« Salut les loukoums ». C’est ainsi que Nida-Errahmen Ajmi salue malicieusement son public sur la Toile. Bien dans ses baskets et son époque, elle vit ses 21 ans à 200 à l’heure. Blogueuse, illustratrice, adepte de kick-boxing, la remuante Fribourgeoise d’origine tunisienne aime semer des graines d’humour et de dérision. Étudiante en communication et sociologie, elle est très active au sein de Frislam, une association fribourgeoise de jeunes musulmans. Elle ne voit pas de contradiction entre voile et modernité. Son souhait ? Faire tomber le masque des préjugés qui pèse sur la communauté musulmane de Suisse.
Nida-Errahmen Ajmi, quelle jeune femme êtes-vous ?
Je suis étudiante en communication et en sociologie à l’Université de Neuchâtel. Je suis aussi illustratrice, blogueuse et engagée au niveau associatif, dans les domaines de la religion, la jeunesse, la cause féminine et l’humanitaire. Je suis éclectique et je collectionne les passions, comme le sport – particulièrement le kick-boxing – la littérature, la musique, la philo et la vidéo. Je m’intéresse aussi à l’alimentation et mon épice préférée est l’humour. Enfin, je suis née en Suisse de parents tunisiens.
Sur votre blog, vous écrivez : «Je suis Nidonite, la bombe à construction massive». Ne craignez-vous pas de heurter les sensibilités par cette dénomination audacieuse ?
Nidonite est mon nom d’artiste. J’aime les jeux de mots : celui-ci me correspond et me plaît beaucoup. Je ne veux pas heurter, mais interpeller et m’amuser avec les préjugés. Pour moi, il n’y a aucun lien entre une musulmane et une bombe. Le jour où personne ne fera plus cet amalgame, on aura fait un grand pas en avant.
Vous avez été choisie pour illustrer ce numéro de Tangram consacré à l’hostilité envers les musulmans. Quel message souhaitez-vous faire passer par vos dessins ?
Quand on m’a proposé ce mandat, j’ai hésité avant de me lancer. Je craignais de tomber dans le piège de l’auto-victimisation, une posture trop répandue à laquelle je suis allergique. Puis, je me suis dit que c’était une bonne occasion, par un humour doux, de désamorcer les stéréotypes. Mes dessins ont plusieurs grilles de lecture et permettent, je pense, de stimuler la réflexion et le vivre-ensemble. Ma démarche artistique se nourrit d’autodérision et de malice.
Peut-on rire de tout, comme l’assume Charlie Hebdo?
Moi, je dessine toujours en pensant que je m’adresse à quelqu’un que j’aime. Jamais je ne rirai aux dépends d’autrui. L’attentat qui a frappé le journal satirique français est impardonnable. Cela ne m’empêche pourtant pas de penser que Charlie Hebdo, par la violence symbolique de certains de ses dessins, joue avec les limites. On ne bat pas un enfant pour lui dire d’arrêter de faire quelque chose.
Charlie Hebdo va-t-il surtout trop loin en dessinant Mahomet ?
Non. Rien n’empêche les dessinateurs de Charlie Hebdo de dessiner le prophète Mahomet. Personnellement, je ne le fais pas, car c’est contre mes principes en tant que musulmane. Ce qui me dérange, c’est la manière dont le prophète Mahomet est souvent mis en scène. Représenter Mahomet est une chose, l’incarner dans des situations malpropres – dans le seul but de déranger certains – en est une autre. Libre à ce journal de faire ce que bon lui semble. Je ne suis pas partisane du jugement.
Quelle est votre opinion sur la perception de la communauté musulmane à Fribourg ?
Je constate un mélange de bienveillance, de méfiance et d’indifférence. Il y a également de la curiosité, comme avec toutes les nouveautés. Car la religion musulmane est considérée comme récente en Suisse, même si cela n’est pas tout à fait exact. L’islam a surtout été mis sur le devant de la scène depuis le 11 septembre 2001 et la vague d’attentats qui a suivi.
Ressentez-vous de la difficulté à vivre votre quotidien de jeune musulmane en Suisse ?
Il y a eu des étapes. J’ai grandi en Suisse en devant prouver à quel point j’étais semblable aux autres. Je sentais constamment le devoir de montrer une bonne image des musulmans. Aujourd’hui, j’assume pleinement ma diversité et je n’éprouve plus le besoin de me justifier. Il y encore certaines choses qui coincent et que je n’ose pas faire au risque de déplaire, comme prier devant les gens. Socialement, je n’éprouve pas d’entraves significatives. Au niveau professionnel, vu mon âge, je n’ai pas encore pu m’y essayer. Même s’il paraît que l’on n’engage pas les femmes voilées…
Vous n’avez jamais été victime de discrimination ou de signes d’hostilité?
