les 5,1 % de la population. En regard des autres communautés religieuses, les musulmans constituent donc le quatrième groupe religieux de Suisse après les catholiques romains (37,7 %), les évangéliques réformés (25,5 %) et les sans confessions (23,1 %). À l’inverse d’une idée reçue, ils n’ont donc pas doublé en l’espace de quinze ans (4,5 % en 2000). Ils restent une minorité dont l’augmentation suit la progression quantitative de la population helvétique (qui a augmenté de près de 15 % sur la même période).

Des Suisses de confession musulmane ?

Deuxièmement, en l’espace de quinze ans, on constate une augmentation significative des musulmans de nationalité suisse. En effet, en l’an 2000, seuls 12 % des musulmans de Suisse étaient suisses, contre 35,1 % en 2015. Ce sont essentiellement les naturalisations des personnes originaires des Balkans (56 % en 2000 et 37,5 % en 2015) et de Turquie (22 % en 2000 / 11,7 % en 2015) qui expliquent cet accroissement. Dans les régions linguistiques suisses, on remarque aussi que l’écart existant en l’an 2000 entre les musulmans suisses en Suisse alémanique (10 %), au Tessin (13 %) et en Suisse romande (19 %) s’est non seulement réduit en quinze ans, mais que le Tessin compte désormais la plus grande communauté musulmane suisse. Dans le graphique 1 (OFS, RS 2013 à 2015), on constate en effet qu’en 2015 un tiers des musulmans de Suisse alémanique est suisse, 40 % le sont en Romandie et 42 % au Tessin.

Si cette hausse significative des naturalisations témoigne de la sédentarisation et d’une intégration des musulmans à la population helvétique, il n’en demeure pas moins que ceux-ci constituent une population encore largement issue de la migration. En effet, selon le graphique 2 (OFS, ELRC 2014), seuls 5,6 % des musulmans sont des Suisses non issus de la migration, contre près de 80 % issus de la migration de 1re génération et 15 % de 2e génération. Ces 5,6 % représentent les musulmans nés de parents suisses dont au minimum un parent est lui-même né en Suisse. Parmi ces quelques 16 500 personnes, on trouve d’une part les enfants de parents migrants, mais aussi les Suisses convertis à l’islam. S’il n’existe pas à cette heure d’enquête quantitative sur les convertis en Suisse, on peut néanmoins estimer que ceux-ci représentent une fourchette de 8000 à 11 000 individus.

Un islam balkanique, turc ou arabe ?

Graphique 1 : les musulmans en Suisse selon l’origine nationale dans les régions linguistiques

Troisièmement, le graphique 1 révèle aussi que l’origine culturelle la plus répandue est la région balkanique. En effet, les musulmans des Balkans constituent la principale nationalité étrangère dans les trois zones linguistiques. C’est en Suisse alémanique qu’ils sont les plus nombreux (41 %), puis au Tessin (30 %) et en Suisse romande (27,8 %) pour une moyenne nationale de 37,5 %. Parmi ces personnes d’origine balkanique, la majorité est kosovare (16,8 %). Viennent ensuite les ressortissants de Macédoine (11 %), de Serbie (5,5 %) et de Bosnie-Herzégovine (4 %). À l’inverse d’une autre idée reçue, les musulmans arabophones ne constituent donc de loin pas une majorité. Pris séparément à l’échelle suisse, les ressortissants des pays d’Afrique du Nord (3,3 %) et du Moyen-Orient (3,1 %) représentent ainsi des communautés quantitativement plus modestes que les Bosniaques. Même en Suisse romande où ils sont plus nombreux que dans les autres régions, ils ne représentent que 12,7 % (8,3 % Afrique du Nord et 3 % Moyen-Orient). Par ailleurs, en 2015, les musulmans turcs résident toujours principalement en Suisse alémanique (14 %) contre 8,3 % au Tessin et en Romandie. À noter encore que 3,9 % des musulmans de Suisse viennent d’un pays de l’Union européenne (p. ex. France, Allemagne) ; 2,1 % d’Afrique subsaharienne (p. ex. Sénégal, Somalie) ; 2,1 % d’Asie centrale (p. ex. Afghanistan, Iran) et 0,6 % d’Asie orientale (p. ex. Bengladesh, Malaisie).

