TANGRAM 38

Crimes et discours de haine. Quelle protection pour les migrants en Suisse ?

Auteurs

Nesa Zimmermann et Viera Pejchal sont doctorantes au Département de droit public de l’Université de Genève. Elles analysent respectivement le concept de vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et le concept du discours de haine au niveau international, en République Tchèque et en Slovaquie.
nesa.zimmermann@unige.ch
viera.pejchal@unige.ch

Les attaques contre les personnes migrantes sont une réalité en Suisse. Bénéficient-elles d’une protection suffisante ?

Un soir, alors qu’il rentre au centre d’accueil où il réside depuis deux ans avec sa petite fille, Ahmed est suivi par deux hommes au crâne rasé qui se mettent à le traiter de « cochon d’étranger » et de « requérant d’asile de merde ». Sa fille parvient à s’échapper mais Ahmed se fait battre violemment par les deux hommes.

Rétabli, Ahmed se promène dans la forêt près du centre d’accueil. Il aperçoit un rassemblement de quelque 150 personnes, pour la plupart skinheads. N’osant pas s’approcher, il n’entend pas ce qu’il se dit. Après l’allocution, il voit néanmoins la foule effectuer le salut hitlérien. Apeuré, il s’éloigne rapidement.

Le lendemain, les habitants d’un centre de requérants découvrent l’inscription « À mort les musulmans », accompagnée de croix gammées, sur un mur à proximité.

Ces faits ne sortent pas de l’imaginaire ; ils s’inspirent de cas réels portés devant le Tribunal fédéral et qui pourraient tous être qualifiés de « crime de haine » au sens du droit international. En Suisse, la situation est moins claire : ces faits constituent-ils une discrimination raciale au sens de l’Art. 261bis du code pénal suisse (CP) ?

Droit en vigueur : la situation en Suisse et à l’étranger

L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) définit le crime de haine comme une infraction pénale motivée par un préjugé envers un groupe de personnes. L’auteur d’un crime de haine n’est donc pas motivé par un sentiment de haine envers la victime elle-même ; son acte est plutôt l’expression d’un préjugé négatif ou d’une hostilité à l’encontre d’un groupe auquel la victime appartient ou est présumée appartenir, souvent minoritaire au sein d’une population donnée. La situation est différente en ce qui concerne le discours de haine : un discours ne constitue effectivement pas une infraction pénale en soi, mais peut le devenir à cause de son contenu, comme l’incitation à la haine ou la négation d’un génocide.

Alors que beaucoup d’États européens sont plutôt réticents à sanctionner le discours de haine, bon nombre d’entre eux punissent le crime de haine. Les actes haineux sont alors soit érigés en infractions à part entière, soit constituent des circonstances aggravantes ou encore des éléments à prendre en compte pour déterminer la culpabilité de l’auteur. Le législateur suisse a opté pour une infraction visant le discours haineux, mais couvrant aussi des actes de violence pour autant que ceux-ci aient un motif discriminatoire (ATF 133 IV 308). Les trois seuls motifs reconnus par le code pénal sont la « race », l’ethnie et la religion. Cette liste est plutôt restrictive en comparaison internationale ; plusieurs pays, comme la Grande-Bretagne ou l’Espagne, y ajoutent par exemple l’orientation sexuelle ou le handicap. La loi belge connaît pas moins de vingt caractéristiques protégées, y compris la langue et la fortune d’une personne. D’autres États ont opté pour une formulation ouverte, laissant aux juges le soin de compléter la liste par d’autres motifs comparables. Parmi les caractéristiques visant plus spécifiquement les personnes migrantes, on trouve par exemple l’origine ethnique ou nationale, la nationalité ou le statut juridique.

La protection limitée de 261bis CP

En ce qui concerne Ahmed, seule une petite partie des faits relatés tomberont dans le champ de l’Art. 261bis CP, en tout cas selon la jurisprudence actuelle du Tribunal fédéral (TF). Pour ce qui est des attaques physiques, elles relèveront des art. 122 ou 123 du code pénal selon la gravité des atteintes (lésions corporelles simples ou graves). En revanche, Ahmed ne sera pas reconnu victime de discrimination raciale : en effet, le TF a jugé à plusieurs reprises que des expressions comme « requérant d’asile de merde » et « cochon d’étranger » n’entraient pas dans le champ d’application du code pénal, faute de se référer à une ethnie spécifique (ATF 140 IV 67). Il en va autrement de l’inscription murale, qui vise spécifiquement les personnes de confession musulmane et sera donc couverte par l’Art. 261bis CP.

