Auteur
Matteo Gianni est professeur associé au Département de science politique et relations internationales de l’Université de Genève. Matteo.Gianni@unige.ch
La politisation de la « question musulmane » est désormais récurrente en Suisse depuis une quinzaine d’années. Elle a trouvé un retentissement national en 2004, avec la campagne de votation sur la naturalisation facilitée des étrangers des deuxième et troisième générations. La mobilisation des partis de la droite populiste, et en particulier de l’UDC, a contribué à transformer ce scrutin en une sorte de référendum sur l’admission des musulmans dans la communauté nationale. La campagne de l’UDC valaisanne, avec l’affiche représentant une carte d’identité suisse au nom d’Oussama ben Laden, illustre bien cette tendance. Depuis, la stratégie de la politisation de l’islam et des musulmans, ainsi que des questions d’immigration et d’intégration, est devenue un pilier de l’action politique de l’UDC et des partis de la droite nationaliste. La thématisation constante de l’islam et des musulmans, combinée aux événements qui se sont produits sur la scène internationale, a conduit à d’innombrables victoires électorales et populaires de l’UDC, comme avec l’initiative populaire contre la construction des minarets en 2009 ou l’initiative anti-burqa, qui a abouti et sera prochainement soumise à votation.
L’UDC est donc un acteur clé de la politisation de l’islam et des musulmans en Suisse. Pour le dire dans un langage politologique, ce parti s’est approprié les questions d’islam et d’intégration des musulmans en tant qu’enjeu. Il a ainsi largement contribué à délimiter les frontières symboliques et politiques de ce dernier, provoquant une cristallisation progressive des représentations négatives à l’égard de l’islam et des musulmans. Ces derniers sont systématiquement accusés d’être incapables de se conformer aux principes démocratiques, tels que la primauté de la loi civile sur les préceptes religieux ou l’égalité des sexes. Ils sont aussi présentés comme les tenants d’un islam politique sournois et conquérant, auquel les musulmans « modérés » ne peuvent résister. Les questions de terrorisme et de sécurité publique contribuent aussi à ces représentations, qui sont par ailleurs nourries – directement ou indirectement – par le discours de certains acteurs politiques. Tout ceci explique en partie l’hostilité à l’égard des musulmans qui prévaut en Suisse.
Cela dit, il est important de remarquer que l’UDC ne fait plus cavalier seul dans ce domaine. La « question musulmane » et les représentations négatives dépassent les clivages politiques et sont reprises par différents partis. On le voit d’une part lors des votations sur ces questions, où l’UDC mobilise un électorat qui va bien au-delà de sa base et, d’autre part, dans les débats au Conseil national, où les initiatives en la matière sont généralement adoptées avec l’appui des partis de la droite bourgeoise. Dans le camp de la gauche aussi, des voix se sont élevées pour limiter les pratiques musulmanes considérées comme incompatibles avec l’égalité des sexes.
La politisation de la présence musulmane a des retombées majeures sur la politique d’intégration. Il existe en effet une relation étroite entre les représentations négatives de l’islam et des musulmans, le discours dominant en la matière et la politique d’intégration. Il en résulte une philosophie de l’intégration qui exige des musulmans de s’adapter aux normes et aux valeurs helvétiques. De nature assimilationniste, cette conception de l’intégration est unidirectionnelle, au sens où les musulmans sont censés accepter les conditions qui leur sont imposées pour manifester leur loyauté aux normes et aux valeurs suisses. Or, leur statut minoritaire et leur faible organisation politique – qui n’a rien à voir avec le nombre de lieux de prière – ne leur permettent pas à l’heure actuelle d’avoir un poids dans la définition de ces normes et valeurs.
Nous assistons ainsi à une dynamique paradoxale qu’il est important de relever : la politisation constante de l’islam et des musulmans en termes de menace à neutraliser (processus de sécurisation) aboutit à une dépolitisation des individus concernés, dans le sens où ceux-ci ne sont plus considérés comme des sujets politiques. En effet, ils sont de facto exclus de la dynamique politique de définition des valeurs collectives, valeurs inéluctablement destinées à évoluer en fonction de l’évolution de la société. Plus encore, à cause du processus de sécurisation qui les concerne, les musulmans se retrouvent bannis de l’espace politique dans la mesure où on les force à s’adapter à des valeurs pré-politiques, à savoir de présumées conditions minimales universelles que tous devraient accepter pour vivre dans notre démocratie. On observe là une tendance au glissement : d’une régulation de l’islam en tant que religion, on se dirige vers une sécurisation des pratiques musulmanes et, donc, des musulmans.
