Auteurs
Docteure en droit, Fanny Matthey est chargée d’enseignement à l’Université de Neuchâtel.
fanny.matthey@unine.ch
Titulaire d’un master en droit, Federica Steffanini est assistante-doctorante à l’Université de Neuchâtel.
federica.steffanini@unine.ch
L’analyse juridique faite par le CSDH et portant sur le racisme s’est concentrée sur deux volets : celui du droit pénal, en particulier les propos et actes racistes, et celui du droit civil, principalement les discriminations dans le domaine de l’emploi et du bail à loyer. En sus des aspects théoriques, l’étude a porté sur les arrêts publiés du Tribunal fédéral, ainsi que sur une centaine d’arrêts rendus par les cantons en droit pénal. Faute de jurisprudence en droit civil, seuls quatre cas ont pu être analysés. Ces deux volets – pénal et civil – présentent des caractéristiques différentes tant sur le plan de la procédure que sur celui des sanctions. Par conséquent, le constat et les recommandations formulés par le CSDH sont spécifiques à chacun de ces domaines.
En droit pénal, l’Art. 261bis du code pénal (CP) interdit et punit expressément certains comportements racistes. Cette norme est insuffisante, dans la mesure où elle ne permet pas à toute personne qui se sent heurtée par des propos ou actes racistes d’ouvrir une action. En particulier, les critères de la nationalité et du statut juridique (étrangers, requérants d’asile, etc.) ne fondent pas le délit de discrimination raciale. Il faut en outre que la personne lésée soit directement touchée dans sa dignité et que les actes incriminés soient d’une certaine gravité. Les associations de lutte contre le racisme ne sont de surcroît pas habilitées à agir. Sur le contenu du droit proprement dit, il y a donc encore un certain potentiel d’amélioration. Il y a toutefois au moins un élément positif à relever : comme la discrimination raciale est une infraction poursuivie d’office, ce sont les autorités judiciaires qui ont la charge d’ouvrir la procédure pénale. En outre, cette procédure se fonde sur la maxime d’instruction ; il revient donc à l’autorité concernée de la mener à bien et de supporter la charge de la preuve.
En droit civil, les dispositions matérielles ne sont pas spécifiquement axées sur la question de la discrimination raciale. Le particulier qui s’estime victime de discrimination raciale dans un rapport de travail ou de bail doit faire appel à des dispositions générales du code des obligations (CO) et du code civil (CC) (principe de la bonne foi, protection de la personnalité, protection contre les défauts de la chose louée, annulation du congé et prolongation du bail, réparation du dommage subi par le travailleur, interdiction des licenciements abusifs, etc.). Les sanctions en droit du travail ne sont pas dissuasives, notamment parce que la réintégration de la personne lésée sur son lieu de travail n’est pas envisagée. En droit du bail, elles sont tout aussi difficiles à appliquer.
D’un point de vue procédural, le droit civil se fonde sur la maxime des débats (voire sur la maxime inquisitoire sociale dans certains cas). Dans le cadre d’une procédure civile pour comportement raciste dans un rapport de droit privé, l’individu concerné se trouve désavantagé à plus d’un titre. D’abord, en tant qu’employé ou locataire, il constitue la partie faible au contrat. Dans l’hypothèse d’une discrimination raciale, il l’est doublement de par son appartenance à un groupe racial, ethnique ou religieux minoritaire. Enfin, la procédure civile n’aide pas à corriger ce déséquilibre, puisqu’elle charge en principe cette partie de conduire la procédure et d’assumer l’essentiel du fardeau de la preuve voire, dans certains cas, les frais si elle n’arrive pas à prouver la discrimination.
Sur la base de ces résultats, le CSDH a émis plusieurs recommandations dans le but de renforcer la protection contre la discrimination et d’en améliorer la cohérence.
En termes de législation, il conviendrait, d’une part, d’étendre le champ d’application de l’Art. 261bis CP à la discrimination du fait de la nationalité ou du statut juridique (étrangers, requérants d’asile, etc.). D’autre part, sur le plan du droit privé, il serait souhaitable d’inscrire l’interdiction de la discrimination dans une norme qui viendrait compléter les dispositions du CC relatives à la protection de la personnalité. Une telle mesure contribuerait à sensibiliser toutes les parties au concept de discrimination dans les rapports entre particuliers et faciliterait l’accès à la justice pour les victimes. En ce qui concerne la procédure, des mesures permettant d’alléger le fardeau de la preuve (en instaurant une présomption de l’existence d’une discrimination lorsque celle-ci est rendue vraisemblable) et d’étendre le droit d’agir des associations à tous les cas de discrimination seraient les bienvenues.
Plus généralement, le CSDH ne recommande pas l’adoption d’une loi-cadre contre la discrimination qui couvrirait tous les domaines concernés, mais préconise d’établir un plan d’action contenant diverses mesures.
Le CSDH suggère de favoriser le règlement extrajudiciaire des litiges. Dans la mesure où les procédures judiciaires sont éprouvantes pour les parties tant sur le plan moral que financier, que leur issue est incertaine et qu’elles ne permettent que rarement d’annuler la discrimination subie ou d’aboutir à une réparation réelle, une procédure de médiation, par exemple, serait plus efficace pour résoudre des différends liés à la discrimination.
