TANGRAM 38

Occasion manquée dans le droit d’action des associations. La courte expérience genevoise

Auteur

Philippe A. Grumbach est avocat et président de la Communauté israélite de Genève.
philippe.grumbach@cms-vep.com

Entré en vigueur le 1er janvier 2011, le code de procédure pénale n’octroie pas aux organisations de lutte contre le racisme la qualité pour agir dans la procédure pénale. Jusque-là, le droit genevois permettait pourtant aux associations et aux victimes d’un génocide de se constituer partie civile.

En 2000, le Grand Conseil de la République et Canton de Genève avait adopté une modification du code de procédure pénale genevois (CPP-GE) avec l’adjonction suivante :

Art. 25, al. 2
« En matière de poursuites pénales pour négation, minimisation ou justification d’un génocide selon l’Art. 261bis, al. 4 du code pénal suisse du 21 décembre 1937, les survivants d’un génocide et leurs descendants ont qualité pour se constituer partie civile. Le même droit appartient aux associations, constituées depuis 3 ans au moins qui ont pour but statutaire la lutte contre le racisme ou la représentation des victimes d’un génocide ou leurs descendants » (PL 8345).

Cette modification était intervenue suite à un arrêt de principe rendu en 1999 par la Cour de cassation pénale du Tribunal fédéral (TF), laquelle avait refusé de reconnaître aux plaignants, qui représentaient des rescapés des camps de concentration et des familles victimes de la Shoah, le droit de se constituer partie civile.

Dans cette affaire vaudoise, les trois associations recourantes étaient la section suisse de la Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme (LICRA), la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI) et l’association des Fils et Filles des Déportés Juifs de France (FFDJF). Le TF avait jugé que le code de procédure pénale vaudois, applicable en l’espèce, ne permettait pas aux associations précitées de se constituer partie civile (ATF 125 IV 206).

Suite à ce jugement, le Conseil d’État genevois avait considéré qu’il était « absolument inadmissible que ceux qui ont souffert d’un génocide ou leurs descendants ne puissent intervenir dans une procédure pénale contre ceux qui nient cette tragique réalité » (PL 8345, p. 2). Pour éviter que des « associations sans représentativité ne puissent bénéficier du statut de partie civile », le texte prévoyait que les associations bénéficiaires du droit devaient exister depuis 3 ans au moins avant de pouvoir prétendre à ce droit. Il était aussi prévu que cette nouvelle disposition cantonale s’appliquerait à tous les cas de génocide et qu’elle ne se limiterait pas au seul génocide du peuple juif. Après un examen en commission, l’art. 25, al. 2, CPP-GE a été adopté par le Grand Conseil genevois le 17 mai 2001 et est entré en vigueur le 14 juillet 2001.

L’unification de la procédure pénale : un avant et un après 2011

Le 1er janvier 2011, l’entrée en vigueur du code de procédure pénale suisse (CPP) a mis fin au droit d’agir des associations prévu par l’art. 25 CPP-GE, le droit de la procédure pénale étant dès lors régi au niveau fédéral. Le CPP harmonisé ne contient pas de règle correspondant à l’ancien droit genevois.

Dans son message accompagnant le projet de réforme du CPP, le Conseil fédéral indique en effet que lorsqu’une infraction vise en première ligne l’intérêt collectif, les particuliers ne sont considérés comme lésés que si leurs intérêts privés ont été effectivement touchés par les actes en cause. Le CPP définit le lésé comme « toute personne dont les droits ont été touchés directement par une infraction » (art. 115, al. 1).

Lien direct ou indirect : une nuance de taille

En ce qui concerne la discrimination raciale, le message souligne que la possibilité de participer au procès en tant que partie plaignante dépend de la question suivante : les dispositions légales protègent-elle directement ou seulement indirectement les personnes (physiques ou morales) qui s’estiment lésées ?

Dans le cas de la négation d’un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité au sens de l’Art. 261bis, al. 4, CP, le Conseil fédéral suit la jurisprudence du TF et estime qu’elle constitue uniquement un délit contre la paix publique. À ce titre, les droits des particuliers ne sont protégés qu’indirectement par cette disposition et non pas directement. La condition pour répondre à la définition de « lésé » n’est donc pas remplie. Cette conclusion contredit une partie de la doctrine, qui estime que l’infraction de discrimination raciale ne viole pas la paix publique, mais bien la dignité humaine. Le cas échéant, il existerait un lien direct entre l’infraction de négation d’un génocide et la personne qui s’en estime victime.

Cette nouvelle donne a donc constitué une régression, alors même que la plupart des pays voisins accordent aux associations le droit de se constituer partie civile.

Une tentative restée lettre morte

En 2015, le conseiller national Manuel Tornare a déposé une initiative parlementaire (15.460) visant à accorder aux organisations de défense des minorités la qualité pour agir dans les procédures fondées sur l’Art. 261bis CP. La Commission des affaires juridiques du Conseil national (CAJ-CN) a proposé, par 16 voix contre 7 et une abstention, de ne pas y donner suite.

Un bilan mitigé

La situation actuelle n’est pas satisfaisante, car elle empêche les associations qui luttent contre le racisme, l’antisémitisme ou la xénophobie de défendre les intérêts de leurs membres. Or, ceux-ci n’ont pas toujours la force ou les moyens financiers d’être parties à un procès pénal. De plus, les victimes, notamment de la Shoah mais aussi d’autres génocides, sont de plus en plus âgées et de moins en moins nombreuses.

Le Conseil fédéral considère qu’il revient au Ministère public d’engager d’office des poursuites pénales et de sauvegarder l’intérêt général. Si les associations ont connaissance d’infractions, elles ont toujours la possibilité de les dénoncer. Toutefois, la surcharge de travail des Ministères publics et le principe d’opportunité applicable aux poursuites pénales constituent autant d’obstacles à la poursuite systématique de ceux qui incitent publiquement à la haine raciale.

Le droit en vigueur à l’épreuve de la pratique

Récemment, l’affaire dite « de la quenelle » (arrêt AARP/214/2016 de la Chambre pénale d’appel et de révision de la Cour de justice du 15 mai 2016) a mis en exergue cette lacune législative : la Coordination Intercommunautaire Contre l’Antisémitisme et la Diffamation (CICAD), qui a dénoncé les faits à la justice genevoise, n’a pas pu se constituer partie à la procédure.

Actuellement, plusieurs procédures sont confrontées aux mêmes difficultés. Une procédure valaisanne vise le détenteur d’une page Facebook qui affiche des dessins à caractère raciste et qui compte près de 6000 « amis », et d’un compte Twitter comptabilisant plusieurs centaines de followers. Bien que la CICAD ait dénoncé les faits au Ministère public, sa participation à la procédure pénale est remise en cause par le prévenu sur la base d’une interprétation restrictive de la notion de « lésé ».

La nécessaire participation des associations

Ainsi, le droit pénal permet certes de sanctionner les actes racistes, mais seulement si le Ministère public décide d’en poursuivre les auteurs. La situation législative n’offre donc pas une protection efficace et suffisante des intérêts en cause et comporte un risque concret d’impunité pour les auteurs d’actes racistes. Le droit cantonal genevois, pendant un temps, avait montré la voie : la solution passe par la participation des associations à la procédure pénale.