TANGRAM 33

Couples binationaux et enfants métis
en Suisse

Auteur

Docteur en sciences techniques, André Loembe est membre du comité directeur de l’ODAE-Suisse. Il est vice-président du CRAN, et vice-président de FIMM-Fribourg.
aloembe@bluewin.ch

Les couples binationaux ne jouissent pas tous des mêmes droits et leurs enfants sont confrontés au racisme par le fait qu’une partie de leur identité est gommée au profit de l’autre… Ils sont catégorisés comme Noirs.

Bien qu’étant une réalité aussi vielle que l’humanité et présente sur tous les continents, les couples mixtes ou binationaux sont subitement perçus aujourd’hui comme un phénomène nouveau qui suscite un intérêt sans cesse croissant. Ils sont l’objet d’enquêtes, de publications, de reportages et de débats organisés sur des réseaux sociaux ou forums de discussion. Phénomène nouveau ou nouveaux boucs émissaires d’une politique migratoire discriminatoire de l’Etat de droit? Qu’est-ce qui différencierait et rendrait si spéciale, voire « hors norme », la vie des couples binationaux par rapport à celle des couples nationaux ? Et pourquoi tous les couples binationaux ne jouissent-ils pas des mêmes droits en Suisse? Pourquoi les enfants métis continuent-ils d’être confrontés au racisme? Cette analyse tente d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions en l’abordant selon trois angles de vue.

Le terme couple binational se réfère à un couple dont l’un des conjoints est un migrant catégorisé étranger en Suisse.

Dans le contexte de cette analyse sur la situation des couples binationaux en Suisse, l’enfant métis est l’enfant d’un couple Afro-Suisse, c’est-à-dire d’une mère Noire et d’un père Blanc ou d’une mère Blanche et d’un père Noir.

Combien sont-ils par rapport aux couples nationaux?

Des statistiques1 fédérales font état ces dernières années d’une forte augmentation des mariages binationaux. En 2012, par exemple, plus de 35 % de tous les mariages célébrés étaient des mariages binationaux. Il en ressort que 57.9 % des Suisses nés à l’étranger et 21.5 % des Suisses nés en Suisse se sont mariés avec un étranger. Cette différence corrobore le fait que lorsqu’on quitte sa terre natale pour aller étudier, travailler, chercher l’asile pour sa survie, ou simplement émigrer pour vivre dans un autre pays, la probabilité de rencontrer l’âme sœur, de tomber amoureux et de finir par former un couple binational est plus grande. Ce phénomène naturel et inhérent à la nature humaine ne dépend ni de la nationalité, ni de la couleur de peau, ni de la distance qui sépare le lieu de la rencontre de sa terre natale.

D’autres statistiques indiquent que quel que soit leur lieu de naissance, le nombre de couples binationaux au sein des jeunes de 20 à 40 ans est plus élevé : 37.9% (jeunes Suisses, nés à l’étranger) contre 23.4 % (jeunes Suisses, nés en Suisse). Ce fait peut s’expliquer par deux facteurs prédominants. Le premier facteur est l’absence de préjugés envers les autres cultures. Le second facteur est l’ouverture sur le monde, ainsi qu’une participation active à la mondialisation, qui passe forcément par l’ouverture aux autres cultures et aux brassages des populations.

On note également que 2.92% des mariages binationaux célébrés étaient des Afro-Suisses.

Couples binationaux face à la vie de couple et la discrimination institutionnelle

Qu’est-ce qui différencierait et rendrait si spéciaux, voire « hors norme », les couples binationaux et leur vie par rapport aux couples nationaux ? Pour répondre à cette question nous nous sommes adressés à quelques couples binationaux qui font partie de nos multiples réseaux de relations et de connaissances. Ensuite nous avons consulté les bases d’informations relatives aux couples binationaux respectivement de l’Observatoire du CRAN2, et de l’UPAF3. Ce dernier organise depuis plusieurs années des séminaires et ateliers sur ce thème et avec des couples binationaux. Enfin nous avons procédé à une analyse critique de quelques sources4,5,6, relatives à ce sujet. Les résultats sont résumés et présentés sous trois angles de vue : Sphère privée7, Rôle des belles familles, et Rôle de la société.

1-Sphère privée

Dans cet espace bien délimité de la sphère privée, les conjoints sont les seuls maîtres de leur destin. C’est le cas en particulier de l’organisation de leur vie de couple selon leurs expériences individuelles en s’accordant sur des points essentiels. Il règne au sein de la grande majorité de ces couples un climat de confiance, de tolérance, et de respect mutuel. Dans ce contexte, plusieurs couples affirment que parler ouvertement des problèmes, de ce qui ne va pas, de ce qui peut déranger est important pour surmonter les problèmes du couple. La scolarité des enfants et l’insertion professionnelle de la conjointe étrangère ou du conjoint étranger restent pour beaucoup d’entre eux les deux soucis majeurs de préoccupation quotidienne, car « le marché du travail opère une différenciation discriminatoire entre Suisses et étrangers, même lorsque ces derniers sont naturalisés. Le principal critère de sélection ne réside pas dans les compétences des candidats mais dans leur origine »8. Pour la conjointe ou le conjoint qui n’arrive pas à trouver un emploi, sa dépendance financière vis-à-vis de l’autre est très mal vécue. Ceci était très perceptible dans certaines réponses (c’est elle ou lui qui paie tout !) lors des interviews.
2-Rôle des belles familles

Les familles des époux peuvent jouer un rôle constructif ou destructif. La première rencontre avec les familles est un moment spécial, qui restera gravé dans la mémoire du couple.