Par ailleurs, en matière de discrimination raciale, la mise en œuvre du droit se heurte à plusieurs écueils : les différents intervenants (auteurs, victimes, avocats, centres de conseil et tribunaux) ne sont pas suffisamment sensibilisés aux problèmes de discrimination, et connaissent parfois mal les dispositions applicables, en particulier le potentiel de celles relevant du droit privé. Une meilleure sensibilisation des divers acteurs serait à envisager, en particulier des personnes marginalisées comme les migrants, pour vérifier qu’ils bénéficient effectivement des renseignements nécessaires.
Le Conseil fédéral a pris position sur les différentes recommandations dans un rapport sur le droit à la protection contre la discrimination publié le 25 mai 2016.
Pas de mesures en droit public
De l’avis des autorités fédérales, les bases légales existantes en droit public offrent une protection suffisante contre les discriminations et permettent à chacun de faire valoir ses droits de manière efficace. En droit privé, le constat est différent. Le nombre très restreint de décisions judiciaires portant sur des cas de discrimination témoigne de problèmes liés à la méconnaissance ou à la complexité des instruments juridiques ainsi que de plusieurs obstacles procéduraux. Il y aurait donc matière à agir, au moins dans certains domaines.
En matière pénale, le Conseil fédéral a affirmé qu’il n’entendait pas donner suite à la recommandation d’étendre la portée de l’Art. 261bis CP, sans toutefois aborder la question des comportements discriminatoires fondés sur l’appartenance nationale ou le statut juridique.
En droit privé, plusieurs recommandations laissées sans suite
En matière civile, la plupart des recommandations préconisant des adaptations législatives n’ont pas connu un sort plus favorable. Le Conseil fédéral rejette la proposition de compléter les dispositions du CC relatives à la protection de la personnalité par une norme interdisant expressément la discrimination en droit privé. Il considère notamment qu’une telle démarche créerait plus d’attentes qu’elle n’apporterait de réponses et ne constitue donc pas un moyen adéquat pour atteindre le but visé. S’il se dit opposé à l’adoption d’une norme générale, il n’exclut néanmoins pas la nécessité de disposer de normes supplémentaires dans certains domaines (p. ex. emploi, bail, contrats).
Du point de vue de la procédure, le Conseil fédéral n’entend pas non plus retenir la recommandation visant à instaurer le principe de l’allégement du fardeau de la preuve pour tous les cas de discrimination. Il estime que ceux-ci ne sont pas les seuls à engendrer des difficultés en matière de preuves. Selon lui, généraliser ce mécanisme reviendrait à privilégier la protection des victimes de discrimination par rapport à celles ayant fait l’objet d’un licenciement abusif, par exemple. La recommandation d’étendre à tous les domaines du droit concernés par la discrimination le droit d’action des organisations dans les procédures civiles a en revanche retenu l’attention du Conseil fédéral et figure parmi les points que celui-ci entend approfondir.
Enfin, sur la question du règlement extrajudiciaire des litiges, le Conseil fédéral rappelle que le droit civil, de même que la loi sur l’égalité entre femmes et hommes (LEg), prévoient déjà des procédures de ce type. S’il laisse entendre que ces mécanismes pourraient être introduits dans la loi fédérale sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées (LHand), il n’est toutefois pas disposé à mettre en place des services de médiation spécifiquement consacrés aux cas de discrimination. Enfin, au vu du faible nombre de cas portés devant les tribunaux, il reconnaît un réel besoin de sensibilisation des personnes concernées. Dans son rapport, il met en avant l’action conjointe de la Confédération et des cantons et la nécessité d’agir spécifiquement, selon le type de discrimination considéré. Au niveau fédéral, cette tâche revient au Service de lutte contre le racisme (SLR), déjà très actif dans ce domaine.
Les réponses et explications données par le Conseil fédéral dans son rapport restent globalement vagues et sommaires. Aucune discussion systématique des points abordés par le CSDH n’a été menée. À titre d’exemple, la recommandation claire concernant l’extension de la norme pénale antiraciste aux discriminations visant la nationalité ou le statut juridique n’est tout simplement pas évoquée. Une argumentation sur ce point aurait pourtant été souhaitable. Si le Conseil fédéral semble surtout avoir pris conscience des problèmes procéduraux spécifiques au phénomène de la discrimination, il ne juge en revanche pas prioritaire d’améliorer la protection contre la discrimination raciale. Estimant que les instruments existants sont suffisants, il préfère se concentrer sur d’autres domaines (LGBTI notamment). Les auteurs de discriminations raciales ont encore de beaux jours devant eux. On ne peut que le regretter.
Bibliographie :
Fanny Matthey et Federica Steffanini sont les auteures de la 6e partie (Racisme – Analyse juridique) de l’étude du Centre suisse de compétence pour les droits humains intitulée « L’accès à la justice en cas de discrimination », publiée en juillet 2015 et disponible sur le site Internet du CSDH (http://www.skmr.ch/frz/> Domaines thématiques> Politique genre> Publications). Cet ouvrage est composé de onze études thématiques et d’un rapport de synthèse, élaboré par Walter Kälin et Reto Locher, qui contient la liste des recommandations formulées par le CSDH.
Le rapport du Conseil fédéral du 25 mai 2016 sur le droit à la protection contre la discrimination est disponible sur le site Internet du Département fédéral de justice et police :
www.ejpd.admin.ch> Actualité> News> 2016> Renforcer la protection contre la discrimination)