Les musulmans de Suisse, de fervents pratiquants ?

Graphique 2 : appartenance religieuse selon le statut migratoire

Dans l’ELRC, l’OFS s’est également penché sur les indicateurs de la pratique religieuse et de la religiosité individuelle. Ses analyses montrent que les musulmans de Suisse ne sont proportionnellement pas plus religieux que les autres groupes. En effet, à la question de savoir combien de fois les informateurs ont participé à un service religieux, 45 % des répondants musulmans ont affirmé « jamais au cours des douze derniers mois » et 30 % « entre 1 et 5 fois durant l’année écoulée ». Ces réponses font d’eux le groupe à avoir le moins participé à un service religieux (à l’exception des sans confession). Le constat est le même en ce qui concerne la fréquence de la prière, à une nuance près : les musulmans sont certes les membres de la communauté religieuse à prier le moins souvent puisque 40 % des sondés affirment n’avoir jamais prié au cours des douze derniers mois. Néanmoins, après les membres des églises évangéliques libres, ils représentent le groupe le plus important à prier plusieurs fois par jour (12 %).

Si l’on additionne les options de réponse « plusieurs fois par jour » et « tous les jours ou presque », on constate que les musulmans réagissent de façon très similaire aux groupes religieux. En effet, on remarque que près de 30 % des catholiques, des protestants, des autres chrétiens et des membres des autres communautés religieuses prient entre « plusieurs fois par jour » et « tous les jours ou presque ». Ces résultats tendent à contredire le postulat selon lequel les musulmans constitueraient une catégorie de la population plus pratiquante que les autres. Ils témoignent aussi du fait que la sécularisation de la société helvétique influence les pratiques religieuses des communautés religieuses issues de la migration.

Les musulmans de Suisse, des acteurs aux appartenances plurielles

Graphique 3 : fréquence de la prière au cours des 12 derniers mois

Au fond, qui sont alors les musulmans de Suisse ? Avant tout, des hommes et des femmes comme les autres. Mais encore, des femmes et des hommes aux appartenances multiples, aux références plurielles et aux mobilisations subjectives de ces références : les musulmans sont des acteurs sociaux qui expriment dans leurs attitudes, comportements et pratiques certaines conceptions de l’islam. Et d’un islam qui ne saurait se réduire à un corpus de textes, mais qui s’exprime par les actions et les discours des acteurs. Cet islam se traduit par des courants (sunnisme et chiisme) et écoles juridiques diverses (hanafite, malikite, chaféite, hanbalite). Plus encore, il se manifeste à travers différentes cultures régionales : balkaniques (kosovare, macédonienne, etc.), maghrébines (kabyle, berbère, etc.), turques (kurde, caucasienne, etc.), persanes, orientales (bengali, afghane, etc.), africaines et même européennes. Plus encore, il se révèle dans une multitude de courants, parmi lesquels les Alévis, les Bektachis, les Ahmadis, les Mourdies, les Tidjanes, les Fethullaci, les Tablighis, les Ahbaches, les Frères musulmans et bien d’autres encore. Mais les musulmans de Suisse ne sauraient être réduits à leurs seules références religieuses et culturelles, même si celles-ci sont plurielles. Comme pour tous les acteurs sociaux qui composent la société suisse, leurs autres identités sociales, en tant qu’homme ou femme, jeune ou senior, travailleur ou étudiant, cadre ou ouvrier jouent un rôle tout aussi déterminant (sinon plus) dans la façon dont ils se mettent en scène dans l’espace public. Réduire les musulmanes et musulmans de Suisse à leur appartenance religieuse résulte d’un défaut de complexification et contribue à racialiser le débat sur la place de l’islam et des musulmans en Suisse.

1 Pour des raisons de lisibilité, le masculin sera utilisé pour désigner les musulmanes et les musulmans.

2 Je remercie Amélie de Flaugergues, ancienne cheffe de projet à l’Office fédéral de la statistique, section population, qui m’a fourni de multiples exploitations de données avec professionnalisme et patience.