TANGRAM 42

« La politique d’intégration suisse est inadaptée à la lutte contre l’antisémitisme »

Auteure

Sabine Simkhovitch-Dreyfus est avocate et vice-présidente de la Commission fédérale contre le racisme (CFR) et de la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI).
sabine.simkhovitch@cabinetmayor.ch

La plupart des juifs vivant en Suisse ont grandi dans notre pays. Ils y prennent une part très active et sont peu désavantagés en matière de travail ou de logement. Pourtant, cette minorité juive – 18 000 personnes – continue à être visée par des actes antisémites et des messages de haine. La politique suisse d’intégration, qui comprend la lutte contre le racisme, vise à favoriser la coexistence des populations suisse et étrangère. Or les juifs ne sont pas des étrangers, ils sont des citoyens suisses. Les représentants des juifs de Suisse estiment qu’il est grand temps de mettre en place une politique nationale contre les discriminations et le discours de haine, indépendante de l’accueil et de l’intégration des étrangers.

La grande majorité des quelque 18 000 juifs vivant en Suisse y sont nés et y ont effectué leur scolarité. C’est en Suisse qu’ils ont tissé leurs relations et ont leurs attaches. Ils prennent une part active à la vie politique, économique et culturelle de notre pays. Leur religion les désavantage relativement peu en matière de travail ou de logement. Par ailleurs, la Suisse a reconnu la communauté juive comme minorité nationale au sens de la Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur la protection des minorités nationales, ratifiée en 1998.

Néanmoins, 150 ans après avoir accédé, le 14 janvier 1866, aux mêmes droits civiques que les autres citoyens suisses, les juifs continuent à être visés par des actes antisémites et font l’objet d’un nombre croissant de messages de haine sur Internet. Cette réalité est étayée dans plusieurs récentes études : « Discrimination raciale en Suisse » (SLR, 2016), « Rapport sur l’antisémitisme » (FSCI/GRA, 2017) ou encore « Antisémitisme en Suisse romande » (CICAD, 2017). La dernière enquête « Vivre ensemble » de l’Office fédéral de la statistique démontre pour sa part que les attitudes et préjugés antijuifs dans la population suisse perdurent, oscillant entre 8 et 10 %.

Les juifs de Suisse s’engagent beaucoup contre l’antisémitisme et le racisme en général et entretiennent de bonnes relations avec les autorités ; ils constatent cependant que le cadre légal qui prévaut et les moyens déployés ne sont pas adaptés aux spécificités de la lutte contre l’antisémitisme et à la protection de la population juive, que ce soit sur le plan de la prévention, du conseil aux victimes, de la répression ou de la communication.

Le concept de la politique d’intégration est inadapté à la lutte contre l’antisémitisme

Il suffit, pour se rendre compte de cette inadéquation, de rappeler que la politique d’intégration figure dans la loi sur les étrangers. L’article 4 stipule ainsi qu’elle « vise à favoriser la coexistence des populations suisse et étrangère » et qu’elle « suppose d’une part que les étrangers sont disposés à s’intégrer, d’autre part que la population suisse fait preuve d’ouverture à leur égard ». Enfin elle veut que « les étrangers se familiarisent avec la société et le mode de vie en Suisse ».

Or les juifs ne sont pas des étrangers, ils sont des citoyens suisses. L’IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance) définit l’antisémitisme comme « une certaine perception des juifs, pouvant s’exprimer par de la haine à leur égard ». Cette définition étaye le fait que l’antisémitisme est indépendant du degré d’appartenance des populations juives à leur pays, et de leur intégration. L’Histoire a montré qu’il a frappé les juifs indépendamment de leur intégration, de leur attitude ou de leur visibilité, et c’est encore le cas aujourd’hui. Au contraire, l’une des formes croissantes d’antisémitisme reproche aux juifs de contrôler la finance, l’économie, la politique et prête à ces derniers une volonté de dominer leur patrie, voire le monde en général, selon les théories répandues du complot juif.

Or malgré cette évidence, le Service de lutte contre le racisme (SLR) est contraint, dans son Rapport sur les mesures prises par la Confédération pour lutter contre l’antisémitisme en Suisse (2016), de se référer aux programmes d’intégration cantonaux pour « améliorer les offres de conseils destinés à toutes les victimes de discrimination raciale et d’antisémitisme ».