De manière similaire, le TF a jugé que le salut hitlérien tombe sous le coup de l’Art. 261bis CP puisqu’il contribue à la propagation de l’idéologie nazie. Dans ce cas toutefois, c’est un autre aspect qui pose problème : cette disposition se limite à prohiber les actes commis en public. Or, la limite entre « privé » et « public » est floue dans la jurisprudence du Tribunal fédéral : alors qu’en 2004, il a jugé que la réunion d’une cinquantaine de néonazis présentait un caractère public bien que qu’elle soit faite sur invitation (ATF 130 IV 111), il a estimé en 2014 qu’un rassemblement de 150 personnes sur la prairie du Grütli devait être qualifié de privé malgré la présence de spectateurs (ATF 140 IV 102).

Au vu de ce qui précède, on constate que la protection contre les crimes de haine est très limitée en Suisse, d’abord par la formulation étroite de l’Art. 261bis CP, ensuite par l’interprétation restrictive qu’en fait le TF. Pour la notion d’ethnie en particulier, une approche plus globale serait souhaitable. En effet, en exigeant des références (implicites ou explicites) à une ethnie spécifique, le TF ne tient pas compte du fait que les limites entre « race », ethnie et origine nationale sont floues. Dans tous les cas, les victimes sont ciblées à cause de leur différence apparente avec la population majoritaire. Au vu de la difficulté de définir ce qu’est une ethnie, des législations nouvelles tendent à appliquer le critère de l’appartenance ethnique « réelle ou perçue comme telle par l’auteur ».

Il est aussi important de souligner que la législation sur les crimes de haine contient une forte composante symbolique. Le choix des caractéristiques protégées est étroitement lié au contexte historique et social de chaque pays, et leur inscription dans la loi vise souvent à protéger des groupes traditionnellement victimes de stigmatisation et de discrimination, et qui sont donc qualifiés de « vulnérables ». Cette vulnérabilité signifie que les personnes concernées nécessitent une protection accrue afin de bénéficier de droits effectifs au même titre que les personnes appartenant à la majorité. En érigeant en crime les attaques verbales ou physiques contre eux, la loi exprime ainsi une solidarité envers ces groupes, et envoie en même temps un message à la majorité d’une société toujours plus diverse sur la valeur de chaque membre de celle-ci.

Protection des migrants : un tableau en demi-teinte

Au-delà du contexte historique, il convient également de tenir compte de la situation socio-économique à laquelle sont confrontés certains groupes de la société. Ainsi, dans le contexte migratoire actuel, la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu à plusieurs reprises la vulnérabilité des requérants d’asile, en raison notamment des expériences traumatisantes qu’ils ont vécues et également de leur situation précaire dans le pays d’accueil (Cour EDH, M.S.S. c. Belgique et Grèce, 21 janvier 2011, § 251). Par ailleurs, les requérants d’asile – et les autres migrants – sont aussi de plus en plus souvent la cible de crimes de haine. Ainsi, en Allemagne, les autorités ont enregistré une très forte augmentation des attaques contre des centres de requérants (1031 en 2015 contre 199 en 2014 et 63 en 2013). Au Royaume-Uni, la police britannique a constaté une augmentation des crimes de haine allant jusqu’à 58 % suite au référendum sur la sortie de l’Union européenne. Or, le débat autour du « Brexit » avait été fortement marqué par des propos xénophobes, voire racistes, créant un climat d’acceptation de la violence verbale et physique, notamment envers les personnes migrantes. Un rapport récent de l’Agence européenne des droits fondamentaux (FRA) souligne également le lien étroit entre climat politique polarisé et discours violents d’une part, et la perpétration de crimes de haine d’autre part, et montre qu’il s’agit d’une tendance généralisée en Europe.

Les arrêts du TF mentionnés précédemment montrent que les attaques contre les personnes migrantes sont une réalité en Suisse. A l’heure actuelle, ces dernières bénéficient d’une protection insuffisante. Il serait donc opportun d’élargir le cercle des caractéristiques protégées par l’Art. 261bis CP. En attendant une modification de la loi, les juges pourraient élargir leur interprétation de la notion d’ethnie pour la mettre en conformité avec la compréhension internationale, qui correspond à une vision plus large et inclut également les aspects d’origine nationale, voire de nationalité. Il faut rappeler à cet égard que la logique qui incite les personnes à commettre des crimes de haine est la volonté de « restaurer » une société « idéale » et le rejet des personnes perçues comme différentes qui va de pair. Il est donc très important de s’opposer à cette vision de la société qui nie les droits fondamentaux de certains de ses membres. Dans une société démocratique, le législateur et ensuite les juges jouent un rôle clé dans la protection des personnes vulnérables, et un moyen d’atteindre cet objectif serait d’élargir le champ des caractéristiques protégées.