Auteure
Karine Lempen est professeure ordinaire à la Faculté de droit de l’Université de Genève.
Karine.Lempen@unige.ch
La personne qui invoque en justice une discrimination raciale dans les rapports de travail doit en apporter la preuve complète. La situation est différente en cas de discrimination fondée sur le sexe. Si celle-ci est jugée vraisemblable, le fardeau de la preuve revient alors à l’employeur.
Les règles relatives à la répartition du fardeau de la preuve d’une discrimination ont une influence décisive sur la mise en œuvre effective du principe d’égalité de traitement. En Suisse, une personne qui invoque en justice une discrimination dans le cadre de rapports de travail de droit privé ou public doit prouver les faits qu’elle allègue en vertu du principe général inscrit à l’art. 8 CC.
La récente étude réalisée par le Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH) montre que les difficultés de preuve dans les procédures civiles et administratives afférentes aux rapports de travail constitue « un des principaux obstacles » à l’accès des personnes discriminées à la justice. La preuve d’une discrimination raciale, en particulier, est « extrêmement difficile » à apporter (Kälin/Locher, p. 67), même dans les litiges où le tribunal établit d’office les faits en vertu de la maxime « inquisitoire » (Matthey/Steffanini, p. 58).
Afin d’atténuer ces difficultés, le CSDH recommande d’adopter, « pour tous les cas de discrimination dans les procédures de droit civil et de droit public », la règle selon laquelle une discrimination est présumée dès lors que celle-ci a été rendue vraisemblable par la personne qui s’en prévaut (Kälin/Locher, p. 102).
Un tel allégement du fardeau de la preuve est prévu par le droit communautaire. Selon les directives de l’Union Européenne (UE) relatives à l’égalité de traitement, les Etats membres prennent les mesures nécessaires afin que, « dès lors qu’une personne s’estime lésée par le non-respect à son égard du principe de l’égalité de traitement et établit […] des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte, il incombe à la partie défenderesse de prouver qu’il n’y a pas eu violation du principe de l’égalité de traitement ». (La quasi-totalité des pays de l’UE s’est conformée à cette exigence, non applicable aux procédures pénales (Comparative Study, p. 23).
Néanmoins, le Conseil fédéral est d’avis que la proposition du CSDH « consistant à alléger le fardeau de la preuve de manière générale dans tous les cas de discrimination n’est pas réaliste » pour diverses raisons. En particulier, « un allègement général du fardeau de la preuve dans les cas de discrimination requerrait un consensus sur le fait que ces victimes méritent une meilleure protection que celles qui ont fait l’objet d’un licenciement abusif », explique le Conseil fédéral dans son rapport du 25 mai 2016 sur le droit à la protection contre la discrimination.
À cet égard, il est intéressant de relever que certaines victimes de licenciement abusif sont d’ores et déjà mieux placées que d’autres sous l’angle de la preuve. En effet, le licenciement d’un « représentant élu des travailleurs » (art. 336, al. 2, let. b, CO) – dont la protection donne lieu, par ailleurs, à d’intenses débats – est présumé abusif s’il est signifié durant le mandat (Dunand/Mahon, N 332). Autre exemple : une personne licenciée en raison de son sexe peut se prévaloir de l’allégement du fardeau de la preuve prévu par la loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes (LEg).
En vertu de l’art. 6 LEg, la partie qui fait valoir une discrimination fondée sur le sexe supporte le fardeau de la preuve. Cependant, il lui suffit de réunir des indices permettant de rendre la discrimination « vraisemblable ». Si elle y parvient, la discrimination est « présumée » et le fardeau de la preuve renversé. Il incombe alors à la partie employeuse d’établir que la différence de traitement est justifiée par des motifs objectifs.
Dans le domaine de l’égalité entre femmes et hommes, en effet, les Chambres fédérales ont réussi à s’entendre pour alléger le fardeau de la preuve des discriminations fondées sur le sexe, sous réserve du harcèlement sexuel et de la discrimination à l’embauche. Dans ce dernier cas, la loi prévoit certes que la personne dont la candidature n’a pas été retenue puisse « exiger de l’employeur qu’il motive sa décision par écrit » (art. 8, al. 1, LEg). La personne non engagée doit toutefois indiquer qu’elle se prévaut d’une discrimination. Dès lors, dans la plupart des situations, le réel motif du refus d’embauche ne sera pas communiqué et la discrimination ne pourra pas être prouvée (Aubry Girardin, p. 108).
Au regard de la quasi-impossibilité de fournir la preuve stricte d’une discrimination à l’embauche ou d’un harcèlement sexuel, les tribunaux retiennent parfois leur existence sur la base d’un « faisceau d’indices convergents » (degré de la « vraisemblance prépondérante », plus élevé que celui de la « simple vraisemblance ») (Dunand, p. 50-53 ; Dietschy, p. 279).