Sans nier les efforts du SLR et des délégués à l’intégration, force est de constater que le cadre actuel est inadapté aux besoins d’une Suisse dont la population autochtone comporte de plus en plus de minorités, de cultures et de religions différentes.

Le recours à un centre de conseil dépendant d’un service d’intégration heurte et blesse le sentiment d’appartenance des juifs à la Suisse

En s’adressant, dans un cas de discrimination antisémite, à un service d’intégration, les juifs de Suisse auraient l’impression de renier leur « suissitude » et de devoir se sentir, au moins en partie, responsables de l’atteinte antisémite dont ils sont les victimes. D’avoir été attaqués pour ne pas s’être suffisamment bien intégrés ou pour ne pas avoir été intégrés par leurs collègues et voisins. Bref, d’être des étrangers dans leur pays.

Quelles que soient la volonté et l’attitude des délégués à l’intégration, cet ancrage dans la politique d’intégration est incompatible avec la nature de l’antisémitisme et le sentiment d’appartenance des juifs à la Suisse. Il est aussi incompatible avec d’autres formes de racisme dont sont victimes d’autres minorités bien intégrées.

Un rapport de confiance particulier est déterminant

La FSCI (Fédération suisse des communautés israélites) et, pour la Suisse romande, la CICAD (Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation) gèrent des plateformes d’annonce (et de conseil) en lien avec des actes antisémites. Celles-ci constatent que la plupart des victimes ont tendance à ne pas signaler les atteintes qu’elles ont subies. Ce constat est partagé par l’Agence sur les droits fondamentaux (FRA) de l’Union européenne dans son enquête « Expériences de la discrimination et des crimes de haine vécues par des personnes juives dans les États membres de l’UE ».

Les juifs de Suisse ne s’adressent ainsi quasiment jamais à des organisations non spécialisées ou aux services de l’intégration. Les organisations juives recueillent des confidences sur des actes antisémites parce qu’elles sont connues au sein de la communauté juive et que ceci favorise le lien de confiance qui est particulièrement important dans ce domaine. Souvent, les victimes et les autres personnes impliquées demandent expressément que leur nom ne soit pas divulgué.

La confiance particulière dont jouissent ces organisations permet sans doute de conseiller et soutenir un plus large nombre de victimes, mais beaucoup reste à faire pour que celles-ci ne craignent pas que des tiers aient accès à leurs données personnelles ou qu’une telle prise de contact se retourne contre elles.

La prévention étatique est inadaptée ou insuffisante

Une bonne partie des services d’intégration cantonaux s’engagent en faveur de la prévention contre la discrimination raciale en général et le SLR soutient différents projets allant dans ce sens. Ce n’est cependant pas suffisant et ne tient pas compte des besoins actuels en matière de prévention. Le rattachement à la politique d’intégration et à des services cantonaux ne permet pas la mise sur pied de projets de prévention d’envergure pour toute la Suisse sans rapport avec l’intégration, par exemple dans le domaine du discours de haine sur Internet. Or la haine contre les juifs, comme celle touchant d’autres minorités, se déverse aujourd’hui essentiellement sur les réseaux sociaux et ailleurs sur Internet et il est indispensable de développer des programmes de prévention nationaux adaptés à l’enjeu et à l’évolution de la société.

Détacher la politique de lutte contre la discrimination de l’intégration des étrangers

En niant, en quelque sorte, que le racisme et l’antisémitisme ne résultent pas d’une bonne ou d’une mauvaise intégration, le législateur méconnaît leurs ressorts profonds. Il n’admet pas que, dans une Suisse multiculturelle et multireligieuse, la lutte contre les discriminations doit être détachée de l’enjeu de l’accueil et de l’intégration des étrangers, dont l’importance n’est bien sûr pas remise en cause. Les représentants des juifs de Suisse ont critiqué cet état de fait à plusieurs reprises, mais en vain, lors de leurs contacts politiques. Il est grand temps que ceci change.

Bibliographie

Fédération suisse des communautés israélites (FSCI) ; Fondation contre le racisme et l’antisémitisme (GRA): Rapport sur l’antisémitisme, 2017. www.antisemitismus.ch

Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD) : Antisémitisme en Suisse romande. Rapport 2017.

Office fédéral de la statistique : Enquête 2018 « Vivre ensemble en Suisse », attitudes à l’égard de groupes cibles : www.bfs.admin.ch> Trouver des statistiques> Population> Migration et intégration> Vivre ensemble en Suisse> Attitudes à l’égard de groupes cibles.