Helena Herrera (33 ans), juriste, dirige le Service de consultation et de prévention du racisme de Caritas Suisse à Fribourg (www.serespecter.ch). Après ses études de droit, elle a suivi une formation en communication interculturelle. Elle a travaillé au bureau d’intégration de la ville de Lausanne et au Service de lutte contre le racisme de la Confédération.
hherrera@caritas.ch
Tarek Naguib (40 ans), juriste, est spécialisé dans la législation anti-discrimination. Il enseigne à la Haute école zurichoise de sciences appliquées (ZHAW), à l’Université de Fribourg et à l’Université Humboldt de Berlin. Ses domaines de travail sont le droit, les legal gender studies, les disability legal studies, l’intersectionnalité et la post-catégorialité. Tarek Naguib travaille comme évaluateur de cas de discrimination et propose des formations à destination des autorités et des ONG.
tarek.naguib@gmail.com
Depuis la publication du Guide juridique Discrimination raciale en 2009, le Service de lutte contre le racisme (SLR) propose des modules de formation continue sur le thème « Le droit contre la discrimination raciale ». Tarek Naguib et Helena Herrera sont responsables de l’offre, respectivement en Suisse alémanique et en Suisse romande.
Vous avez proposé près de 80 cours ces sept dernières années. Quel est le public de ces formations ?
Tarek Naguib :Les groupes sont assez diversifiés. La plupart des participants sont des membres de centres de conseil ou d’ONG déjà actifs sur le sujet, qui ont besoin d’approfondir certains aspects ou de se familiariser avec certaines questions générales.
Helena Herrera :Nous avons aussi ce public en Suisse romande. La majorité des participants vient toutefois de l’administration cantonale ou communale et travaille dans les domaines judiciaire, social, de l’exécution des peines ou des migrations.
Tarek Naguib :On trouve aussi cette catégorie de participants en Suisse alémanique, mais elle ne représente pas la majorité. Je pense que ces disparités ne relèvent pas des régions linguistiques, mais s’expliquent plutôt par nos différents réseaux et les priorités que nous définissons. Il y a aussi une part de hasard.
Le public a-t-il évolué au fil des années ?
Tarek Naguib :Pas vraiment. On constate cependant que si la question du racisme est abordée régulièrement au sein des ONG et des syndicats, au moins superficiellement, ce n’est guère le cas au sein des autorités.
Helena Herrera :Nous observons la même chose en Suisse romande. Si les ONG nous contactent d’elles-mêmes, c’est généralement nous qui proposons les formations aux autorités.
Pourquoi faut-il faire plus de lobbying auprès des autorités ?
Tarek Naguib :Les autorités montrent une nette réticence à se pencher sur leur racisme structurel.
Helena Herrera :C’est aussi mon avis. Notons que nous n’avons pas réussi à toucher les entreprises privées alors que le SLR s’y est employé par le passé. Nous avons clairement échoué sur ce plan.
Quelles sont les problématiques qui intéressent le plus les participants aux cours ?
Helena Herrera :Je dirais qu’il y a deux motivations. Il y a d’une part les personnes qui sont déjà sensibilisées à la question et qui viennent pour approfondir leurs connaissances et découvrir de nouveaux outils, d’autre part celles qui s’interrogent sur la façon de communiquer avec les personnes d’autres cultures et qui sont à la recherche d’outils leur permettant de gérer des situations très concrètes.
Tarek Naguib :Ce qui est intéressant, c’est que même les personnes déjà sensibilisées au sujet éprouvent d’emblée rarement le besoin de comprendre leur racisme structurel. Il est rare qu’elles se posent la question : qu’en est-il du racisme au sein de mon institution, dans quelle mesure la culture et les pratiques de l’organisation ont-elles un effet discriminant, en quoi influencent-elles mon attitude ? L’identification du racisme comme problème structurel mûrit avec le temps. Bien souvent, les participants sont à la recherche de conseils pratiques pour venir à bout de leurs préjugés. Il leur faut du temps pour réaliser que les problèmes sont plus complexes et qu’ils ont là – comme d’autres – une part de responsabilité.
Helena Herrera :Je pense souvent aux moyens d’amener les gens à réfléchir sur leur part de responsabilité dans ce genre de situation. Surtout lorsque la même situation se répète. Je leur demande si ce ne sont pas eux qui créent les stéréotypes, je les invite à réfléchir sur leurs préjugés. Il y a alors souvent un déclic.
Est-il possible de changer les choses dans des cas concrets ?
Tarek Naguib :De bonnes solutions émergent ne serait-ce que dans la discussion en groupe. Dans certains cas, il peut être utile pour les personnes de voir que le problème n’est pas uniquement lié à leur attitude mais que d’autres doivent aussi prendre leurs responsabilités – leur supérieur par exemple.