La différence de langues est une barrière importante dans les relations avec la famille. De même que l’éloignement de l’une des deux familles qui vit à l’étranger empêche des visites spontanées des grands-parents.

Les grands-parents, parents, tantes et oncles respectifs des époux ont souvent des attentes envers les époux et leurs petits-enfants : une reproduction des valeurs traditionnelles, une pratique religieuse conforme. L’affrontement des deux cultures se joue parfois autour de l’éducation des petits-enfants.

Les frères et sœurs, les cousins et cousines des époux n’ont dans la majorité des cas aucune attente précise vis-à-vis du couple, à part celle de la réussite et du bonheur du couple.

Pour la majorité des couples interviewés, le poids du rôle de leurs belles-familles est insignifiant sur leur vie de couple. Un rôle non destructif.

Aucun cas de rupture soit du couple soit avec une des deux belles-familles, dont la cause serait liée aux belles-familles, ne nous est cependant rapporté. Mais cela ne peut être généralisé à tous les couples.

3-Rôle de la société

Le rôle de la société dans son ensemble peut également être constructif et bénéfique ou néfaste voire destructif pour la vie du couple. L’interférence de la société dans la vie du couple s’opère à travers deux grands canaux.

Le premier canal est représenté par l’espace public et tous les lieux d’interaction directe du couple avec la société. La sympathie ou l’antipathie est véhiculée par le regard, des échanges courtois ou non, des mots de sympathie ou d’antipathie sous forme de commentaires désobligeants, etc. L’appréciation des regards des autres est quelque chose de très subjectif. Leur impact sur le couple dépend de l’importance que le couple y attache.

Le second canal est de loin le plus important quant à son rôle juridiquement contraignant et ses répercussions néfastes sur la vie du couple. Il s’agit des aspects liés au statut juridique de la conjointe étrangère ou du conjoint étranger qui n’est pas ressortissant de l’UE ou de l’AELE. Les cinq premières années, ces conjoints sont soumis à la Loi sur les étrangers qui leur impose une autorisation de séjour au même titre que n’importe quel étranger résident non engagé dans une relation conjugale avec une Suissesse ou un Suisse. Il s’agit en fait d’un système juridique discriminatoire qui créé deux catégories de couples binationaux en fonction de leur nationalité9.

L’une des conséquences de cette discrimination institutionnelle est le chantage d’être mis à la porte du domicile conjugal par la conjointe suissesse ou le conjoint suisse en cas de dispute et conflit inhérents à tout couple, avec à la clé le risque d’un retrait du droit au séjour et d’une expulsion de la Suisse. Ce chantage, très fréquent dans certains couples, dans des cas de problèmes conjugaux récurrents, est rendu possible par la dépendance juridiquement induite par le lien du mariage pour le droit au séjour de la conjointe étrangère ou du conjoint étranger. Cette dépendance juridique apparaît comme un soutien institutionnel indirect aux comportements et actes des sadiques de tout bord envers la conjointe ou le conjoint ainsi livré à leur domination.

Ce système migratoire discriminatoire empêche les couples binationaux de vivre en concubinage un certain temps afin de mieux se connaître avant de se marier10.

En résumé, les couples binationaux décrivent leur union comme très enrichissante. Cet éclairage démontre en définitive que la majorité des enquêtes, des reportages et des publications sur ces couples sont biaisés. Car en se focalisant et en cherchant à amplifier les seuls aspects négatifs liés aux différences culturelles et aux problèmes mineurs des couples binationaux, consciemment ou inconsciemment, ils reproduisent systématiquement certains clichés et stéréotypes largement véhiculés sur les Africains en Suisse et subtilement étendus aux couples afro-suisses.

Tenant compte de la spécificité des régions à l’intérieur des frontières nationales, certaines caractéristiques (différence de langue, différences culinaires, différence de mentalité, etc.) incorrectement présentées comme inhérentes aux couples binationaux peuvent aussi bien exister à l’intérieur des frontières nationales.

Confronté à une discrimination juridique, le couple en subit les effets néfastes sur sa vie de couple.