Notons que, même dans les cas où la « simple vraisemblance » suffit à renverser le fardeau – par exemple en matière de discrimination fondée sur le sexe dans « la rémunération » ou « à la promotion » (art. 6 LEg) –
les difficultés de preuve demeurent un des obstacles principaux à l’accès effectif des personnes discriminées à la justice. Une étude comparée du droit des pays membres de l’UE ainsi que l’évaluation de l’efficacité de la loi suisse sur l’égalité entre femmes et hommes montrent que la mise en œuvre d’un allégement du fardeau de la preuve s’accompagne d’un certain nombre de difficultés pratiques (Comparative Study, p. 24-26).
Le premier « écueil » à surmonter est celui de l’établissement de la « vraisemblance » (Sattiva Spring, p. 43). Cette notion n’est pas définie par la loi. Selon le Tribunal fédéral, « le juge n’a pas à être convaincu du bien-fondé des arguments du travailleur ; il doit simplement disposer d’indices objectifs suffisants pour que les faits allégués présentent une certaine vraisemblance, sans devoir exclure qu’il puisse en aller différemment » (ATF 130 III 145, consid. 4.2.). Ainsi, « la vraisemblance est un concept juridique indéterminé qui fait appel à la subjectivité » des juges (Aubry Girardin, p. 102). Le degré de certitude exigé varie d’un jugement à l’autre (Steiger-Sackmann, N 127-133 ; Wyler, N 8). La non-admission de la vraisemblance entraîne le rejet de l’action.
En revanche, lorsque la vraisemblance a pu être établie, le tribunal doit passer à la « seconde étape », qui consiste à examiner les motifs objectifs invoqués par la partie défenderesse pour justifier la différence de traitement. Les exigences relatives à la preuve des motifs justificatifs sont, elles aussi, relativement « floues » (FF 2006 3076). Une grande place est laissée à l’appréciation des tribunaux. Ceux-ci font parfois preuve d’une « extrême bienveillance » lors de l’examen du système – de rémunération, par exemple – mis en place par la partie employeuse (Sattiva Spring, à propos de l’ATF 142 II 49). Dans le domaine de la discrimination salariale, la nécessité de recourir à une expertise judiciaire pour établir la valeur égale du travail est source de complications spécifiques (Aubry Girardin,
p. 110 111). De façon générale, la facilité avec laquelle la preuve des motifs objectifs est parfois admise prive, en partie, de leur portée les règles relatives à un allégement du fardeau (Comparative Study, p. 25).
En Suisse comme dans les Etats membres de l’UE, les tribunaux ont tendance à ne pas clairement distinguer dans leur raisonnement l’étape de l’appréciation de la vraisemblance et celle de l’examen des motifs objectifs, dont la preuve complète est à charge de la partie employeuse (FF 2006 3076, comparative study, p. 24-25). La formation du jugement en deux phases permet pourtant de garantir l’application des différents degrés de preuve exigibles (Wyler, N 12).
En définitive, les études relatives à la mise en œuvre de l’allégement du fardeau de la preuve prévu par le droit communautaire ainsi que par le droit suisse en cas de discrimination fondée sur le sexe montrent que cette exception aux principes généraux de droit civil demeure encore souvent ignorée ou mal appliquée par les juristes (Comparative Study, p. 25-26). Des efforts supplémentaires en termes de formation sont donc nécessaires afin de mieux faire connaître le mécanisme de l’allégement du fardeau de la preuve et faire en sorte que « les particularités des procédures qui y sont liées entrent dans la routine judiciaire » (Aubry Girardin, p. 116).
Bibliographie
Aubry Girardin, Les problèmes qui se posent aux juges lors de l’application de la LEg, in : Dunand/Lempen/Mahon, L’égalité entre femmes et hommes dans les relations de travail, 2016, p. 95
Comparative study on access to justice in gender equality and anti-discrimination law, 2011
Dietschy, Les contrats de travail en procédure civile suisse, 2010
Dunand, L’interdiction de la discrimination à l’embauche dans la loi fédérale sur l’égalité, in : Dunand/Lempen/Mahon, L’égalité entre femmes et hommes dans les relations de travail, 2016, p. 35
Dunand/Mahon et al., Etude sur la protection accordée aux représentants de travailleurs, 2015
Kälin/Locher, Accès à la justice en cas de discrimination, Rapport de synthèse, 2015
Matthey/Steffanini, Accès à la justice en cas de discrimination, Partie 6 : Racisme, 2015
Sattiva Spring, La difficile preuve de la discrimination salariale, Plaidoyer 3/13, p. 40
Sattiva Spring à propos de l’ATF 142 II 49, in : Newsletter DroitduTravail.ch mai 2016, analyse de l’arrêt du Tribunal fédéral 8C_376/2015, point 4
Steiger-Sackmann, Artikel 6 GlG, in : Kaufamann/Steiger-Sackmann, Kommentar zum Gleichstellungsgesetz, 2009
Wyler, Article 6, in : Aubert/Lempen, Commentaire de la loi fédérale sur l’égalité, 2011
Diskriminierung am Arbeitsplatz: Bei wem liegt die Beweislast?
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