Helena Herrera :Chez nous aussi, des solutions sont trouvées en groupe. Parfois, les participants reconnaissent que la cause se trouve dans leur propre attitude et dans l’effet Pygmalion (l’impact que produisent sur une personne les attentes à son égard) des stéréotypes. Ils réfléchissent alors aux possibilités de modifier leurs attitudes non verbales afin de trouver une issue positive à la situation.
Le contenu des cours a-t-il évolué au cours des dernières années ? Avez-vous intégré de nouveaux thèmes ?
Helena Herrera :Lorsque nous avons lancé les cours en 2009, le point de vue juridique dominait, les cours ayant été conçus sur la base du Guide juridique Discrimination raciale. Au fil des ans, le champ d’étude s’est élargi de sorte que nous abordons aujourd’hui davantage de questions culturelles. Je consacre beaucoup de temps à la déconstruction des préjugés, qui sont la pierre angulaire de la discrimination raciale. Sans stéréotypes, il n’y a pas de discrimination raciale. Je ne parle pas ici du racisme structurel, qui est un fonctionnement sociétal et ne trouve pas nécessairement ses origines dans les préjugés individuels. Sans prise de conscience des préjugés, travailler sur la discrimination ne sert à rien.
Tarek Naguib :Nous nous sommes aperçus que nous ne pouvions pas discuter uniquement de questions juridiques, mais que nous devions commencer par aborder le racisme, les stéréotypes et les pratiques institutionnelles ainsi que leurs conséquences. L’accès au droit reste une composante essentielle des formations. Je ne manque pas de le préciser aux ONG et aux centres de conseil.
Helena Herrera :Pendant les formations, je rappelle, notamment au personnel des administrations, que nous avons en Suisse un cadre légal et que chacun est tenu de mettre en œuvre les dispositions légales, que ce soit en tant que membre d’une administration ou en tant qu’individu.
Quelles difficultés se posent dans le développement de l’offre ?
Helena Herrera :Il s’agit d’un processus continu. L’offre ne doit certes pas être revue de fond en comble, mais ne doit plus être pensée comme un cours. Dans un cours, on s’attend à obtenir des réponses toutes faites. Les formations ne doivent pas consister en la transmission verticale d’informations mais plutôt favoriser les échanges, permettre l’initiation et l’accompagnement d’une réflexion. Le public que nous voulons toucher n’a pas envie qu’on lui dise ce qu’il doit faire, il souhaite développer des options adaptées à sa réalité professionnelle.
Tarek Naguib :Je suis d’accord sur ce point. Nous devons utiliser des méthodes qui permettent une évolution culturelle et amènent les institutions et les autorités à prendre leurs responsabilités sur la question du racisme. Je ne devrais plus recevoir d’appels de la déléguée à l’intégration d’un canton qui m’informe qu’elle dispose encore d’un créneau de trois heures pour un cours de sensibilisation. Les autorités doivent prendre leurs responsabilités en interne. Malheureusement, il faut souvent un scandale pour que certaines questions soient abordées. La ville de Zurich se penche sur le profilage racial après que deux incidents majeurs ont été recensés. L’un a concerné un joueur célèbre du FC Zurich et a été largement relayé par les médias. Même s’il y a eu d’autres motivations, c’est essentiellement pour cela que le sujet a été mis à l’ordre du jour.
Helena Herrera :Je suis aussi convaincue que le témoignage de personnes concernées jouissant d’une bonne image auprès de l’opinion est très utile pour que l’on s’intéresse à la question. J’interviens dans l’analyse de cas de discrimination. Les témoignages constituent un outil efficace et une source essentielle pour notre travail.
A-t-on besoin d’autres instruments ?
Tarek Naguib :Il est également important que les cours soient conçus selon une approche transdisciplinaire. Nous avons essayé, mais nous sommes tous deux juristes. Les centres de conseil sont amenés par exemple à intervenir sur plusieurs plans : prise en charge psychosociale, assistance sociale, assistance juridique. Nous devons en tenir compte lors du travail de sensibilisation. Or la tendance est clairement à la dissociation, ce qui ne constitue pas une réponse adéquate à la complexité des problèmes. Le racisme va bien au-delà de l’aspect juridique.
Helena Herrera :D’une manière générale, on constate un déficit de compétences sur la question de la discrimination raciale et sur ses diverses formes. Bon nombre de personnes en savent beaucoup sur l’interculturalité mais peu sur la discrimination raciale. Outre la dimension juridique, il faut aussi prendre en compte les dimensions historique et psychosociale.
Tarek Naguib :L’aspect de l’intersectionnalité est également essentiel à mes yeux. Le racisme est toujours aussi en lien avec le sexe et d’autres caractères sensibles de la personnalité comme l’âge ou le handicap. Chacun réagit différemment à ces aspects. Ainsi, ce sont surtout les Noirs qui font l’objet de profilage racial, mais ce phénomène touche aussi les femmes. De nombreux cas de racisme multiple existent même s’ils sont peu documentés par les centres de conseil. Des actions sont aussi nécessaires à ce niveau.