Dans cette optique, un des effets antidémocratiques les plus flagrants de la politisation constante de l’islam et des musulmans réside dans le fait que l’injonction à l’intégration dévalue, symboliquement, le potentiel démocratique de l’intégration elle-même, à savoir la reconnaissance des musulmans en tant que sujets politiques capables d’autonomie. Il est dès lors important d’adopter une conception politique et démocratique de l’intégration des musulmans et, plus généralement, de la manière de penser un vivre-ensemble respectueux des libertés et des différences de chacun.
Contrairement à l’idée communément admise, l’intégration des musulmans dans les espaces institutionnels et dans les processus délibératifs et politiques, tout comme le fait qu’ils puissent exprimer leur subjectivité et volonté politiques, ne relèvent ni de l’altruisme, ni de la solidarité, ni d’un quelconque effort consenti à leur égard. Il s’agit en fait purement de justice démocratique, entérinée par la Constitution et par les principes démocratiques. Se montrer hostile à l’égard des musulmans et les percevoir comme des individus inadaptés ou incapables de s’adapter aux principes démocratiques revient indirectement à ne pas les considérer comme des individus égaux du point de vue moral, c’est-à-dire comme des citoyens capables d’autonomie et d’autodétermination et en mesure de formuler leur propre volonté politique. Une telle conception ne remet pas seulement en cause le respect auquel peuvent prétendre ces personnes en tant que sujets moraux, mais elle les prive aussi de la reconnaissance de base en tant que citoyens égaux en droit, que ce soit en les soumettant à des traitements inégalitaires (par exemple l’interdiction de construire des minarets, qui frappe un groupe religieux) ou à des restrictions symboliques concernant la liberté de vivre conformément à leur conception du bien.
Ainsi, l’exigence de l’égale citoyenneté – rappelons ici qu’environ 35 % des musulmans vivant dans notre pays sont des citoyens suisses – se fonde sur les principes démocratiques de base. Elle implique non seulement le respect de l’altérité, la lutte contre toute forme de discrimination fondée sur les différences religieuses ou culturelles et la lutte contre le racisme, mais aussi et surtout l’acceptation du fait qu’être citoyen veut aussi dire être un sujet politique qui a le droit de faire entendre sa voix. Ainsi, en vertu des libertés liées à la citoyenneté, les désaccords et les conflits politiques autour de la définition ou de la contestation des valeurs collectives sont une manifestation normale et saine des dynamiques démocratiques. Ils sont le propre d’une véritable intégration démocratique, par opposition à une intégration par adaptation.
Certes, tout le monde doit accepter les règles et les valeurs de base du jeu démocratique. C’est une évidence. Mais afin de s’approcher au plus près de l’égalité citoyenne, ou de ce que Nancy Fraser appelle la « parité de participation », il existe deux solutions. À court terme et de manière corrective, il s’agit de lutter contre le racisme et les discriminations, phénomènes qui portent atteinte à l’égalité morale et au respect des personnes visées. À plus long terme, il est nécessaire de penser à des modalités transformatives du politique susceptibles de donner à chacun l’exercice de la liberté. Dans cette optique, il est nécessaire d’axer davantage la citoyenneté et l’intégration sur les procédures, l’inclusion et le délibératif. Autrement dit, il s’agit, par un exercice d’ingénierie institutionnelle dont la Suisse a l’habitude – elle qui s’est bâtie sur une longue tradition de gestion du pluralisme culturel –, d’imaginer des lieux et des procédures d’inclusion et d’échange intersubjectif susceptibles de permettre un dialogue avec les musulmans et non de décider pour les musulmans. En ce sens, il faut considérer l’intégration des musulmans principalement comme une question politique et non comme un sujet de confrontation civilisationnelle reposant sur des considérations de supériorité culturelle ou religieuse de nature quasiment métaphysique et sur lesquelles il est impossible de prendre une décision en dehors d’une relation de pouvoir. C’est sur cette base qu’il sera possible de définir de manière politique les critères pour déterminer ce qui doit être négociable ou non au niveau des préconditions de l’exercice de la liberté démocratique. C’est ainsi que les promesses de la citoyenneté démocratique seront tenues. Pour toutes et tous, musulmanes et musulmans comme non-musulmanes et non-musulmans.
Politisierung der «Muslimfrage» und demokratisches Dilemma
(version courte)
Politicizzazione della questione musulmana e dilemmi democratici
(version courte)