Je vous mentirais si je disais que non. En marchant dans la rue, il m’est arrivé de voir une voiture s’arrêter et son passager me traiter de « connasse ». On m’assimile parfois à l’Arabie saoudite, alors que je n’ai rien à voir avec ce pays. On me blâme pour les chrétiens persécutés dans certains pays arabes. On me reproche le port du voile, jugé dégradant pour les femmes. On se rapporte au Coran, sans le connaître, pour me faire comprendre que l’islam est une religion de guerre. Étant de nature confiante et optimiste, cela ne gâche pourtant pas mon quotidien.
En voulez-vous aux personnes qui posent des bombes au nom de votre religion ?
J’en veux à toute personne qui pose une bombe, qu’elle le revendique au nom de l’islam ou d’une autre religion. Je blâme quiconque fait du mal gratuitement. Je ne ressens pas le besoin, parce que je suis musulmane, de me prononcer chaque fois qu’un attentat est commis au nom de l’islam. Car je peine à concevoir ces terroristes comme de réelles entités musulmanes. Si un blond faisait sauter une bombe, demanderait-on à tous les blonds de la planète de s’en distancier ? Ce serait absurde. Je me sentirais beaucoup plus concernée si un imam suisse disait de grosses bêtises qui nuiraient à ma pratique religieuse.
Comprenez-vous que l’islam, terrorisme oblige, provoque peur et suspicion dans le monde occidental ?
Je ne peux pas en vouloir aux gens d’avoir peur, car tout le monde cherche à se protéger. Moi aussi, j’ai peur du terrorisme. Je ressens la même appréhension quand je croise un gros barbu dans un aéroport. J’éprouve un certain malaise quand je me retrouve, dans certains endroits de France, au milieu d’hommes en barbes et djellabas et de femmes tout en noir. Je me dis que la religion n’exige pas forcément cela. Je ne peux m’empêcher d’imaginer qu’il s’agit de dangereux extrémistes et que l’on va me relier à eux. Ce mélange de pensées déroutantes qui occupe aussi mon esprit montre bien le paradoxe actuel auquel nous sommes confrontés. Surtout quand on sait que je porte moi-même le foulard.
Pensez-vous que votre vie serait plus aisée sans ce signe distinctif ?
Je suis aujourd’hui heureuse dans ma vie et le foulard en fait partie. J’ai toujours voulu le porter et personne ne m’y a obligée. Je le considère comme un accomplissement personnel. Mon foulard n’est pas immuable. Je l’enlève quand je veux et où je veux. Il est comme un pantalon ou une casquette. Sauf qu’au lieu d’être un code exclusivement culturel, il est plutôt religieux. On ne devrait pas cataloguer les gens selon leurs choix vestimentaires.
Vous êtes très engagée dans Frislam, une association fribourgeoise de jeunes musulmans. Pourquoi ?
Frislam milite pour un islam citoyen et participatif qui cadre avec mes aspirations. Cette association est née d’un besoin de partage entre jeunes musulmans issus de la première génération de la migration. L’idée était de s’émanciper des groupements religieux plus âgés. L’envie était aussi d’apporter une plus-value dans la société que nous partageons, par des actions promouvant le vivre-ensemble. La religion est un facteur important dans la vie des jeunes musulmans. Certains sont d’avis que religiosité et citoyenneté sont antinomiques. Nous ne partageons pas cette vision et pensons que les deux dimensions se renforcent mutuellement.
La communauté musulmane de Suisse doit-elle davantage faire entendre sa voix au travers de ses relais, comme Frislam ?
Cela dépend de ce que la Suisse veut entendre. Les associations islamiques ont régulièrement et publiquement pris position pour condamner les attentats. J’ai l’impression que cela ne modifie pas forcément la perception des musulmans dans notre pays. Je pense surtout que notre communauté doit davantage s’organiser, se fédérer et communiquer sur ce qu’elle est et sur tout ce qu’elle entreprend pour favoriser le dialogue interreligieux. Elle doit rassurer et faire comprendre que les peurs sont basées sur du beurre.
Comment procéder pour endiguer cette spirale négative ?
En premier lieu, chacun doit faire l’effort de faire un pas vers l’autre. Les incompréhensions pourront être surmontées par une meilleure connaissance et reconnaissance mutuelles. Je suis persuadée que le fait de proposer des formations théologiques aux imams de Suisse créerait plus de sérénité au sein de la population. Moi-même, je suis fatiguée d’entendre certains imams de l’étranger propager des discours de haine. Quant aux mosquées, on doit continuer à leur demander la même transparence qu’à toutes les autres institutions. Enfin, il s’agit de dire non au pessimisme ambiant et d’avoir confiance en nous, sans vouloir trouver des coupables. La Suisse est un pays ouvert et formidable. Gardons l’optimisme. Même si les attentats deviennent le rythme cardiaque de la terre.
Propos recueillis par Samuel Jordan