Enfants métis face à l’idéologie raciste

La majorité des enfants métis interrogés sont nés en Suisse et connaissent peu du pays et de la culture de l’un de leurs parents étranger. Interrogés sur leurs expériences de discrimination ou de racisme, ils se plaignent des clichés et stéréotypes récurrents (tels que savoir danser parfaitement, aimer forcément un type de musique, etc.) qui les agacent. Il ressort également de leurs réactions qu’ils vivent des expériences différentes selon leur environnement. Ceux des quartiers plutôt aisés parlent d’un racisme subtil, car il y a en général un dialogue permanent entre leurs parents et leurs professeurs. Par contre, ceux des quartiers moins aisés vivent un racisme plus ouverts, et souffrent de certains automatismes : selon certains parents, certains professeurs n’encouragent pas un enfant métis de parents pauvres, même avec de très bonnes notes, à aller au gymnase, et estiment qu’il n’y a pas sa place. Ceci alors que ses amis blancs, aux notes moins bonnes, peuvent continuer au gymnase.

Chaque été, plusieurs personnes passent des heures allongées sous le soleil pour assombrir leur peau. On peut affirmer que la peau bronzée des métis doit bien faire des envieux, car c’est justement ce joli teint naturel que beaucoup de personnes aimeraient avoir. Mais force est de constater que, consciemment ou inconsciemment, cette même société participe à un mécanisme d’effacement subtil de l’une des identités des enfants métis, et par voie de conséquence à leur exclusion subtile de la communauté blanche, par une technique raciste d’exclusion bien élaborée : l’étiquetage et la catégorisation des groupes humains.

Ces enfants métis, nés en Suisse, avec deux identités et deux cultures, celle de leur père et celle de leur mère, vont très progressivement découvrir un phénomène raciste dont ils sont loin de deviner les tenants et aboutissants. Ils vont très progressivement découvrir que l’une de leur identité, en particulier celle de leur mère blanche ou de leur père blanc, est subtilement effacée par la société, et qu’ils sont systématiquement catégorisés Noirs. L’exemple le plus flagrant et le plus connu est l’application de cette idéologie raciste à l’actuel président des Etats-Unis, Barack Obama, né d’une mère américaine Blanche et d’un père africain Noir, et élevé par sa grand-mère Blanche. Conformément à l’idéologie raciste, les promoteurs de cette idéologie ont aussitôt ajouté le qualificatif noir à côté de son titre de président (le président noir des Etats-Unis), alors que jusqu’à ce jour aucune référence à la couleur de la peau n’est jamais apparue dans le titre d’un président américain. Ce phénomène qui, a priori paraît si anodin met bien en évidence et illustre parfaitement l’un des mécanismes de transmission subtile du racisme anti-Noirs d’une génération à une autre par les canaux audiovisuels, par certaines télévisions d’Etat, et très subtilement véhiculé sous couvert d’information.

Conclusions

Les tentatives de marginalisation des couples binationaux à travers des discours d’exclusion, des soupçons de mariage de complaisance et des procès d’intention qui sont portés et généralisés sur eux, en fonction de l’origine et de la nationalité de la conjointe ou du conjoint étranger, ne sont ni fondés ni légitimes.

L’analyse montre que les couples binationaux sont confrontés à une idéologie raciste et servent de boucs émissaires d’une politique migratoire restrictive fondée sur l’exclusion en fonction de la nationalité, de l’origine. Des efforts doivent être faits pour réduire au maximum les obstacles qui nuisent à l’égalité de traitement et aux droits entre les couples binationaux sans distinction. L’Etat de droit qu’est la Suisse devrait tout mettre en œuvre pour gommer une telle injustice dans son système juridique.

Des accusations d’orientation scolaire arbitraire et discriminatoire des enfants métis, doivent être prises très au sérieux et investiguées par les responsables des écoles.

Enfin, l’idéologie de la « race » supérieure pure qui se traduit automatiquement par l’exclusion de l’enfant métis de la « race» blanche, subtilement entretenue et propagée par certains médias sous couvert d’information, devrait être combattu par tous les moyens (éducatifs, campagnes de sensibilisation, juridiques, etc.)

1 Mariages selon la nationalité des partenaires avant le mariage, en 2012, www.bfs-admin.ch/

2 Carrefour de Réflexion de d’Actions contre le racisme anti-Noir CRAN ; www.cran.ch

3 Université Populaire Africaine UPAF ; www.upaf.ch

4 Mariages selon la nationalité des partenaires avant le mariage, en 2012, www.bfs-admin.ch/

5 Veronica DeVore, « Des roses et des épines pour les couples binationaux », www.swissinfo.ch, Publication online, 7 mai 2013

6 Fabienne Clément et Myriam Gazut Goudal, « Amours métissées, pour le meilleur et pour le pire », reportage temps présent, 7 mai 2013

7 Art. 13 Constitution fédérale de la Confédération suisse

8 Urs Hafner, « Attention, étrangers ! », Le Magazine suisse de la recherche scientifique No 75, décembre 2007, horizons, p. 13

9 Art. 8 Constitution fédérale de la Confédération suisse

10 ODAE-Suisse « Mariage et Migration », Rapport spécialisé 2013, www.odae-suisse.ch