TANGRAM 33

Témoignage
« La Suisse, un pays raciste ? »

Auteur

Socrate Djilo Youbessi étudie le droit à l’Université de Lausanne.
socrate.djiloyoubessi@unil.ch

A la seule évocation du sujet, je ressens un certain malaise chez mes interlocuteurs. Le sujet dérange et personne n’a vraiment envie d’en parler. Du moins pas en public. Est-ce la peur d’être traité de pleurnichard d’un côté ou tout simplement de raciste de l’autre ? Lors d’une séance de présentation des masters à l’Université de Lausanne, j’ai demandé à un intervenant si dans le choix de mon master, je devais tenir compte comme du fait que je suis noir, sachant que dans certains domaines du droit, on recherche tel profil par rapport à un autre. Très surpris par cette question, il s’est senti presque attaqué personnellement avant de me rassurer sur le principe de méritocratie qui fonde l’Etat suisse.

Etudiant en droit, j’étudie avec beaucoup de passion et de curiosité le droit suisse. Moi, jeune Africain adopté avec mon frère par un Suisse, j’ai vécu les plus belles années de ma vie en Suisse avec des parents qui nous aimaient profondément. On ne s’est jamais sentis différents des autres jeunes de notre âge, du moins pas négativement. Pourtant, on vivait dans la ville de Zofingen, où il n’ y a pas beaucoup d’immigrés, encore moins d’Africains. Compte tenu du fait qu’en général, c’est là où il y a le moins d’immigrés qu’il y a le plus de réticences à leur égard. On a vécu une situation différente, devenant quasiment des stars dans nos écoles. Notre acceptation s’est faite naturellement, facilitant ainsi notre intégration dans la cité. Etions-nous des privilégiés? Je ne saurais répondre. Il n’en demeure pas moins qu’on a vécu également des situations dérangeantes. Je pense surtout aux fois où on se faisait contrôler à trois ou quatre reprises par la police en une journée ; ou des fois où on rencontrait des regards forts déplaisants dans la rue. Je dirais que la ville où on a vécu est un peu à l’image de la Suisse. Je le dirais d’autant plus qu’elle est située dans le canton d’Argovie, la Suisse en miniature. Une ville aux deux visages où d’un côté, vous pouvez rencontrer des personnes extrêmement ouvertes et attachantes et d’un autre côté des personnes froides et méfiantes envers toute présence étrangère.

Comment donc rencontrer la Suisse qui nous aime et qui ne nous rejette pas? Je ne saurais répondre avec exactitude, mais je dirais juste qu’elle est autour de nous, il suffit de lever les yeux, sourire, aller vers l’autre sans crainte et en ne baissant pas le regard. Barack Obama, lors de la présentation de son opération intitulée « My brother’s keeper » (« le gardien de mon frère », en référence à la Bible) a conclu son discours en invitant les jeunes issus de l’immigration à prendre leur destin en main et à ne pas se trouver d’excuses. « Il vous faudra rejeter le cynisme qui dit que les circonstances de votre naissance ou les injustices persistantes de la société vous définissent, vous et votre avenir. » Ce discours du président américain qui s’adressait aux jeunes de son pays m’a interpellé et j’ai eu la impression qu’il s’adressait à moi aussi, ainsi qu’aux jeunes du monde entier, au-delà des origines et des pays.

Beaucoup de personnes que j’ai rencontrées et qui estimaient être victimes de racisme ou de discrimination s’adonnent souvent à une paresse intellectuelle en qualifiant la Suisse de raciste et d’Etat fasciste. Ces affirmations se justifient selon elles, à cause de la passivité des autorités face à des actes racistes graves ou des cas de discrimination avérées, mais presque jamais condamnés. Les rares poursuites ou condamnations se comptent sur les doigts d’une main parmi les milliers de cas. De mon côté, je parle de paresse intellectuelle car c’est très difficile dans un pays où la liberté d’expression est la règle de condamner des personnes pour leur propos. Ce n’est que dans des cas graves qu’il y a action des autorités. Mais ça reste toujours difficile de prouver les paroles ou des faits car la plupart du temps, ils se déroulent dans un cadre privé, loin de l’espace public et des témoins éventuels. Concernant les actes de discrimination, c’est encore plus difficile car les personnes qui les pratiquent sont très habiles et savent jouer avec la loi pour rester dans la légalité. A titre d’exemple, les discothèques qui ne désirent pas de Noirs dans leurs murs s’arrangent toujours pour qu’il y ait au moins un Noir dans la salle, comme ça, elles sont intouchables. Elles demandent ensuite aux Noirs qui souhaitent entrer une carte de membre (qui n’existe pas) et prétendent que seuls les habitués peuvent entrer. Cependant, elles ne se privent pas de laisser entrer des Blancs sans même leur demander la fameuse carte de membre et ceci devant les mêmes Noirs auxquels elles ont refusé l’entrée. Les autorités étant déjà débordées avec les bagarres dans et en dehors des discothèques, l’importance qu’elles accordent à ces cas est minime, d’autant plus qu’il est difficile de prouver quoi que ce soit. La seule solution consiste à médiatiser ces affaires pour pousser les gérants de discothèque à changer leurs habitudes1.

Je dirais pour conclure que la Suisse n’est bien évidemment pas un pays raciste, la prohibition de toute forme de discrimination raciale étant ancrée à l’art. 8 al. 1 de la Constitution fédérale et dans toutes les constitutions cantonales. Cependant, en Suisse, comme dans tous les autres pays européens, il y a du racisme et des discriminations. Il faut les combattre avec ardeur, espérance et foi dans l’humanisme de l’homme.